Journal d’▶un retour (fin) (18-19 mai 1946)o
Plus Suisse que nature
Que ◀la▶ Suisse soit restée aussi suisse m’a paru proprement incroyable. Je ne trouve ici ◀d’▶autre sujet ◀de▶ m’étonner que ◀de▶ n’en point trouver, justement. Tout est pareil à mes souvenirs, à peine un peu plus ressemblant. Tout est intact. ◀La▶ brusquerie des employés intacte, quand on demande un renseignement et qu’on ◀les▶ voit s’identifier, en un clin d’œil, avec ◀les▶ règlements « pareils pour tous », non point avec votre situation ◀d’▶usager perplexe ou anxieux. ◀La▶ bonhomie des mêmes employés intacte, une fois qu’on leur a laissé ◀le▶ temps ◀de▶ revenir à leur naturel. (Et ce n’est pas toujours au galop.) ◀Les▶ maisons des quartiers extérieurs intactes, et si parfaites dans ◀le▶ propret-coquet scolaire 1910, que ◀l’▶imagination se rend sans condition après ◀la▶ plus rapide reconnaissance des lieux. J’ai revu des amis intacts, et dont ◀l’▶amitié seule avait fleuri comme un bon vin. Et j’ai feuilleté des éditions si belles qu’on se demande quels talents ◀les▶ méritent. Ce qu’il y a de plus intact en Suisse, peut-être, c’est ◀le▶ mythe helvétique par excellence, ◀d’▶une décence fondamentale. Il se peut que ◀la▶ Suisse ait seule gagné ◀la▶ guerre, et seule n’ait pas été contaminée par ◀le▶ gangstérisme à ◀la▶ mode. C’est clair : ◀le▶ mal y est mal venu, tout simplement. On ◀le▶ tient encore pour anormal. J’ai ◀l’▶impression qu’on exagère un peu, à cet égard. Mais ◀le▶ reste du monde se charge ◀de▶ rétablir un équilibre « humain », sur ◀les▶ modèles récemment présentés par MM. Hitler et consorts.
Je m’en tiens là dans mes jugements, j’arrive à peine.
Mais si j’essaie ◀de▶ situer ce pays dans ◀le▶ cadre ◀de▶ mon voyage, voici comment il m’apparaît. ◀L’▶Europe ancienne s’est rétrécie à ◀la▶ mesure ◀de▶ nos frontières. Je viens de voir, du monde, ce qu’il en reste et que ◀l’▶on est autorisé à voir : l’un des deux grands et ◀le▶ Tout Petit, qui est la dernière paroisse intacte du Continent. Un peu plus loin, j’irais buter contre ◀le▶ fameux « rideau ◀de▶ fer » marquant ◀l’▶entrée du règne ◀de▶ l’Autre Grand. Entre ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Suisse — je simplifie à peine, et c’est déjà cruel — il semble qu’il n’y ait plus qu’un no man’s land où s’affrontent sournoisement ◀les▶ seules Puissances qui comptent.
Fin et Suite
J’ai revu Genève et sa cyclophilie torrentielle, allègre et intacte. Et j’ai revu ◀la▶ SDN dans son palais sans patine, sans fantômes. Pourtant, cette grande figure voûtée qui lui ressemblait à s’y méprendre, c’était bien, finalement, lord Cecil… Un tiers ◀de▶ salle, un ton ◀d’▶obsèques officielles mais sans tristesse. Ce fut une glorieuse journée, comme disent ◀les▶ Anglo-Saxons, pensant au temps qu’il fait, tout simplement. ◀Les▶ délégués paraissaient regretter « ◀l’▶atmosphère ◀de▶ Genève » plus que leur job manqué, d’ailleurs repris par ◀l’▶ONU. Et, sur ce thème inépuisable, j’improvisai à part moi ◀le▶ discours que nul, parmi ◀les▶ officiels, ne se risquait à prononcer :
« Messieurs, nous voici réunis pour célébrer une défaite victorieuse. On a parlé ◀de▶ funérailles. Il ne s’agit que ◀d’▶un déménagement. Nous ne pourrons plus faire signe aux cygnes, comme dit ◀l’▶intact Pierre Girard, mais ◀l’▶idée ◀d’▶une Ligue des Nations a survécu au déchaînement nationaliste. En attendant une vraie Ligue des Peuples, préparons-nous à ◀de▶ nombreux voyages. ◀La▶ SDN ressemble à ◀l’▶ONU comme ◀le▶ négatif ◀d’▶un cliché au positif ◀de▶ ◀la▶ photo que ◀l’▶on va proposer à notre admiration. Elle tient ses dernières assises dans ◀le▶ pays qui lui offrait son modèle, mais qui est ◀le▶ seul, ou presque, d’entre nous, à ne point faire partie ◀de▶ ◀la▶ Ligue nouvelle. ◀Les▶ deux grands qui, là-bas, occupent ◀la▶ scène ne sont pas représentés dans cette enceinte. Nous laissons à ◀la▶ Suisse minuscule un gigantesque palais vide, pour nous ruer vers ◀la▶ grande Amérique où ◀l’▶on ne trouve pas une chambre à louer pour plus ◀d’▶une nuit. Paradoxe ◀de▶ ◀la▶ crise des logements ! Mais qu’importe.
Notre idée se « développe », comme on ◀le▶ dit en photographie. Nous partons pour une Ligue meilleure. Et, plus heureux que Moïse, nous nous sentons certains ◀d’▶entrer dans ◀l’▶ère ◀de▶ ◀la▶ Terre unifiée, qui était ◀le▶ but ◀de▶ nos travaux diserts. Nous y touchons, Messieurs, vraiment — il ne s’en faut que ◀d’▶un atome… »
◀Le▶ hasard a voulu que, ◀le▶ soir même, je me visse entraîné à Cointrin, où se posait dans une gloire ◀de▶ lumière le premier appareil arrivant ◀de▶ New York. Il repartit trente minutes plus tard, emportant un espoir raisonnable : celui ◀de▶ voir ◀les▶ Suisses s’ouvrir au vaste monde, et ◀le▶ vaste monde, en retour, à ◀l’▶idéal tenace des petits Suisses.