Ni secret ni défense (19-20 mai 1946)a
Les▶ hommes d’État, ◀les▶ généraux et quelques vulgarisateurs en mal d’idées ont trouvé deux moyens d’esquiver ◀la▶ question posée par ◀la▶ bombe atomique. Ils essaient d’enchaîner ◀le▶ monstre avec des agrafes de dossiers : « C’est un secret que nous gardons, c’est un dépôt sacré », disent-ils. Et sans ◀l’▶avis d’aucun savant autorisé, ils parlent de défenses possibles, si toutefois on leur laisse ◀le▶ commandement.
Je leur oppose ◀le▶ meilleur analyste américain des choses militaire dans cette guerre, et ◀le▶ corps unanime des savants.
M. Hanson W. Baldwin ◀l’▶a fort bien expliqué dans ◀le▶ New York Times : ◀le▶ seul et vrai secret de ◀la▶ bombe atomique réside dans ◀la▶ puissance industrielle de ◀l’▶Amérique. C’est assez dire qu’il n’est que temporaire. Quant au secret technique de ◀la▶ détonation, dans quelques mois ◀les▶ Russes ◀l’▶auront, ou ◀les▶ Anglais, ou ◀les▶ Danois peut-être.
Et je ne connais pas un seul physicien qui n’ait nié expressément, et en toute occasion publique, devant ◀les▶ journalistes ou ◀le▶ Sénat, ◀l’▶existence actuelle ou possible de ◀la▶ moindre défense effective contre un raid atomique par surprise.
Voici cependant ◀l’▶état de ◀l’▶opinion américaine, avertie par sa presse de tous ces faits. M. George Gallup vient d’établir que 71 % des citoyens de son pays « refusent de livrer ◀le▶ contrôle de ◀la▶ bombe aux Nations unies », cependant que ◀la▶ même enquête révèle que 65 % sont persuadés que « ◀le▶ secret ne peut être gardé ». D’où je déduis que ◀la▶ proportion des Américains raisonnables (j’entends capables de rapprocher deux idées et d’en tirer une conclusion logique) est au plus de 35 %. Est-ce peu ou beaucoup pour un peuple ? Je n’en jugerais qu’après un essai en Europe.
Il est clair que ◀l’▶opinion publique est égarée par sa foi dans ◀la▶ science, que ◀les▶ savants sérieux ne partagent point. On parle de radars omniscients et de rayons qui feraient sauter ◀la▶ bombe tôt après son départ, chez ◀l’▶adversaire. Mais quand bien même on inventerait ces procédés, leur mise en œuvre supposerait un état de mobilisation permanente qui, sous prétexte d’éviter ◀la▶ guerre, tuerait ◀la▶ paix. Une partie de ◀la▶ population serait employée à surveiller ◀le▶ ciel, l’autre partie à fabriquer ◀les▶ instruments et à payer ◀les▶ impôts nécessaires. Par crainte de mourir, plus personne ne vivrait.
◀La▶ situation présente, en vérité, est bien plus folle qu’on ne ◀l’▶imagine. Car non seulement nous sommes sans défense, mais encore ◀le▶ secret de ◀la▶ bombe sera demain celui de Polichinelle, et enfin si quelqu’un nous attaque, nous ne saurons pas qui a tiré.
Supposez qu’un petit pays, disons ◀la▶ Suisse, manufacture une douzaine de bombes. Ce n’est pas une question d’argent comme on ◀le▶ croit (◀les▶ grosses dépenses ont été faites par ◀l’▶Amérique pendant ◀les▶ recherches), mais d’ingéniosité et d’équipement technique, et vous savez que ◀la▶ Suisse possède tout cela. En fait, c’est à ◀l’▶École polytechnique de Zurich que sont nés ◀les▶ travaux d’Einstein.
Supposez maintenant que ce petit pays, pour se tirer d’un mauvais pas, envoie deux ou trois bombes sur New York. (Je prends ◀l’▶exemple ◀le▶ plus invraisemblable, pour qu’on n’aille pas y voir je ne sais quelle allusion à des circonstances trop réelles.) ◀L’▶Amérique ne doute pas un instant que ◀les▶ projectiles ne viennent de Russie. Il est trop tard pour échanger des notes et des coups de chapeau haut de forme. Voilà Moscou et Kiev en ruines dans ◀les▶ trois heures. ◀Les▶ Russes ripostent sur Détroit et Saint-Louis, et détruisent Londres par simple mesure de précaution. Et ainsi de suite : dans ◀le▶ langage technique, cela s’appelle chain reaction. En vingt-quatre heures, ◀l’▶Occident a vécu.
Un éclair tombant du ciel bleu, — ◀l’▶expression est devenue si vraie qu’elle a cessé de nous frapper. Une apathie étrange me semble s’établir dans ◀les▶ masses comme chez ceux qui ◀les▶ mènent.
◀Les▶ trois Grands sont presque d’accord pour renouveler leurs petites discussions. M. Truman ajuste ses lunettes et veille sur son « dépôt sacré ». ◀Le▶ monde n’a pas de gouvernement. Je ne suis pas sûr que ◀les▶ nations en aient. Et nous restons, ◀les bras ballants…