Post-scriptum (24 mai 1946)e
Un dernier mot. (Et dire que j’allais l’▶oublier !) ◀La▶ Bombe n’est pas dangereuse du tout.
— Êtes-vous fou ? ◀De▶ quoi donc parliez-vous dans vos articles précédents ? Faut-il penser que vous vous moquiez du monde ?
— J’étais sérieux. Je prenais au sérieux ◀les▶ événements qui nous menacent à bout portant. ◀La▶ fin des armées, par exemple. Mais cela ne serait rien encore, quoi qu’en pensent quelques généraux. Je parlais ◀de▶ ◀la▶ fin du monde…
— Et maintenant vous nous dites : aucun danger ! C’est là sans doute votre manière paradoxale ◀d’▶avouer que vous exagériez. Savez-vous que beaucoup ◀l’▶ont pensé, sans vous ◀le▶ dire ? Il est bien naturel que ◀l’▶événement ◀d’▶Hiroshima nous ait jetés pour quelque temps dans un état d’esprit ◀d’▶Apocalypse. Mais dix mois ont passé, et rien ne se passe. Dieu soit loué, nous avons repris nos sens. Certains pressentent déjà que ◀la▶ bombe est en train de se dégonfler, pour ainsi dire. Après tout, nous devions ◀le▶ prévoir, car nous avons vécu un précédent : ◀la▶ guerre des gaz. Tout le monde s’y préparait, vous rappelez-vous ? Dans toutes ◀les▶ capitales ◀d’▶Europe, on voyait en 1939 ◀les▶ civils se promener avec leur boîte à masque en bandoulière. Eh bien, ◀la▶ guerre des gaz n’a pas eu lieu, parce que tout le monde en avait une peur bleue, et que personne, même pas Hitler, n’a eu ◀le▶ courage ◀de▶ commencer. À plus forte raison pour ◀la▶ Bombe…
— Je ne trouve pas ◀la▶ raison bien forte, en vérité. Hitler n’a pas eu recours aux gaz, c’est entendu. Mais pensez-vous qu’une timidité subite ◀l’▶ait arrêté, ou quelque amour tardif ◀de▶ notre humanité ? Simplement, il a fait son calcul. ◀Les▶ Alliés pouvaient riposter, et ◀la▶ valeur militaire ◀de▶ cette arme était loin de compenser, même à ses yeux, ◀le▶ risque moral qu’il eût couru à ◀l’▶employer. ◀Le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ Bombe est différent. Je vous répète qu’elle supprimera ◀la▶ possibilité ◀de▶ riposter, c’est-à-dire jouera militairement ◀le▶ rôle ◀d’▶une bataille décisive. Elle supprimera donc ◀les▶ scrupules ◀de▶ ◀l’▶agresseur éventuel. Car nos scrupules naissent, en général, ◀d’▶une rapide évaluation des conséquences fâcheuses, pour nous-mêmes, ◀de▶ nos actes. Si ◀l’▶emploi ◀de▶ ◀la▶ Bombe est décisif, il n’y a pas ◀de▶ punition à redouter. Il est donc clair qu’on ◀l’▶emploiera, au risque de faire sauter ◀la▶ Terre.
— Alors, pourquoi dites-vous : ◀la▶ Bombe n’est pas dangereuse ?
— Pour une raison très simple. ◀La▶ Bombe est un objet. ◀Les▶ objets ne sont jamais dangereux.
Ce qui est dangereux, horriblement, c’est ◀l’▶homme. C’est lui qui a fait ◀la▶ Bombe, et c’est lui seul qui se prépare à ◀l’▶employer. Quand je vois qu’on nomme des comités pour ◀la▶ retenir ! Comme si elle était tombée du ciel, animée ◀de▶ mauvaises intentions ! C’est ◀d’▶un comique démesuré.
◀Le▶ contrôle ◀de▶ ◀la▶ Bombe, que ◀l’▶on discute à longueur ◀de▶ colonne, dans toute ◀la▶ presse, est ◀la▶ plus belle absurdité ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Comprenez-vous bien ◀de▶ quoi ◀l’▶on parle ? Contrôler cet objet inerte ? C’est comme si tout ◀d’▶un coup ◀l’▶on se jetait sur une chaise pour ◀l’▶empêcher ◀d’▶aller casser ◀les▶ vases ◀de▶ Chine. Si on laisse ◀la▶ Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra bien coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas ◀d’▶histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle ◀de▶ ◀l’▶homme.
— Ah ! ça, c’est une autre question.
— C’est ◀la▶ question ◀de▶ l’Autre. C’est ◀la▶ seule. On ne peut plus ◀l’▶éviter depuis que ◀la▶ Bombe nous menace et nous tente à ◀la▶ foi. Et voilà bien ◀le▶ progrès ◀le▶ plus sensationnel du siècle.
— Un progrès ?
— Oui, j’appelle ainsi tout ce qui nous rapproche des vraies questions, et nous oblige à y faire face.