VIII
Un salon atomique
Cette capitale qui ne fait partie d’▶aucun des États de l’Union m’a toujours paru peu réelle : c’est comme une ville ◀d’▶exposition qu’on aurait décidé ◀de▶ ne pas détruire. Je m’y perds régulièrement, cherchant ◀d’▶un œil anxieux l’Obélisque, qui n’est même pas au centre. Faut-il vous donner toute la mesure du désespoir qui fond sur moi dès que je suis à Washington ? Je vous avouerai que je m’y réfugie dans les salons.
L’Europe avait des salons littéraires. À Washington, ils sont tous politiques. Celui ◀d’▶où je sors, qui est l’un des mieux courus, est aussi le plus atomique. Parmi les sous-secrétaires ◀d’▶État, les diplomates et les virtuoses, j’ai trouvé deux ou trois prix Nobel, très entourés.
Une campagne atomique, disait l’un ◀d’▶eux, orné ◀d’▶une paire ◀d’▶énormes sourcils blancs, laisserait environ 2 % ◀de▶ la population américaine, grattant la terre entre les ruines, pour y chercher sa subsistance.
Comme c’est passionnant ! me dit une dame, really, I love him, he is perfectly dreamy !
J’observai que la panique ◀de▶ l’an mille, dont on pouvait penser que la Bombe allait renouveler l’hystérie, ne paraissait pas dominer l’assemblée.
— C’est qu’on croyait alors, me dit le savant. Nous n’avons devant nous que des faits mesurables. Et cela tue l’imagination.
— Pensez-vous, dit une autre dame, que la Bombe puisse faire sauter la Terre ?
— Cela se discute… Certains ◀de▶ mes collègues ont envisagé l’hypothèse, et sont ◀de▶ l’avis qu’elle n’est pas improbable. D’autres, comme moi, pensent qu’on ne fera sauter que des tranches ◀de▶ l’écorce terrestre, comme si vous peliez une orange.
Les dames étaient ravies, les hommes pensifs. On eût dit qu’ils réfléchissaient. La conversation devint générale. Le savant se montrait plein ◀d’▶humour. On n’avait jamais été plus plaisant à propos de massacres en masses. Ce que j’aime, dans le monde, c’est qu’on part quand on veut. À peine sorti, je me suis mis à réfléchir, et m’étant égaré comme ◀de▶ coutume, j’ai eu le temps ◀de▶ trouver une ou deux conclusions, avant la maison ◀de▶ mes hôtes, ◀d’▶où je vous écris.
En fait, nous sommes devant l’an mille. Tous les problèmes derniers nous sont posés, dans des termes urgents et concrets. Quel est le sens ◀de▶ la vie si elle finit demain ? Qu’est-ce que cette mort ◀de▶ l’homme causée par son génie ? Pourquoi l’intelligence conduit-elle au suicide, alors qu’elle ne croit pas à la survie, tandis que la foi des anciens temps redoutait une fin qui pourtant l’eût jetée dans l’Éternel ?
J’arpentais des avenues interminables, sillonnées ◀de▶ taxis bondés. Je me disais : on discute gentiment dans les salons la possibilité ◀de▶ faire sauter la planète. Les événements qui dépassent l’imagination — et celui-ci ne saurait être dépassé lui-même — n’intéressent ou n’inquiètent que superficiellement. À vrai dire, ils amusent plus qu’ils n’angoissent. D’ailleurs l’idée ◀d’▶un naufrage commun ou ◀d’▶une explosion unanime nous paraît plutôt rassurante. C’est le danger ou le malheur individuel que l’on redoute, et dont on souffre, surtout par la comparaison avec la meilleure chance ◀d’▶autrui. Or la Bombe détruirait probablement toute possibilité ◀de▶ comparaison. Les événements mondiaux ne nous saisissent que par les franges ◀de▶ notre vanité, ou par quelques répercussions accidentelles sur nos amours ou notre compte en banque. Rien ne laisse les hommes aussi indifférents que le sort ◀de▶ l’humanité, dont les chefs d’État parlent tant.
J’ai fini par trouver une place dans un taxi. Trois militaires, rentrant du Pacifique, s’y racontaient le détail ◀de▶ leurs campagnes. Aucun ◀d’▶eux ne donnait l’impression ◀de s’être battu pour l’idéal démocratique. Ils m’ont demandé le résultat du dernier match Armée-Marine. Je ne savais pas. Et j’étais en civil ! Voilà comment l’arrière trahit !