XVII
La fin du monde
Voulez-vous une nouvelle toute fraîche ? La fin du monde pourrait bien se produire avant la fin de▶ l’an prochain. Je tiens ma petite information ◀d’▶un physicien des plus remarquables. Il n’en fait pas ◀de▶ secret, mais ne la publiez pas : le colonel dirait encore que c’est « au moins prématuré ».
Voilà. Le gouvernement américain, ayant fait annoncer par la presse que des essais ◀de▶ bombe atomique allaient être tentés sur l’Océan, notre savant a cru ◀de▶ son devoir ◀d’▶avertir aussitôt Washington. D’après ses calculs, disait-il, cet essai provoquerait un tel raz-de-marée que le Déluge, en comparaison, n’aurait été qu’un bain ◀de▶ pied. Le gouvernement américain ayant également annoncé son intention ◀de▶ jeter une bombe sur la calotte polaire, pour voir ce que cela donnerait, le même savant lui a écrit aussitôt que, d’après ses calculs, la réponse était simple : cela donnerait une idée fort approchée ◀de▶ la fin du monde.
C’est à quoi nous en sommes, et c’est comique. On avait tout prévu sauf le comique, à propos de la Fin du Monde.
Car c’est pour protéger la paix et pour faire régner l’ordre universel que nous allons courir le risque ◀d’▶inonder ou ◀de▶ brûler la terre entière. Personne ne rit. Personne non plus n’ose protester. Car ces essais seront faits « dans un but militaire ». Nous sommes donc dans le domaine du sacré. Glissez mortels, mourez sans insister…
En somme, j’aurais bien tort ◀de▶ ricaner. Tout le monde sait que le monde finira. Et qui ne voudrait finir sa ◀vie▶ en même temps que celle du monde ? Il semble qu’il y ait là quelque consolation. L’amertume ◀de▶ mourir est aussi faite ◀de▶ l’idée qu’on manquera la suite ◀de▶ l’histoire. C’est peut-être pourquoi les tout premiers chrétiens, s’il est vrai qu’ils croyaient le Jugement imminent, mouraient avec une grande facilité sous la main des nazis ◀de▶ l’époque. Saint Paul écrit aux croyants ◀de▶ Corinthe : « Voici, je vous dis un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés, en un instant, en un clin d’œil, à la dernière trompette. » Or savez-vous ce que dit le texte grec, là où le français traduit « en un instant » ? Il dit en atomo, — dans un atome !
Et les grandes traditions occultistes, décrivant l’âge matérialiste où nous vivons, l’âge ◀de▶ l’extrême solidification des seules réalités qui nous restent sensibles, prévoient la fin du monde par désintégration, dissolution et réduction en fine poussière. Dies irae, dies ilia, solvet saeclum in favilla. Le Moyen Âge pensait qu’une pluie ◀de▶ feu suffirait à réduire la surface ◀de▶ la Terre et la vermine humaine qui s’y livre à ses vices. La Renaissance croyait plutôt à un nouveau Déluge. Léonard le figure dans une série ◀de▶ dessins, où l’on peut voir un raz-de-marée soulever dans ses volutes vertigineuses des rochers fracassés qui retombent sur les villes. Nous voici ramenés aux calculs du savant dont je vous parlais tout à l’heure : la fin du monde se calcule désormais. Ses données immédiates sont dans tous nos journaux…
Entre nous, qu’est-ce que cela nous ferait ? Ce serait la fin ◀de▶ la douleur du monde.
Certains jours, il me semble que la folie des peuples, des gouvernants, des militaires, et ◀de▶ tous les irresponsables qui nous mènent, obéit secrètement au bon sens. Elle nous mène à la mort, c’est clair. Mais c’est peut-être aussi qu’elle a compris que la somme des souffrances humaines est devenue si grande, avec notre Progrès, qu’il y a bien plus ◀de▶ gens au monde qui souhaitent ◀d’▶en finir avec la ◀vie▶, que ◀de▶ gens qui voudraient qu’elle dure encore. Comme si l’humanité, au scrutin très secret, avait voté que l’on arrête les frais : et tous ces fous ne feraient en somme qu’exécuter la volonté commune… « Viens, douce mort ! » ce beau choral ◀de▶ Bach, n’est-ce pas le soupir enfantin que l’on croit parfois distinguer, très bas, très doux, comme une voix du rêve, dans les intervalles effrayants ◀de la cacophonie mondiale ?
Je ne vous en dis pas plus ce soir. Demain, Noël.