Les▶ nouveaux aspects du problème allemand (30 mai 1946)o p
Faut-il « ◀les▶ » craindre ?
Genève, 29 mai.
Débarquant en Europe après cinq ans d’absence, je n’y trouve plus d’Allemagne mais une question allemande. Et ce qui me frappe d’abord, c’est de ◀la▶ trouver posée de manière si contradictoire pour peu que je passe une frontière. Sujet de crainte en deçà du Jura, occasion de pitié au-delà.
Mais je m’aperçois aussitôt que ce contraste n’est si net qu’entre ◀les▶ opinions que ◀l’▶on publie. Un Gallup-poll me révèlerait probablement une situation bien différente.
Beaucoup de Français, rentrant de Suisse, s’étonnent de voir que chez des neutres on manifeste tant de haine pour ◀les▶ Allemands. Et beaucoup de Suisses s’étonnent de voir des résistants parler avec humanité de leurs bourreaux… Cependant, je rencontre aussi quelques Français qui, avant ◀la▶ guerre refusaient de croire Hitler si dangereux que ça, et qui, maintenant que Hitler est abattu, ne pensent qu’à se protéger contre un réveil allemand. Et des Suisses, dont ◀le▶ sens démocratique a toujours violemment répugné à ◀la▶ lâcheté civique de ◀l’▶Allemand autant qu’à ◀la▶ brutalité de ses chefs, se préoccupent, aujourd’hui, de ◀le▶ « guérir » plutôt que de ◀l’▶enfermer dans sa misère. Ces deux dernières prises de position, minoritaires sans doute, mais seules capables de définir une politique, appellent plus que ◀les▶ autres un commentaire.
Une guerre de retard
Sous ◀la▶ rubrique « Problème allemand », nombre de journaux parisiens me semblent s’occuper principalement du statut de ◀la▶ Ruhr, d’alliances préventives et de garanties à obtenir contre un réarmement secret du Reich. ◀Les▶ aspects politiques et militaires apparaissent donc comme décisifs. Tout au moins semble-t-on leur accorder le premier rang dans un ordre d’urgence. Et soudain je me demande non sans angoisse : n’est-on pas en train de préparer, politiquement, la dernière guerre ? N’est-on pas en train d’adopter ◀l’▶attitude ferme qu’il eût fallu prendre, et maintenir en dépit des Anglais, de 1919 à 1938 ? N’est-on pas en train de bien poser, mais avec toute une guerre de retard, une question qui n’existe plus ? Ou qui s’est totalement transformée ?
Quand je disais dans mon Journal d’Allemagne : attention, c’est très grave, ils ne songent qu’à ◀la▶ guerre, toute leur pensée et tous leurs actes y tendent, et ils sont forts ! — beaucoup trouvaient cela désagréable. Certains allèrent jusqu’à me reprocher de servir ◀la▶ cause ennemie en décrivant ◀la▶ puissance d’Hitler, au lieu d’en rire et de répéter qu’il n’avait pas ◀l’▶appui des masses prolétariennes. C’était en 1938…
Aujourd’hui, ◀les▶ données du problème ont changé. Trouvera-t-on de nouveau désagréable que j’attire ◀l’▶attention, cette fois-ci, sur un « péril allemand » d’une tout autre nature ? J’en prends ◀le▶ risque. Voici ◀les▶ faits tels que je ◀les▶ vois.
Un glacis désolé
◀L’▶Allemagne était avant ◀la▶ guerre ◀la▶ plus grande puissance militaire du monde, avec son armée motorisée, son industrie prête pour ◀la▶ lutte, et ses 80 millions d’habitants. Aujourd’hui ◀le▶ colosse est à terre et deux super-colosses se sont levés, projetant leurs ombres démesurées — l’un de tout près — sur ◀les▶ débris d’un Reich amputé d’un bon tiers. Va-t-on trembler devant ◀le▶ fantôme d’un empire que ◀l’▶on n’avait pas su redouter de ◀la▶ bonne manière quand il vivait ? ◀Les▶ grands vivants du jour sont ◀l’▶URSS et ◀l’▶Amérique. Voilà qui modifie radicalement ◀les▶ proportions du conflit séculaire qui opposait ◀l’▶Allemagne et ◀la▶ France. À vrai dire, on ne voit plus de conflit. ◀La▶ France n’est plus en face d’une Puissance, mais d’un vaste glacis désolé sur lequel s’allonge et se cherchent ◀les▶ deux grandes ombres que j’ai dites.
Considérons dans cette perspective ◀les▶ craintes de ceux qui vont disant : « Ne retombons pas dans ◀les▶ erreurs anciennes ! Nous sommes payés pour ◀les▶ connaître, ces Allemands ! ils vont s’armer de nouveau en secret. Ils trouveront des appuis partout, comme l’autre fois… » Chat échaudé craint même ◀l’▶eau froide. Supposons dans ce cas qu’il ait raison. Supposons une Allemagne réarmée, dans ses limites rétrécies entre ◀la▶ France et ◀l’▶Union soviétique : 50 millions d’Allemands, au plus, que touchent 200 millions de Russes. Que se passera-t-il ? Seuls, ils ne peuvent attaquer ◀la▶ France. Même forts, même réarmés, même n’ayant rien appris, et justifiant ◀les▶ pires méfiances qu’inspire ◀l’▶histoire des vingt dernières années, ils ne peuvent être plus rien d’autre que ◀la▶ pointe d’une offensive russe, ou d’une offensive européo-américaine. D’où il suit que ◀le▶ problème allemand, considéré sur ◀les▶ plans politique et militaire exclusivement, se ramène au problème des relations entre ◀l’▶URSS et ◀les▶ États-Unis.
Mais il y a bien d’autres plans ! Il y a celui de ◀la▶ santé morale de ◀l’▶Europe. Et c’est cela que je crains qu’on oublie, à trop parler Ruhr, garanties, réarmement. Dans ◀l’▶état où menace de ◀la▶ laisser un politique de répression négative et anachronique, ◀l’▶Allemagne est un danger nouveau bien aussi grave qu’au temps d’Hitler. C’est un enfer à notre porte. Et rien n’est aussi contagieux. Il s’agirait de ◀l’▶exorciser. Mais ◀l’▶attitude que je viens de décrire me paraît propre à maintenir ◀le▶ mal. Comment ◀le▶ guérir là-bas, et ◀le▶ prévenir ici ?
Faut-il « ◀les▶ » aider ?
◀La▶ Suisse, dans sa partie alémanique surtout, entretenait peu d’illusions, jusqu’en 1939, au sujet du régime hitlérien. Zurich et Bâle étaient sans doute ◀les▶ villes d’Europe qui se sentaient ◀les▶ plus directement menacées, non seulement en vertu de ◀la▶ géographie, mais parce que ◀l’▶hitlérisme tranchait l’un après l’autre ◀les▶ liens traditionnels et naturels qui rattachaient ◀la▶ Suisse allemande aux sources vives de sa culture et de sa langue.
Ce qu’on ne pardonnait pas à Hitler et à Goebbels, c’était de dénaturer ◀le▶ germanisme et de ravager ◀l’▶espace vital qu’avait toujours été ◀l’▶Allemagne pour ◀les▶ savants, ◀les▶ écrivains, ◀les▶ théologiens, ◀les▶ commerçants et ◀les▶ industriels de ◀la▶ petite patrie de Gottfried Keller.
Et c’est pourquoi ◀la▶ résistance morale des Suisses, cernés par ◀les▶ totalitaires pendant quatre ans, fut à la fois si unanime et si astucieusement prudente. On était presque à ◀la▶ merci de ◀l’▶ennemi, mais on ◀le▶ connaissait par ◀l’▶intérieur, et ◀l’▶on savait qu’il s’agissait de vie ou de mort, sans compromis imaginable.
Je me rappelle ces écoles de Zurich rétablissant ◀l’▶usage du dialecte cantonal, en haine de ◀l’▶allemand officiel ; et ◀la▶ méfiance glaciale que je m’attirais en parlant ◀le▶ hochdeutsch dans ◀les▶ magasins de Berne : on me répondait en français, et tant pis pour ◀l’▶accent et ◀les▶ fautes.
◀La▶ pitié active
Aujourd’hui, je découvre qu’à ◀la▶ haine a succédé chez ◀les▶ meilleurs et ◀les▶ mieux informés un élan de pitié. Non pas de pitié sentimentale. (Qu’on ne pense pas un instant que ◀la▶ Suisse s’est mise à aimer ◀les▶ Allemands !) mais de pitié active, j’entends par là : de volonté d’aider un peuple que ◀l’▶on tient cependant pour coupable d’une catastrophe continentale et responsable du sort effrayant qu’il subit par un juste retour.
Pour ◀les▶ Suisses, ou du moins pour leur élite, si j’en crois ◀les▶ nombreux articles que je viens de lire dans ◀les▶ revues et ◀les▶ journaux alémaniques, ◀la▶ question allemande, aujourd’hui, se pose de ◀la▶ manière suivante :
Voici un pays abattu comme jamais pays ne ◀le▶ fut ; voici un peuple qui se réveille du cauchemar d’un bombardement moral, politique et physique dont chaque phase a duré quatre ans. Il remonte des abris, dans ◀les▶ ruines de ses villes, pour découvrir qu’il n’a plus de gouvernement, qu’il est entièrement occupé par quatre armées étrangères, qu’il a perdu un tiers de son territoire à ◀l’▶Est, qu’il n’a plus de quoi manger et qu’au surplus, loin qu’on ◀le▶ plaigne, on ◀l’▶accuse formellement de s’être rendu coupable du crime ◀le▶ plus énorme de ◀l’▶Histoire.
Une conception réaliste et prudente
Que faut-il faire vis-à-vis d’un tel peuple ? Il faut ◀l’▶aider à redevenir humain.
Il faut premièrement lui expliquer ce qui s’est passé, et lui montrer comment il fut complice des crimes qu’il rejette sur Himmler ; ensuite il faut détruire son autarcie morale, ◀l’▶ouvrir aux grands courants de ◀l’▶Europe et du Monde ; enfin, il faut lui proposer un rôle normal, ni tyran ni victime intéressante, dans ◀la▶ communauté européenne. Tout cela revient à ◀le▶ mettre en mesure de reconnaître sa culpabilité, et de se guérir de sa névrose.
Cette conception me paraît réaliste, et prudente autant que chrétienne. Car ◀le▶ vrai danger allemand, en ◀l’▶an 1946, ne réside plus dans un état-major, dans un parti, dans une doctrine de conquête, ou dans une religion du sang. ◀Le▶ danger allemand aujourd’hui, c’est qu’il ne crée au centre de ◀l’▶Europe un terrain vague, non pas peuplé, mais hanté par cinquante millions de prolétaires politiques, irresponsables et sans espoir, candidats au suicide, à ◀la▶ stupidité, à ◀l’▶illuminisme et au crime.
◀Les▶ Alliés sauront-ils choisir entre une politique de camisole de force, propre à créer des fous furieux, et une politique de cure sévère, propre à guérir un peuple intoxiqué ? Je pressens que ◀l’▶exercice de la seconde méthode n’aurait pas seulement pour effet de rendre à ◀l’▶Europe une nation, mais aussi de prévenir chez ◀les▶ vainqueurs ◀la▶ contagion d’un mal partout latent.