« Selon Denis de Rougemont, le▶ centre ◀de▶ gravité du monde s’est déplacé ◀d’▶Europe en Amérique » (16 mai 1946)w x
M. de Rougemont est rentré ◀d’▶Amérique. Il nous en parle simplement, avec ce sens ◀de▶ ◀l’▶équilibre et ◀de▶ ◀la▶ mesure dont ses ouvrages portent ◀l’▶empreinte. ◀Le▶ prochain aussi, ce Vivre en Amérique que Stock publiera cet automne. Nous questionnons : Dites-nous quels sentiments ◀le▶ contact avec ◀la▶ civilisation américaine éveille chez un Européen ?
En arrivant là-bas, on a ◀l’▶impression très nette ◀de▶ pénétrer dans une autre civilisation. Une impression beaucoup plus forte que celle qu’éveillent en nous ◀les▶ livres ou même ◀le▶ cinéma. Un sentiment qui dure : pour moi, il a duré pendant six ans. Ceci est surtout vrai pour ◀les▶ mœurs, leur détail. ◀Les▶ jugements moraux y sont très différents ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀l’▶Europe. Là-bas, certaines choses vont de soi ; chez nous, elles paraissent bizarres. En France, par exemple, il était bien vu ◀de▶ tricher avec ◀le▶ fisc ; on s’en vantait. En Amérique, ◀la▶ chose est mal vue. ◀Les▶ gens trichent peut-être, mais je n’en suis pas persuadé. ◀L’▶Américain s’achète une bonne conscience en payant son dû à ◀l’▶État. J’admire beaucoup son sens civique. Quand ◀le▶ citoyen est discipliné, il n’a pas pour autant ◀l’▶amour du règlement comme en Suisse… J’ai aussi été sensible à une sorte ◀de▶ loufoquerie ◀de▶ ◀la▶ vie américaine. Parfois, on a ◀l’▶impression que ◀les▶ gens sont un peu fous… Ils chantent dans ◀la▶ rue, vous posent ◀les▶ questions ◀les▶ plus indiscrètes, entrent chez vous sans frapper, vous déclarent sans ambages ◀le▶ montant ◀de▶ leur revenu. Cinq minutes après avoir fait votre connaissance, ils vous appellent par votre prénom et vous invitent pour ◀le▶ prochain week-end. Aux États-Unis, ◀l’▶étranger est accueilli avec beaucoup de gentillesse. ◀Les▶ Américains lui font crédit. En Europe, par contre, ◀les▶ liaisons, si elles sont plus rares, sont plus solides et profondes. Outre-Atlantique, on est très camarade ; tout cela glisse, change, glisse…
Et ◀l’▶inverse ? Quels sont, chez ◀l’▶Américain, ◀les▶ sentiments éveillés par ◀la▶ civilisation européenne ?
Il importe ◀de▶ distinguer entre plusieurs classes ◀d’▶Américains. Ceux qui ont connu ◀l’▶Europe et qui y ont vécu, se distinguent par une sorte ◀de▶ snobisme européen, surtout au point de vue culture, où ils ont d’ailleurs raison. Ce groupe forme une petite minorité qui affectionne particulièrement ◀la▶ France et ◀la▶ Suisse. ◀L’▶Américain moyen, qui connaît notre continent par ◀les▶ journaux, nous juge assez mal, nous considère comme un pays très compliqué ◀de▶ gens assez méchants qui se disputent pour des choses mystérieuses, qui sont toujours sur leurs ergots ; des gens en qui ◀l’▶on ne peut pas avoir une grande confiance… Ils voient ◀l’▶Europe un peu comme nous voyions ◀les▶ Balkans avant ◀la▶ guerre. Et puis, ils ont un peu peur ◀de▶ nous ; ils craignent que nous ne soyons une source permanente ◀de▶ désordres et ◀de▶ troubles. Tous ◀les▶ nationalismes européens ◀les▶ effraient. De même qu’il y a en Europe un grand sentiment ◀de▶ supériorité à cause de notre culture, ◀l’▶inverse existe chez ◀les▶ Américains au point de vue du civisme et ◀de▶ ◀la▶ politique. Ils ont ◀le▶ sentiment ◀d’▶être decent. Leur opinion est que ◀les▶ Européens ne sont, eux, pas très decent, qualité qu’un jeune citoyen ◀de▶ là-bas expliquait en ces termes : « Être decent, c’est tenir sa parole et se tenir propre soi-même »… Quant à ◀la▶ masse du centre du pays, elle ne connaît rien ◀de▶ notre continent ; souvent, elle ignore même que ◀la▶ Suisse existe. Un GI m’a récemment déclaré : « ◀La▶ Suisse ? Quand est-ce que nous avons bien pu libérer ça ? C’est si petit ! » Par souci ◀de▶ précision, j’ajouterai que je ne connais que ◀l’▶Amérique ◀la▶ moins éloignée ◀de▶ ◀l’▶Europe. Si ◀de▶ New York vous passez dans ◀le▶ Middlewest, ou en Californie, ou à ◀La▶ Nouvelle-Orléans, vous ne manquez pas ◀d’▶observer ◀de▶ fortes nuances dans ◀la▶ civilisation. New York constitue un excellent poste ◀d’▶observation, parce que ses habitants y viennent de partout, ◀de▶ toutes ◀les▶ Amériques et ◀de▶ tous ◀les▶ continents. New York résume un peu ◀les▶ États-Unis… Mais un jugement ◀d’▶ensemble est impossible. On peut à peu près tout dire sur ◀l’▶Amérique : ça sera toujours juste quelque part. Je ne cesse personnellement ◀de▶ me battre contre cette affirmation européenne selon laquelle tout est pareil aux États-Unis. Au contraire, ce pays est celui des contrastes ◀les▶ plus violents.
Pensez-vous qu’à ◀l’▶issue ◀de▶ cette dernière guerre, on puisse affirmer que ◀le▶ centre ◀de▶ gravité du monde s’est déplacé en Amérique ?
Très nettement. Vue ◀de▶ New York, ◀l’▶Europe constitue une espèce ◀de▶ glacis ou s’affrontent ◀le▶ monde anglo-saxon et ◀le▶ monde russe. On a fortement ◀l’▶impression ◀de▶ ◀l’▶existence ◀de▶ deux pôles ◀d’▶attraction : ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Russie. Cette impression est une réalité. Quant à notre continent, il est considéré comme une espèce ◀de▶ champ de bataille en puissance. Cela change toutes ◀les▶ perspectives. ◀Le▶ problème France-Allemagne n’a aujourd’hui plus grande importance ; il a cédé ◀le▶ pas au problème Amérique-URSS.
Et que pensent ◀les▶ Américains des Russes ?
◀L’▶opinion est extrêmement mélangée. En général, ◀les▶ hommes ◀d’▶affaires voudraient que ce monde lointain s’ouvre. ◀Le▶ président ◀de▶ ◀la▶ Chambre ◀de▶ commerce américaine est allé en Russie tenir des discours capitalistes… D’autres gens voudraient faire ◀la▶ guerre à ◀la▶ Russie sans plus attendre, en se servant ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique, etc. Moscou, qui a toujours eu cette espèce ◀de▶ « complexe ◀d’▶assiégement », se referme trop sur elle-même. Il est difficile ◀de▶ ◀la▶ comprendre ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ ◀l’▶Océan.
Et ◀l’▶Amérique intellectuelle ?
◀La▶ vie scientifique est très remarquable ; ◀l’▶énergie atomique en est ◀la▶ preuve. ◀La▶ civilisation américaine devient de plus en plus une civilisation scientifique, par opposition à ◀la▶ civilisation plus littéraire, philosophique ou juridique ◀de▶ ◀l’▶Europe. Dans ◀les▶ écoles américaines, on enseigne aux enfants combien ◀de▶ calories, ◀de▶ vitamines sont nécessaires à leur organisme. Tout le monde a, là-bas, ◀le▶ plus grand respect pour ◀les▶ experts en n’importe quoi. Au point de vue littéraire et philosophique, je ne vois rien ◀de▶ très neuf qui se soit développé pendant ◀la▶ guerre ou après. Entre 1918 et 1939, ◀l’▶Amérique a connu une grande période littéraire. Je ne distingue actuellement pas ◀d’▶école nouvelle. ◀Les▶ jeunes écrivains gardent un œil ouvert sur ◀l’▶Europe. C’est toujours ◀de▶ là que vient ◀l’▶initiative. Ce qu’ils ont de plus que nous, c’est un grand art du reportage, ◀de▶ ◀la▶ description. Ils ont indiscutablement créé ◀le▶ style du grand reportage. Je connais quelques jeunes poètes, pas du tout intellectuels, qui font un lyrisme très violent et très coloré…
Socialement parlant, ◀l’▶ouvrier américain est un bourgeois. Il a sa voiture, sa maison ou un appartement avec salle de bains. Dans ◀les▶ grandes villes, on remarque ◀de▶ ◀la▶ misère. Certains quartiers sont très tristes. ◀La▶ conscience politique ◀de▶ ◀la▶ classe ouvrière, si vivante chez nous, est presque inexistante là-bas. ◀Les▶ grèves peuvent être violentes, mais cela ne veut pas dire que ◀l’▶on soit ◀de▶ droite ou ◀de▶ gauche. On fait ◀la▶ grève pour des raisons purement pratiques et non au nom du marxisme…
En conclusion, une « cure ◀d’▶Amérique » est profitable à ◀l’▶Européen ?
Absolument ! Ce que je souhaite, c’est qu’on envoie ◀le▶ plus grand nombre possible ◀d’▶Européens outre-Atlantique pour y vivre une ou deux années et inversement. Je ne vois pas ◀d’▶hostilité possible entre ◀les▶ deux continents — qui se complètent admirablement. ◀Les▶ différences sont fortes, certes ; mais elles sont tout à fait conciliables. À ◀l’▶Amérique, nous pouvons apporter beaucoup de raffinement et un sens des valeurs spirituelles. ◀Les▶ Américains nous apportent ◀la▶ franchise dans ◀la▶ vie, ◀la▶ liberté ◀d’▶allure et beaucoup de gentillesse.
Telle est ◀la▶ « leçon ◀d’▶Amérique » que nous a donnée M. Denis de Rougemont.
En conclusion, disons que lorsque Talleyrand affirmait qu’il avait trouvé aux États-Unis « trente-deux religions et un seul plat », il n’avait tort qu’a cinquante pour cent…