Journal d’▶un retour (11-12 mai 1946)n
◀Le▶ voyage immobile
Vers ◀le▶ milieu du xxe siècle, ◀les▶ hommes firent en sorte ◀de▶ réduire à peu de chose ◀les▶ avantages que ◀la▶ machine menaçait ◀de▶ leur procurer, après ◀les▶ avoir décimés. ◀Les▶ avions, par exemple, permettaient ◀de▶ voyager vingt fois plus vite qu’en bateau. ◀L’▶on décida en conséquence de rendre vingt fois plus pénible et longue ◀la▶ préparation des voyages. Passer ◀d’▶Amérique en Europe ne demandait plus que quelques heures ? On y ajouta plusieurs semaines ◀de▶ démarches et contrôles épuisants, ramenant ainsi ◀la▶ longueur du voyage, pratiquement, à ce qu’elle était au bon vieux temps ◀de▶ Christophe Colomb.
Et pourtant, me voici bien assis dans une Constellation qui vient de décoller ◀d’▶un champ neigeux ◀de▶ Terre-Neuve, sous ◀l’▶œil indifférent ◀d’▶un seul chien du même nom.
Une aurore boréale nous avait arrêtés toute une nuit, non point que sa beauté nous eût cloués sur place, mais parce qu’elle provoquait des tempêtes magnétiques qui ont pour effet ◀d’▶aveugler ◀les▶ avions aux appareils plus délicats que ◀les▶ sens ◀de▶ ◀l’▶homme. Cette belle crise radio-poétique s’étant heureusement dénouée dans ◀les▶ hauteurs du ciel arctique, nous montâmes en spirale à 5000 mètres.
J’allais écrire : « ◀L’▶avion s’élance pour franchir ◀l’▶Océan ◀d’▶un seul bond. Nous volons à tire-d’aile vers ◀l’▶Irlande. » Mais ce cliché et ces jolies syllabes décrivent mal un voyage aérien. Car voyager, aujourd’hui, c’est attendre. Non seulement attendre son tour dans ◀la▶ queue devant ◀les▶ guichets, mais encore, une fois installé dans ◀le▶ fauteuil profond ◀de▶ ◀l’▶avion, attendre que ◀la▶ Boule au-dessous de nous ait tourné jusqu’au point désiré, pour y descendre et s’y poser. Rien ne donne une idée ◀de▶ ◀l’▶immobilité comme ce vol sans repères en plein ciel, à 130 mètres à la seconde, sans vibrations ni courant ◀d’▶air, et sans nul signe apparent ◀de▶ mouvement.
◀Les▶ uns écrivent, d’autres déjeunent. Je regarde par mon hublot. ◀La▶ mer est blanche, un peu houleuse et cotonneuse. Mais tout ◀d’▶un coup elle se déchire : ce n’était qu’une couche ◀de▶ nuages. Trois-mille mètres plus bas paraît une surface bleue, comme un papier grenu ponctué ◀de▶ défauts blancs. Un petit fuseau clair y traîne sa fumée, c’est un paquebot qui en est à la troisième journée du trajet que nous ferons à rebours en quatre heures. Nous sommes partis tout au début ◀de▶ ◀la▶ matinée. Voici déjà ◀l’▶après-midi, voici ◀le▶ soir, nous volons contre ◀le▶ soleil et ◀le▶ temps coule deux fois plus vite. ◀La▶ stratosphère se dore. Des cumulus élèvent des tours et des créneaux ◀d’▶un rose feu sur ◀l’▶horizon follement lointain, tandis que nous survolons des profondeurs multipliées, cavernes ◀d’▶ombre et gonflements majestueux où ◀la▶ lumière fait ses grands jeux, ◀de▶ tous ◀les▶ rouges au bleu ◀de▶ plomb.
Aux approches ◀de▶ ◀l’▶Irlande vient ◀la▶ nuit. Derrière nous, tout est flamme et or. Mais un toit ◀d’▶ombre épaisse descend obliquement, rejoint ◀la▶ mer, ferme ◀le▶ monde devant nous. En deux minutes nous sommes passés ◀de▶ ◀la▶ gloire aux ténèbres denses. Il n’y a plus que, tout près sur nos têtes, ◀les▶ lampes en veilleuse, et ◀le▶ ronron assourdi des moteurs. Une petite secousse, des lumières, une longue promenade sur des pistes en ciment. Et ◀l’▶arrêt doux. Shannon, Irlande.
◀Le▶ restaurant ne manque pas ◀d’▶élégance. Une dame qui vient de passer ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ guerre en Amérique frémit ◀de▶ toutes ses fourrures et se récrie : « Quel goût ! Voilà ◀l’▶Europe enfin ! Et des fleurs vraies ! Ah mon cher, ici, tout est beau !… » — « Mais tout ici a été fait par ◀les▶ Américains pendant ◀la▶ guerre… » — « Taisez-vous, me crie-t-elle, je retrouve ◀l’▶Europe ! Ce n’est pas ◀le▶ moment ◀d’▶être objectif ! »
Elle adore ces rideaux trop rouges, ces meubles blancs, et ce grapefruit. Ils ◀la▶ vengent, croit-elle, ◀d’▶une Amérique « où tout est laid », mais ◀d’▶où ils viennent.
◀Les▶ oiseaux ◀de▶ Paris
Nous roulons dans un petit autobus, du terrain ◀d’▶Orly vers Paris. Sept ans bientôt, depuis que je ◀l’▶ai quitté… Par quelle Porte allons-nous entrer ? Je ne puis pas distinguer ◀les▶ noms des rues sur ces maisons jaunes ou grises et si basses. Je cherche à voir, ◀le▶ nez contre ◀la▶ vitre, et tout ◀d’▶un coup : Rue Claude Bernard, — en plein cinquième arrondissement — quand je me croyais encore dans ◀la▶ banlieue… Déjà nous descendons une rue déserte et provinciale. C’était cela, ◀le▶ boulevard Saint-Michel ? Mais sur ◀les▶ Quais, où ◀le▶ car nous dépose, j’ai retrouvé ◀les▶ grandes mesures ◀de▶ Paris.
Dans quel silence, à quatre heures du matin. Nous donnera-t-on des chambres pour ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ nuit ? Deux jeunes Américains du convoi m’interrogent. Cet hôtel ne leur plaît qu’à moitié. Je ◀les▶ décourage ◀d’▶aller chercher ailleurs. Crise des logements.
— Est-ce que Paris a été bombardé ? me demandent-ils non sans inquiétude.
— Et New York donc ? Si vous y connaissez des chambres libres, faites-moi signe. (Comme ◀les▶ Américains paraissent bizarres, ici ! Comme ils se mettent immédiatement à ressembler à ce que ◀l’▶on pense ◀d’▶eux en Europe !)
Il y a des chambres, et même des salles ◀de▶ bain. Mais comment dormirais-je cette nuit ? J’arrive au rendez-vous après sept ans, furtivement, à ◀la▶ faveur ◀d’▶une nuit déserte. Un rendez-vous dont j’avais bien souvent désespéré, après cet au revoir en juin 40, qui sonnait malgré moi comme un adieu… ◀Le▶ jour point derrière ◀les▶ rideaux. Je vais sortir sur mon balcon, je vais ◀la▶ voir…
Tout d’abord je n’ai distingué qu’un paysage ◀de▶ toits bleus, médiéval. Et voici qu’une cloche très fine a sonné cinq coups délicats. Puis une autre plus loin, et plusieurs en écho. Je ne savais plus, après six ans ◀de▶ New York, qu’il y a des cloches qui sonnent ◀les▶ heures, et qui s’accordent à ◀la▶ suavité aiguë du petit jour. Et cette rumeur soudaine ◀de▶ cris menus et ◀de▶ sifflets ◀de▶ tous côtés, comme les premières gouttes ◀d’▶une averse, ce sont bien des oiseaux ! Dans une ville ! Point d’autres sons… Si ! je ne rêve pas : un coq qui crie, tout là-bas vers ◀les▶ Invalides. ◀L’▶or pâle du Dôme s’avive au-dessus des toits bleus, des toits roux et des murs couleur du temps, où quelques taches ◀de▶ rosé clair ou ◀de▶ noir achèvent ◀de▶ composer une harmonie qui fait venir ◀les▶ larmes aux yeux.
Premier bruit ◀de▶ pas dans ◀la▶ rue. Semelles ◀de▶ bois. Une femme ◀de▶ ménage sort ses clés, ouvre une porte ◀de▶ service à côté du portail ◀d’▶un ministère. Un vieux monsieur très grand, vêtu ◀de▶ noir, aux pantalons étroits, aux longs souliers pointus, sort ◀d’▶un xixe siècle ◀d’▶illustrés ◀de▶ mon enfance. Des jeunes gens en chandail, portant ◀de▶ grosses valises, se hâtent vers ◀la▶ gare ◀d’▶Orsay.
Paris a reculé ◀d’▶un siècle, en direction ◀d’▶une beauté oubliée.
Mais que dire ◀de▶ ◀la▶ foule que j’ai vue ◀le▶ lendemain aux trottoirs des Champs-Élysées ? Je me disais : « Non, ce n’est pas vrai, je vais me réveiller, je ne suis pas à Paris. » Et c’est bien un ◀de▶ ces tours que nous jouent ◀les▶ cauchemars, ◀de▶ rapetisser méchamment tous ◀les▶ êtres, ◀d’▶effacer ◀les▶ visages, et ◀de▶ multiplier ◀les▶ traits bizarres, ◀les▶ signes ◀d’▶anxiété !…