Une bureaucratie sans ronds-de-cuir (23 mai 1946)g
Dans le▶ même numéro ◀de▶ magazine où ◀l’▶on peut lire sous ◀la▶ plume ◀d’▶un fermier du Middlewest que ◀l’▶Amérique est ◀le▶ seul pays décent au monde, et qu’un agent ◀d’▶assurances du Connecticut affirme qu’elle jouit ◀d’▶un gouvernement pratiquement idéal, ◀le▶ Contrôleur général des États-Unis écrit ◀de▶ son côté : « Notre gouvernement est une vaste pétaudière. » Ce fonctionnaire sait à peu près ◀de▶ quoi il parle, — et je dis à peu près pour dire comme lui. Car son travail consiste, nous explique-t-il, à maintenir ◀les▶ agences ◀de▶ ◀l’▶État dans ◀les▶ limites ◀de▶ leurs prérogatives et ◀de▶ leur budget particulier, mais il avoue que c’est une tâche impossible.
Dans ◀le▶ domaine des transports, par exemple, soixante-quinze bureaux différents donnent des ordres, recrutent des employés, font des statistiques, et se battent entre eux. Depuis douze ans, ◀les▶ chambres ont nommé neuf comités successifs pour étudier cette situation. Il est concevable qu’un dixième comité ait pour objet ◀d’▶examiner ◀l’▶activité des neuf premiers. On nommera un Board national, chargé ◀de▶ coordonner comités et agences, et baptisé ◀de▶ quelques initiales pour initiés. Après quoi ◀le▶ Sénat fera comparaître, pour ◀de▶ longues séances ◀d’▶enquêtes, ◀les▶ responsables ◀de▶ ce board. Et ainsi ◀de▶ suite, jusqu’à ce que ◀le▶ président, ayant reçu cent-mille lettres ◀de▶ protestation, décide que ◀les▶ transports doivent transporter, avant même ◀de▶ faire vivre leurs bureaux, et nomme un tsar qui supervise ◀le▶ tout, avec pouvoirs dictatoriaux.
◀Le▶ « tsar » est un « businessman »
Ce tsar ne sera pas choisi parmi ◀la▶ troupe des politiciens sans emploi ou des anciens ministres ◀de▶ n’importe quoi. Il sera plutôt un homme d’affaires dans ◀la▶ quarantaine, ◀le▶ vice-président ◀d’▶une chaîne ◀de▶ Prisunics, ◀le▶ directeur technique ◀d’▶un trust industriel, ◀le▶ secrétaire ◀d’▶un des grands syndicats, ou bien un professeur ◀d’▶économie. On lui fera beaucoup de publicité. ◀Les▶ journaux donneront ◀le▶ chiffre ◀de▶ ses revenus anciens et celui ◀de▶ son nouveau salaire. Et puis en avant, et voyons ce que ◀le▶ coming man va nous sortir. S’il réussit, sa gloire sera grande pendant plusieurs semaines au moins, à condition que ◀la▶ presse ◀l’▶ait adopté. S’il rate, il sera vidé sans autres formes qu’une lettre personnelle du président, qu’il pourra lire ◀le▶ jour même dans ◀le▶ journal : « Mon cher Bill, au moment de me séparer ◀de▶ vous, je tiens à vous remercier pour ◀les▶ services (adjectif variable) que vous avez rendus à ◀l’▶administration. ◀Les▶ circonstances m’obligent, etc. Mais je serai toujours heureux ◀de▶ pouvoir compter sur vous en cas ◀de▶ besoin. » Dans l’un et l’autre cas, succès ou échec, ce tsar reprendra son ancienne profession, avec ou sans augmentation ◀de▶ salaire et ◀de▶ rang.
Et c’est ainsi que dans ◀le▶ désordre éperdument organisé, ◀la▶ bureaucratie ◀la▶ plus coûteuse du monde finit par jouer dans ◀l’▶ensemble, et obtient certains résultats dont ◀la▶ victoire sur ◀les▶ nazis et ◀le▶ Japon n’est que le premier exemple qui me vienne à ◀l’▶esprit.
J’ai dit désordre, parce que c’est ◀de▶ ce nom que ◀l’▶on désigne ordinairement une situation dont notre esprit n’arrive pas à se former une image claire et cohérente. (Pour un esprit infiniment intelligent, il n’y aurait jamais ◀de▶ désordre, mais seulement des complexités.) ◀Le▶ fait est que je n’imagine pas un seul ◀de▶ mes contemporains qui soit capable ◀d’▶embrasser dans une seule vue ◀les▶ rouages du gouvernement des États-Unis d’Amérique.
Dans ◀la▶ jungle administrative…
◀Le▶ président a plus ◀de▶ pouvoir qu’un roi, dit-on. Mais ce n’est pas beaucoup dire, ◀de▶ nos jours. Il choisit ses ministres et ses tsars. Mais il doit tenir compte, pour ce choix, ◀de▶ ◀l’▶équilibre des républicains, des démocrates du Sud, et du Travail, représenté par ◀les▶ trois chefs des syndicats ◀les▶ plus puissants ; il doit tenir compte des pressure groups ◀de▶ Washington ; des agences et bureaux ◀d’▶État indépendants des ministères ; ◀de▶ ◀la▶ Finance (bien qu’elle perde du terrain) ; enfin ◀de▶ ◀l’▶opinion publique, car nous sommes en démocratie, et il faut bien que cela se marque quelque part… et en quelque manière.
◀Les▶ agences ◀d’▶État à initiales sont si nombreuses (quelques milliers) ; si provisoires (elles durent ◀de▶ trois ans à trois mois) ; et ◀de▶ statut si variable (allant du rang ◀de▶ ministère non régulier à celui ◀d’▶expédient ◀de▶ crise) ; qu’il n’y a pas homme au monde qui ait ◀le▶ temps ou ◀les▶ moyens intellectuels ◀de▶ s’y retrouver : à peine y serait-il parvenu que ◀le▶ tableau changerait en quelques jours.
◀D’▶où ◀la▶ gabegie littéralement indescriptible dont ◀le▶ Contrôleur général essaie ◀de▶ donner une idée dans ◀le▶ bref article que je citais :
Prenez ◀le▶ problème du logement. Il y a quelques années, devant un comité du Sénat, ◀la▶ question fut posée ◀de▶ savoir si quelqu’un au monde connaissait réellement ◀le▶ nombre des agences qui s’occupaient des logements. Depuis lors, on a chargé une agence nationale ◀de▶ coordonner ◀les▶ travaux. Mais son administrateur déclare aujourd’hui que « des projets financés par ◀le▶ gouvernement fédéral ont été néanmoins mis en œuvre par au moins quinze agences différentes ».
◀Le▶ même article m’apprend qu’un cinquième du territoire est propriété du gouvernement, c’est-à-dire ◀de▶ trente-quatre agences et ◀d’▶une douzaine ◀de▶ départements fédéraux qui se font ◀la▶ guerre, sans qu’il existe un seul centre capable ◀de▶ dresser ◀l’▶inventaire ◀de▶ ce domaine gigantesque…
Or, malgré tout, ◀la▶ machine tourne. ◀Les▶ raisons ◀de▶ ce succès pratique me demeurent en partie mystérieuses, mais quelques-unes sont formulables.
… pas ◀de▶ fonctionnaires
Tout d’abord, ◀l’▶Amérique ne possède pas ◀d’▶école ◀de▶ fonctionnaires spécialisés. Elle ne produit pas plus ◀d’▶inspecteurs des Finances que ◀de▶ ronds-de-cuir ◀de▶ père en fils. ◀Le▶ personnel des bureaux gouvernementaux est sans cesse ventilé et renouvelé, au physique comme au figuré. Peu ou point ◀de▶ fonctionnaires ◀de▶ carrière, aigris et stéréotypés. Peu ou point ◀d’▶esprit ◀de▶ corps, ◀de▶ traditions administratives, et ◀d’▶institutions « vénérables », formalistes et inefficaces.
Ensuite, tous ces fonctionnaires ◀d’▶occasion savent qu’ils peuvent être aisément révoqués, et ◀l’▶acceptent non moins aisément, en principe, car ils ont par ailleurs une profession qu’ils pourront reprendre au premier jour.
J’ai fait partie ◀de▶ ◀la▶ troupe et parle en connaissance de cause. ◀L’▶Office ◀d’▶information ◀de▶ guerre (OWI) qui tenait ◀le▶ rang ◀d’▶un ministère, et où j’ai travaillé pendant près de deux ans, ne comptait qu’une infime minorité ◀de▶ fonctionnaires ◀de▶ métier. ◀Le▶ chef en fut d’abord un général, puis un commentateur ◀de▶ ◀la▶ radio. Il avait sous ses ordres des écrivains, des journalistes, des banquiers, des cinéastes, des dactylos, des étudiants, des professeurs et des acteurs. Trente mille en tout. Presque tous, aujourd’hui, sont retournés à leurs occupations habituelles. Cet exemple est courant, et c’est pourquoi je ◀le▶ donne. Si vous prenez, au lieu de ◀l’▶OWI, ◀le▶ NWLB ou ◀l’▶OPA, il suffira ◀de▶ transposer écrivains en ingénieurs, journalistes en businessmen, cinéastes et acteurs en experts du travail ou du commerce.
Tout cela change ◀l’▶air des bureaux, et ◀l’▶esprit ◀d’▶une bureaucratie, pour ceux qui en sont comme pour ◀les▶ visiteurs.
◀La▶ mer des paperasses rempart ◀de▶ ◀la▶ liberté ?
Mais je me pose tout de même ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶avenir des démocraties, livrées à ◀la▶ fatalité incontrôlable des agences. Finirons-nous tous fonctionnaires ? ◀La▶ société entière se transformera-t-elle en un cauchemar ◀de▶ statistiques, ◀de▶ directives, ◀de▶ formulaires, ◀de▶ fiches, ◀de▶ doubles bien classés, et ◀de▶ coups ◀de▶ tampon sur des notes ◀de▶ service ? C’est fort possible. Personne au monde n’y comprendra plus rien. Une moitié des bureaux passera son temps à faire enquête sur ◀les▶ activités ◀de▶ l’autre moitié, qui elle-même consacrera ◀le▶ plus clair ◀de▶ son temps à rédiger ◀de▶ longs rapports prouvant qu’elle est indispensable. Ici et là, quelques énergumènes s’aviseront ◀de▶ travailler. Et cela suffira bien : car c’est, en fait, par très peu ◀d’▶hommes que ◀les▶ choses marchent.
Alors un être ◀d’▶exception, comme vous ou moi, se demandera dans un accès ◀de▶ courage intellectuel ou ◀de▶ désespoir balayant tout scrupule, si ◀l’▶on ne pourrait pas faire sans nul dommage ◀l’▶économie ◀de▶ ◀la▶ machine entière ? ◀La▶ raison lui répondra oui. ◀L’▶expérience lui répondra non.
Car s’il n’y avait plus ◀de▶ grands bureaux dans une démocratie, quelques hommes deviendraient responsables… Facilement désignés à ◀la▶ vindicte publique, ils n’auraient plus ◀de▶ choix qu’entre ◀la▶ démission et ◀la▶ tyrannie déclarée. ◀Les▶ bureaux à ◀l’▶américaine semblent avoir été créés pour épargner aux gouvernants cette tragédie. Évitant à la fois ◀le▶ Charybde ◀de▶ ◀la▶ routine inefficace et ◀le▶ Scylla du pouvoir personnel, ils choisissent ◀le▶ naufrage commun dans ◀le▶ détroit des Délais ou ◀la▶ mer des paperasses, aux frais ◀de▶ ◀l’▶État qui payera ◀l’▶assurance. Et c’est ◀la▶ sagesse politique, au siècle du collectivisme.