Faut-il rentrer ? (4 mai 1946)u
On me dit que Mauriac a écrit : Faut-il partir ? (pensant aux jeunes Français, répondant non). Que Bernanos s’est écrié : Mais partez donc ! la▶ Terre est vaste ! Que d’autres ont protesté que ce débat était antipatriotique, ou anticommuniste, que sais-je. On m’écrit cela ◀de▶ Paris et ◀l’▶on ajoute que je ferais bien ◀de▶ rentrer, sous peine de ne pas comprendre ◀la▶ réalité européenne en général, et française en particulier. Je pourrais me contenter ◀de▶ répondre : c’est plutôt vous qui devriez sortir, sous peine de ne pas comprendre ◀la▶ réalité mondiale. Après tout, il y a quarante millions ◀de▶ Français, sur deux-mille-millions ◀d’▶habitants ◀de▶ ◀la▶ Planète, non moins réels, guère moins accablés ◀de▶ problèmes. Mais je ne cherche pas à m’en tirer par une réplique, même ◀de▶ bon sens, et j’ai quelques raisons ◀de▶ prendre ◀la▶ France plus au sérieux, plus au tragique, que ◀les▶ chiffres stupides n’y inviteraient.
Je m’interroge. Je reprends ◀la▶ question dans ◀les▶ termes où elle est posée : faut-il partir ? (Peut-on partir serait une tout autre affaire.) Il se trouve que j’habite, pour quelques semaines encore, du côté où ◀les▶ jeunes Européens devraient aller s’il s’agissait pour eux ◀de▶ partir. Je vois ◀les▶ avantages ◀de▶ ◀l’▶Amérique et ses défauts, mieux qu’ils ne sont en mesure ◀de▶ ◀les▶ imaginer. Cela se discuterait à ◀l’▶infini. Il n’est qu’une solution, qui est ◀d’▶aller voir, et ◀d’▶« essayer » ◀le▶ pays comme un nouveau costume. Et je me dis que ◀le▶ problème est mal posé. Il ne s’agit ni ◀de▶ partir ni ◀de▶ rester, au sens pathétique ◀de▶ ces mots. Il s’agit simplement ◀de▶ circuler. Ce n’est pas très facile, pratiquement ? Mais partir, ou rester, ne ◀le▶ sont pas non plus, apparemment, puisqu’on pose ◀le▶ problème.
Supposez que nous soyons libres ◀de▶ circuler à notre guise. Je répondrais sans hésiter : il ne s’agit ni ◀de▶ choisir une terre et ses morts contre ◀le▶ Globe et ses vivants ; ni ◀de▶ choisir ◀le▶ nomadisme permanent et ◀l’▶exil par principe ou dégoût. Il s’agit simplement ◀de▶ vivre au xxe siècle, en tenant compte des réalités que nous avons créées ou laissé s’imposer ; ◀de▶ ◀la▶ rapidité des transports, par exemple.
Combien peu ◀d’▶hommes ◀d’▶aujourd’hui vivent leur temps, et se trouvent pratiquement en mesure ◀de▶ ◀le▶ vivre ! Combien encore sont-ils du Moyen Âge, ou du bourgeois et lent xixe siècle ! Serait-ce manque ◀d’▶imagination ? Certes, il en faut une dose non ordinaire pour se rendre contemporain ◀d’▶un monde qui change beaucoup plus vite que Jules Verne n’a pu ◀le▶ rêver. C’est cela, et c’est aussi ◀le▶ cauchemar des visas. Si cette folie furieuse et inutile ne régnait pas sur ◀le▶ monde ◀d’▶après-guerre, ◀le▶ problème partir ou rester se résoudrait en termes simples : on verrait vite que c’est un faux dilemme.
◀Le▶ fait est là : nous allons en dix heures ◀de▶ Lisbonne à New York, ◀de▶ New York au Pacifique. Un très long voyage aujourd’hui nous ramènerait nécessairement au point ◀de▶ départ, après un petit tour da planète. Nous changeons ◀de▶ continent comme on part en week-end. ◀Le▶ mot partir a donc changé ◀de▶ sens. Il a perdu son aura dramatique. Plus question ◀de▶ couper ◀les▶ ponts, ◀de▶ brûler ◀les▶ pénates, et autres rites attestant devant ◀les▶ mânes des ancêtres un choix farouche, irrévocable. Se déplacer devient un geste naturel, et partir peut très bien signifier revenir après quelque temps, comme on prend un billet ◀d’▶aller et retour. ◀La▶ poésie des voyages a vécu, ◀la▶ tragédie des départs a vécu. Mais ce qui naît, ce qui peut naître parmi nous, c’est un amour plus large ◀de▶ ◀l’▶humain, une conception ◀de▶ ◀la▶ fidélité qui ne soit plus exclusive ◀de▶ ◀la▶ curiosité, un accueil plus ferme et plus souple ◀de▶ ◀la▶ diversité des êtres et des coutumes. Aimez votre terre et quittez-◀la▶. Quittez-◀la▶ trois fois et revenez-y trois et quatre fois, selon ◀l’▶arithmétique du cœur. ◀Le▶ nomade n’aime pas sa terre, n’y revient donc jamais vraiment. ◀Le▶ paysan n’aime que sa terre, ne ◀l’▶aime donc pas ◀de▶ ◀la▶ meilleure manière, s’il refuse tout ◀le▶ reste, et ◀la▶ comparaison. Il faut s’ouvrir. Il faut aimer. Il faut cesser ◀de▶ trouver cela nigaud, et ◀de▶ faire ◀le▶ coq ◀de▶ village tout hérissé, griffu, inefficace. Circulez donc, allez voir, et aimez. Puis choisissez. Revenez si ◀le▶ cœur vous en dit.
Mais je sais bien qu’il y a ◀les▶ visas. N’acceptons pas que cet accident tardif ◀de▶ ◀la▶ démence nationaliste dénature ◀le▶ problème humain. Lançons une campagne mondiale pour ◀la▶ suppression des visas, ◀de▶ ces anachronismes scandaleux qui nous empêchent ◀de▶ rejoindre ◀le▶ siècle, ◀de▶ ◀l’▶habiter et ◀d’▶user ◀de▶ ses dons. Forçons ◀les▶ gouvernants à nous répondre : à quoi servent ces barrages ◀de▶ tampons ? Comment peut-on ◀les▶ justifier ? Ils n’ont pas arrêté un seul espion, tout en causant ◀la▶ perte des milliers ◀d’▶innocents. Ils rendent vains ◀les▶ progrès matériels dont notre basse époque pourrait encore s’enorgueillir. Ils représentent dans ◀l’▶esprit des modernes ◀la▶ Fatalité imbécile. Pourquoi donc ◀les▶ acceptons-nous, comme des moutons, sans qu’une voix ne proteste ?