Histoire de▶ singes ou deux secrets ◀de▶ ◀l’▶Europe (16 mai 1946)v
Jeune Amérique, vieille Europe. Patrie ◀de▶ ◀l’▶avenir et patrie ◀de▶ ◀la▶ mémoire. Dynamisme allégé du poids des traditions et querelles ancestrales qui tournent en rond. C’est ◀la▶ rumeur du xxe siècle. Elle a cours en Europe au moins autant qu’ailleurs. Elle risquerait parfois ◀de▶ nous frapper ◀d’▶une sorte ◀de▶ mélancolie sceptique et ◀de▶ nous tenter ◀d’▶abandon aux prétendues fatalités ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Mais il n’est point ◀de▶ fatalité pour ◀l’▶homme qui ne recule pas devant sa liberté, et qui accepte ◀les▶ risques ◀de▶ son choix. Laissons ◀l’▶Histoire telle qu’on ◀la▶ simplifie en courbes ascendantes et descendantes. Tout peut encore se renverser, et plus ◀d’▶une fois, dans ◀les▶ destins ◀de▶ collectivités aussi complexes que celles que je viens de citer. Je n’entends pas attaquer ◀les▶ jeunes puissances, ni faire ◀l’▶apologie du vieillissement. Mais j’emprunterai à des recherches récentes deux résultats qui prennent figure ◀de▶ paraboles : ils me paraissent propres à nous persuader ◀de▶ ◀la▶ fécondité ◀de▶ certaines valeurs que ◀l’▶Europe a promues patiemment et qu’elle illustre encore aux yeux du monde. Je veux parler ◀de▶ ◀la▶ « mémoire » et ◀de▶ ◀l’▶« expérience historique », qui est celle des épreuves et des échecs.
◀L’▶étude des singes et ◀de▶ leur attristante psychologie nous révèle que ces faux ancêtres ne sont guère inférieurs à ◀l’▶homme sous le rapport de ◀l’▶intelligence ! Leur malheur est qu’ils n’ont aucune mémoire. Ils se voient obligés chaque matin ◀de▶ reconstruire leur monde, ◀de▶ ◀l’▶apprendre à nouveau et ◀de▶ réinventer ◀les▶ gestes élémentaires. Ce travail ◀de▶ Sisyphe ◀les▶ épuise et ◀les▶ condamne à rester singes. Il ◀les▶ réduit à imiter, là où nous sommes capables ◀d’▶innover en tirant ◀les▶ leçons ◀d’▶expériences ◀de▶ ◀la▶ veille. Singe est celui qui doit refaire chaque jour ◀le▶ chemin perdu pendant ◀la▶ nuit, faute de repères, faute ◀d’▶un passé vivant, et faute de traditions instrumentales. Il s’imagine qu’il invente sans cesse. Il ne croit qu’à ◀l’▶actualité, aux nouvelles toutes chaudes, à la dernière tactique, et ne fait que singer ◀d’▶antiques découvertes.
À propos de ces mêmes créatures, une expérience récente peut nous fournir une seconde parabole du siècle. Cela se passe on Russie, dans ◀l’▶école ◀de▶ Pavlov, auteur ◀de▶ célèbres travaux sur ◀les▶ réflexes conditionnés des chiens. Ses disciples ont passé des chiens aux singes. On prend dix singes, on ◀les▶ range dans une chambre, ◀le▶ long ◀d’▶une des parois. À l’autre extrémité ◀de▶ ◀la▶ pièce se dresse un grand meuble à tiroirs. Dans ◀les▶ tiroirs on a mis des bananes. Sur un signal donné par une sirène, ◀les▶ singes sont lâchés dans ◀la▶ chambre. Ils découvrent bientôt ◀les▶ tiroirs, ils ◀les▶ ouvrent et dévorent ◀les▶ bananes. On répète ◀le▶ manège un grand nombre ◀de▶ fois, pour habituer ◀les▶ animaux à courir vers ◀le▶ meuble au signal. Après un certain temps ◀d’▶interruption, on ramène ◀les▶ sujets dans ◀la▶ même chambre. ◀La▶ sirène hurle, ◀les▶ singes se précipitent, arrachent ◀les▶ tiroirs — et ◀les▶ trouvent vides. La plupart de ces animaux montrent alors ◀les▶ signes extérieurs ◀de▶ ◀la▶ crise ◀de▶ nerfs, du « nervous break down » ◀le▶ plus caractérisé !
◀L’▶Européen, que vingt siècles ◀d’▶histoire accoutumèrent à trouver ◀le▶ tiroir vide neuf fois sur dix, réagit ◀d’▶une toute autre manière. Il vient de ◀le▶ prouver pendant six ans. Il se souvient — non pas ◀de▶ ces épreuves-là précisément, car on n’avait jamais rien vu ◀de▶ pareil — mais ◀de▶ quelque chose de plus profond, qui définit ◀la▶ condition humaine. S’agirait-il ◀d’▶une sorte ◀de▶ méfiance ? Disons plutôt ◀d’▶une sobriété devant ◀le▶ destin. Il se souvient que tout peut arriver, même ◀le▶ pire. Il pressent que ◀le▶ sort, ◀la▶ science, ◀le▶ monde moderne et sa prospérité ne sont pas ◀les▶ garants infaillibles ◀d’▶un bonheur qui lui serait dû. ◀L’▶échec pour lui — guerre, privations, retards — n’est pas une déception totalement scandaleuse qui ◀le▶ laisserait tout béant sur ◀l’▶absurde, car une obscure sagesse en lui s’y attendait ; elle ◀le▶ tenait prêt à subir en souplesse ◀les▶ mécomptes, à vrai dire normaux, ◀de▶ ◀l’▶optimisme automatique conditionné par ◀la▶ publicité et ◀les▶ sirènes du progrès. Et c’est pourquoi il tiendra ◀le▶ coup.