XI
Tous démocrates
Vous n’avez pas donné dans ◀le▶ piège. Vous me répondez avec sérénité que ◀l’▶Europe est prête à faire ◀le▶ bien, mais que des propositions aussi simplistes que la mienne méritent au mieux un sourire indulgent. « ◀L’▶Amérique vous a contaminé », ajoutez-vous moins poliment. Et je relève dans votre lettre ◀les▶ termes attendus ◀d’▶« idéalisme », ◀d’▶« optimisme béat », ◀de▶ « fantaisies utopiques » et même ◀de▶ « ballyhoo » (je vois qu’un gars ◀de▶ New York vous a donné des leçons ◀de▶ slang !) qui caractérisent ◀l’▶Amérique aux yeux des réalistes ◀de▶ ◀l’▶Europe. (Mais pour autant, ils ne se font pas faute de dénoncer ◀l’▶impérialisme des marchands et des industriels yankees. Ils se tirent ◀de▶ ◀la▶ contradiction en répétant : « hypocrisie anglo-saxonne ». Et ◀les▶ Yankees ripostent : « mauvaise foi latine ».)
Puisque mes théories politiques vous assomment, je vais vous raconter une histoire. Elle vous prouvera qu’en Amérique, on trouve parfois des occasions ◀de▶ penser aussi complexes et irritantes qu’en Europe.
Je fus ce soir visiter un ami qui aime à se dire « un anarchiste catholique ». (Je ◀le▶ crois seul ◀de▶ son parti.) Il avait l’air un peu nerveux. Voici notre conversation.
Moi. — Contre qui écrivez-vous aujourd’hui ?
Lui. — Je fais ◀le▶ plan ◀d’▶une trilogie sur ◀les▶ trois grands régimes politiques ◀de▶ ce siècle. Je vais ◀les▶ caractériser par leurs armes ou méthodes favorites. ◀Le▶ livre s’intitulera donc : Crémation, Liquidation, Évaporation ! (Il prononça ces mots ◀d’▶un ton rageur, qui me fit éclater de rire.)
Moi. — Quel beau programme ! Avouez que nous sortons enfin des petitesses ◀de▶ ◀l’▶ère bourgeoise, succédant aux ténèbres du Moyen Âge. Car ces trois armes bien modernes correspondent à trois conceptions grandioses ◀de▶ ◀la▶ vie. ◀La▶ crémation, c’est ◀la▶ purification par ◀le▶ feu ! ◀La▶ liquidation, c’est ◀la▶ vie même, toujours fluente et circulante, ◀le▶ sang, ◀les▶ sèves ! Quant à ◀l’▶évaporation atomique, eh bien, n’est-ce pas ◀le▶ symbole même ◀de▶ ◀l’▶idéalisme : tout monte et s’épanouit vers ◀le▶ ciel ! Notez que dans ce système, ◀la▶ démocratie paraît supérieure au soviétisme et à ◀l’▶hitlérisme.
Lui. — Je vous entends ! J’entends ◀le▶ diable ! D’ailleurs on n’entend guère que lui dans ce siècle trois fois maudit. Je ne vois plus ◀d’▶espoir sérieux nulle part. ◀La▶ faillite morale est universelle, chez ◀les▶ individus comme sur le plan international.
Moi. — Pas d’accord ! Je distingue un espoir. Des trois régimes dont vous parliez, l’un est écrasé. ◀Les▶ deux qui restent, et qui se partagent ◀le▶ monde, se déclarent formellement démocrates. Donc, nous voici tous démocrates, dans ◀le▶ monde entier, exception faite ◀de▶ deux pays ◀de▶ langue espagnole, que nous appellerons secondaires. Et voici mon espoir, dans cette situation : c’est qu’au lieu de défendre ◀la▶ Démocratie, en bloc, et comme une étiquette, contre ses adversaires déclarés, nous allons enfin pouvoir, entre nous, discuter ◀le▶ contenu véritable ◀de▶ ◀la▶ démocratie, sans passer aussitôt pour des fascistes.
Lui. — Autant dire que votre mot démocratie a perdu tout son pouvoir ! Une étiquette qui s’applique à tous ◀les▶ partis et à toutes ◀les▶ nations du globe ne signifie plus rien. Ou bien c’est un mensonge et une hypocrisie. Je vais vous en donner un exemple. ◀Les▶ Soviets qui se disent démocrates dénoncent ◀la▶ Suisse, qui est ◀la▶ plus vieille démocratie du monde, et ◀la▶ traitent ◀de▶ « fasciste » parce qu’elle répugne, entre autres, à ◀la▶ nationalisation des banques. ◀Les▶ Suisses peuvent répondre que cette mesure est précisément celle qui fut prise en premier lieu par ◀les▶ États fascistes, aussi bien que par ◀les▶ Soviets et par ◀les▶ socialistes anglais.
Moi. — Voilà ◀le▶ problème embrouillé à souhait, et je vous vois sourire diaboliquement, à votre tour. Mais nous sommes peut-être d’accord, en réalité. Puisque tous sont devenus « démocrates », dans ◀le▶ monde ◀de▶ 1945, nous pouvons parler ◀d’▶autre chose. Nous pouvons porter notre effort, désormais, non plus sur ◀la▶ défense ◀d’▶un mot, ◀d’▶un terme vague que plus personne n’attaque, mais sur ◀la▶ définition ◀d’▶une réalité que ce terme symbolise et parfois dissimule : Qu’est-ce que ◀la▶ liberté ? Et cela nous amènera bientôt à nous demander : Qu’est-ce que ◀l’▶homme ? C’est ◀le▶ vrai débat. Si nous ◀le▶ reconnaissons, nous aurons fait un grand progrès, ◀le▶ seul peut-être que ◀la▶ guerre pouvait permettre…
Lui. — Mais avouez qu’aussi longtemps que vos hommes d’État démocratiques n’auront pas abordé ouvertement et sincèrement ces deux questions fondamentales, ◀l’▶étiquette « démocratie » ne signifiera rien du tout. Ou bien elle servira ◀d’▶excuse et ◀de▶ prétexte cousu ◀de▶ fil blanc ou ◀de▶ fil rouge aux politiques ◀les▶ plus contradictoires et parfois ◀les▶ plus tyranniques.
Je suis sorti ◀de▶ là pour vous écrire. ◀La▶ prochaine fois, j’aurai sans doute réfléchi sur ◀la▶ liberté. N’est-ce pas ◀le▶ problème numéro un ◀de▶ notre temps ? Car ◀les▶ problèmes se posent quand ◀les choses s’en vont…