À hauteur d’homme (1er juin 1946)a
La▶ Politique pratique d’un idéal
Qu’est-ce que ◀la▶ politique ? ◀L’▶art d’aménager une cité pour que tout homme y trouve sa chance d’être humain.
Tel est ◀le▶ principe. Voyons ◀les▶ faits. ◀La▶ politique, en France, c’est ◀le▶ jeu des partis : tout le monde s’en plaint, mais y joue de plus belle. En Amérique, c’est ◀le▶ jeu des pressions, du business et des grands syndicats : on n’y joue que pour de ◀l’▶argent. Ailleurs, c’est ◀le▶ jeu sans partenaire du parti unique au pouvoir : un jeu truqué où ◀le▶ citoyen perd à tout coup.
Nous voici loin de notre définition de ◀la▶ politique considérée comme ◀la▶ pratique d’un idéal. Il faut qu’on sente cette distance. Cette différence de niveau. Qu’on ◀la▶ sente jusqu’à ◀l’▶écœurement, jusqu’au frisson de ◀l’▶absurdité, jusqu’à ◀la▶ révolte effective. Et qu’alors on fasse tout pour ◀la▶ réduire, en se rapprochant, d’un seul et même mouvement, de ◀l’▶idéal et du pratique, doublement négligés par ◀les▶ partis. Ce bon sens m’apparaît aussi rare que vital.
Toute politique suppose, qu’on ◀le▶ veuille ou non, une idée de ◀l’▶homme et de ◀la▶ condition humaine. Mais on dirait que ◀la▶ politique actuelle ◀l’▶oublie, et qu’elle ne se fonde plus, en fait, que sur ◀les▶ conditions de ◀la▶ politique en soi, c’est-à-dire sur ◀le▶ jeu de partis qui se voudraient chacun aussi grand que ◀le▶ tout, mais sans y croire et sans s’y préparer vraiment. Insistons donc sur deux ou trois banalités fondamentales, si totalement perdues de vue dans ◀la▶ lutte que leur rappel paraîtra subversif.
Une politique digne du nom devrait se composer de deux chapitres : un idéal de ◀l’▶homme d’une part, et des mesures pratiques d’autre part, ordonnées à cet idéal et contribuant à ◀le▶ réaliser. Mais ◀la▶ politique des partis se tient dans une espèce de no man’s land à mi-chemin de ◀l’▶idéal et du pratique. Quand on lui rappelle le premier, elle s’en moque bien et parle de réalisme, cependant qu’elle rate le second parce qu’elle se perd dans des arguties doctrinales. Elle avait pour mission très simple de relier ◀le▶ but et ses moyens. En fait, elle ◀les▶ isole l’un de l’autre. (Tel parti réputé libertaire vote des mesures de tyrannie. ◀La▶ « politique » et ses « nécessités » expliquent seules ◀la▶ contradiction. Je ne vois pas qu’elles ◀la▶ justifient.) Cette politique tourne à vide, dans un grand bruit d’ismes entrechoqués, et rien n’en sort. Cette machine ne vit plus que pour elle-même et sur elle-même. Elle coûte cher et n’arrange rien. Au lieu de transformer des idéaux en fait, elle transforme des candidats en députés, des programmes en combines, des promesses en oublis.
Je pense aux élections de demain et je demande : de quoi s’agit-il ? Va-t-on choisir bien consciemment entre trois idéaux de ◀l’▶homme ? Et votera-t-on pour telle mesure précise jugée conforme à ce qu’on attend de ◀l’▶homme ? Point du tout, on votera sur ◀les▶ ismes, dans un état d’esprit assez voisin de celui du joueur qui mise sur ◀le▶ noir parce qu’il vient de perdre sur ◀le▶ rouge en se disant que peut-être, cette fois-ci…
Il est admis à ◀l’▶étranger que ◀les▶ Français aiment trop ◀la▶ politique et en font trop. Je pense qu’ils n’en font pas assez, car ◀le▶ jeu des partis n’est pas de ◀la▶ politique. C’est une manière d’esquiver ◀les▶ problèmes en déléguant ◀le▶ soin de ◀les▶ résoudre à des factions irréductibles dont ◀le▶ souci dominant est de continuer ◀le▶ jeu, sans espoir bien sérieux de gagner ◀la▶ partie, c’est-à-dire d’arriver à gouverner.
Suis-je assez clair ? Ce qui occupe toute ◀la▶ scène, ce qui est au premier plan et qui cache tout ◀le▶ reste, dans ◀les▶ élections de demain, ce sont ◀les▶ chances des partis, j’entends des comités de partis, et non point des questions pratiques telles que ◀la▶ situation alimentaire ou ◀la▶ manière de rendre ◀la▶ justice. Et ce sont des slogans prétendus doctrinaires, mais non des conceptions de ◀l’▶homme total. Il ne s’agit ni d’idéal ni de pratique, et encore moins de ◀les▶ relier. Donc ◀les▶ élections de demain n’ont guère de portée politique, ou n’en ont qu’une très indirecte, aléatoire et ambiguë, si ◀l’▶on prend ◀le▶ terme de politique dans son sens fort et véritable.
◀Le▶ malheur serait que ◀les▶ électeurs, ayant voté pour un parti, se figurent avoir fait de ◀la▶ politique. Car celle-ci ne commencera qu’au lendemain de ◀la▶ proclamation des résultats. Votez donc, mais ce geste nécessaire ne saurait être au mieux qu’un préalable. ◀L’▶effort civique proprement dit trouvera son efficacité dans un travail sur ◀les▶ partis, une fois que ceux-ci se seront remis de leur crise de fièvre électorale.
Comment sauver ◀les▶ partis
Car il ne s’agit pas de dissoudre ◀les▶ partis, groupements inévitables d’intérêts de tous ordres, ou familles de tempéraments ; mais il faut malgré eux faire de ◀la▶ politique, c’est-à-dire décider ce qu’est ◀l’▶homme et bâtir une cité à sa mesure.
Il ne faut pas dissoudre ◀les▶ partis ni en sortir, mais il faut, malgré eux et dans leur sein, rapporter nos jugements à une notion totale de ◀l’▶homme d’une part, et aux demandes pratiques de l’autre, en réduisant tous ◀les▶ intermédiaires et sans tenir compte des intérêts électoraux, byzantins, perdus dans ◀le▶ détail de polémiques éphémères et d’intrigues puérilement compliquées, ridiculement inefficaces dans ◀l’▶ensemble, qui nourrissent ◀les▶ éditoriaux mais laissent ◀le▶ peuple sous-alimenté.
Il ne faut pas dissoudre ◀les▶ partis ni en sortir, bien au contraire. Mais il faut exiger qu’ils déclarent enfin quel est leur idéal de ◀l’▶homme, si c’est ◀le▶ requin, ou ◀le▶ robot, ou ◀la▶ personne ; si c’est ◀l’▶individu dégagé de tous liens, ou ◀le▶ fonctionnaire entièrement engagé dans une machine d’État qui dicte ◀les▶ pensées. Ou si ce n’est pas plutôt ◀l’▶homme responsable d’une vocation qui ◀le▶ distingue, mais aussi ◀le▶ relie à ◀la▶ communauté, lui conférant ainsi ◀les▶ devoirs de ses droits.
Quand un parti se sera défini de ◀la▶ sorte, ◀les▶ citoyens seront à même de juger si son action traduit son idéal, ou si au contraire elle ◀le▶ trahit. Ils seront à même d’exiger de leur parti ◀la▶ démonstration convaincante que ◀les▶ mesures qu’il préconise servent vraiment ◀l’▶idéal qu’il déclare.
Toute ◀la▶ vie politique en sera transformée. Et ◀les▶ partis redeviendront légitimes quand ils cesseront de se prendre ou d’être pris pour fin, et ne s’offriront plus que comme moyens d’une lutte commune contre ◀les▶ vraies difficultés, celles que tout le monde connaît et retrouve chaque matin.
Déclarons nos valeurs, pour commencer
Nous défendons ici une conception de ◀l’▶homme qui déborde ◀le▶ cadre des partis, et surtout de ◀la▶ gauche et de ◀la▶ droite. Nous voulons ◀l’▶homme à la fois libre et engagé, au nom d’une seule et même réalité que nous nommons ◀la▶ vocation. Celui qui a reçu vocation doit obtenir aussi ◀la▶ liberté de réaliser sa tâche unique, mais en même temps, et pour ◀la▶ même raison, cet homme-là devient responsable vis-à-vis de ◀la▶ communauté où ◀l’▶engage ◀l’▶exercice de sa tâche.
Cette conception personnaliste de ◀l’▶homme commande des attitudes précises. Par exemple, elle oblige à condamner tout ce qui, dans ◀le▶ régime capitaliste libre, frustre ◀le▶ prolétaire de sa chance d’homme, et ◀l’▶empêche de réaliser sa vocation. Elle nous oblige à condamner aussi dans ◀les▶ régimes totalitaires, tout ce qui prétend dicter à ◀l’▶homme sa vocation, — ce qui est encore ◀la▶ nier et ◀l’▶écraser. Enfin elle nous met en mesure de refuser ◀les▶ faux dilemmes entretenus par ◀la▶ lutte des partis.
Prenez ◀le▶ dilemme de ◀la▶ droite et de ◀la▶ gauche : concurrence libre ou étatisation. Nous disons qu’il n’y a pas à choisir entre ces deux demi-vérités ou demi-mensonges, de même qu’il n’y a pas à choisir entre ◀la▶ vérité du foie et celle du cœur, ni davantage entre ◀le▶ mensonge du choléra et celui de ◀la▶ peste. Nous voulons ◀la▶ santé, qui est un équilibre, — et non pas ◀l’▶exclusion de ◀la▶ moitié des organes. Nous voulons ◀l’▶homme entier et non ◀le▶ partisan. Et c’est pourquoi nous demandons à distinguer, selon ◀les▶ cas, quelles sont ◀les▶ entreprises humaines qui marcheront mieux en ◀les▶ étatisant, et quelles sont celles qu’il faut aider à rester libres. Cela ne doit pas être une querelle de partis, mais une question pratique d’aménagement, relevant de ◀la▶ nature même de ◀l’▶homme, ce composé d’automatismes et de libres pulsions, créatrices, de « gauche » et de « droite », ou si ◀l’▶on veut, de socialisme et de libéralisme.
Nous voulons que ◀les▶ trains roulent, que ◀le▶ pain soit vendu, que ◀la▶ jeunesse retrouve ◀l’▶espoir, et non pas que tel parti prenne ◀le▶ pouvoir au nom d’une idéologie confectionnée en vue de ◀la▶ seule prise de pouvoir, en se moquant bien des trains, du pain, de ◀la▶ jeunesse, et du sens de ◀la▶ vie des hommes dans ◀la▶ cité. Or, nous pouvons vraiment vouloir tout cela, parce qu’en présence d’un problème concret, nous prenons référence de ◀l’▶homme et d’une certaine vision totale de ◀l’▶homme, non pas de ◀la▶ tactique particulière et cyniquement électorale d’un parti.
Bref, nous voulons une politique à hauteur d’homme. Celle des partis passe par-dessus ◀les▶ têtes ou vise trop bas ; se perd dans des principes grandiloquents et ne se retrouve que dans des intérêts inavouables. Qui ◀le▶ niera ?
Une première réalisation
Une politique à hauteur d’homme, axée sur ◀la▶ réalité de ◀la▶ personne à la fois libre et engagée : on ne manquera pas de dire que c’est vague et arbitraire, parce que ce n’est pas électoral. Et, en effet, ce n’est pas électoral, dans ce sens qu’une telle politique peut être pratiquée au sein de plusieurs partis, et il est même très souhaitable qu’elle ◀le▶ soit. Ce serait sans doute ◀le▶ seul moyen d’amener ces partis à travailler, chacun selon sa méthode, au bien commun ; tandis qu’on ◀les▶ voit aujourd’hui rendre tous ◀les▶ problèmes presque aussi insolubles que leurs « principes » se veulent incompatibles.
Mais, au surplus, notre attitude personnaliste n’est en fait ni vague ni abstraite. Ailleurs, elle en a fait ◀la▶ preuve. ◀Le▶ parti travailliste néerlandais, qui se déclare « socialiste-personnaliste », est né dans quelques groupes de résistants inspirés de ◀la▶ manière ◀la▶ plus directe par ◀les▶ idées que nous venons de développer. Il est sorti des camps pour prendre ◀le▶ pouvoir. Et si ◀les▶ Hollandais viennent de lui accorder 30 de leurs suffrages, à sa première présentation devant ◀le▶ corps électoral, c’est qu’il a fait en une année de leur pays, ◀le▶ grand gagnant européen de ◀la▶ course à ◀la reconstruction.