XVIII
La paix ou la▶ mort
Notre monde est sans doute perdu, et c’est ◀la▶ raison ◀de▶ Noël. Dans cette nuit ◀la▶ plus longue ◀de▶ ◀l’▶année, parce qu’il n’y avait plus qu’à désespérer, ◀l’▶espoir est né. Démonstration ◀d’▶une puissance indémontrable, et dont ◀la▶ touche ne saurait être enregistrée que par ◀le▶ tout ◀de▶ ◀l’▶homme qu’elle suscite : voilà pourquoi nos instruments, et nos fonctions mentales ou sensorielles en seront toujours incapables. Ce drôle ◀de▶ petit cri dans ◀la▶ paille m’indique tout autrement que ◀les▶ formules ◀d’▶Einstein que notre univers est fini, et que ◀les▶ seuls messages ◀d’▶espoir qui passent encore sont ceux qui vont ◀de▶ personne à personne. Me voici libéré ◀de▶ mes dernières craintes, et tout libre ◀d’▶imaginer, ◀de▶ choisir et ◀de▶ m’orienter personnellement vers ◀la▶ paix ou ◀la▶ mort. Disposition favorable, je crois, à des réflexions réalistes.
Parmi tous ◀les▶ projets ◀de▶ contrôle ◀de▶ ◀la▶ Bombe que ◀l’▶on a suggérés depuis six mois, j’en retiens deux :
1. Donner ◀la▶ Bombe aux petits pays pour qu’ils soient protégés contre ◀les▶ grands. Ces derniers fourniraient ainsi ◀la▶ preuve par neuf ◀de▶ leurs bonnes intentions.
2. Donner ◀la▶ Bombe au gouvernement mondial, pour faire ◀la▶ police des nations. Deux chambres universelles seraient élues, l’une formée ◀de▶ délégués des États, l’autre ◀de▶ députés des peuples. (Je prends ◀le▶ modèle courant. Il faudrait ◀l’▶ajuster.) ◀Le▶ cabinet que ces chambres éliraient compterait ◀les▶ ministères suivants : Bombe et Répression des États, Échange des matières premières, Sens général des recherches scientifiques, Défense des droits ◀de▶ ◀la▶ personne, Transports planétaires. (Rien que ◀de▶ raisonnable, comme vous ◀le▶ voyez. On trouverait mieux, en s’appliquant.)
Mais il n’y a que ◀les▶ idées pratiques et raisonnables que ◀l’▶on traite ◀de▶ folies, à ◀l’▶âge où ◀l’▶on prépare dans ◀le▶ monde entier, à ◀la▶ demande générale, ◀la▶ prochaine et irrévocablement dernière guerre civile du genre humain.
Que va-t-il se passer ? Ces projets échoueront. On en rira. On n’en rira même pas : on ◀les▶ négligera simplement. On passera aux affaires courantes : équilibrer ◀les▶ budgets ◀de▶ guerre, etc. Ce n’est pas qu’une angoisse diffuse ne soit sensible dans ◀les▶ populations et chez beaucoup de bons esprits, mais une paralysie sans précédent s’est emparée des volontés. Vous-même, je ◀le▶ sens, je ne vous ai pas convaincue. Vous pensez que j’ai exagéré. Vous pensez que j’ai cédé au goût américain ◀de▶ ◀la▶ sensation, du biggest in the world. Et ◀de▶ vrai, c’est dans ce pays que la première Bombe vient ◀d’▶être construite. Exagérée sans doute et dépassant ◀la▶ mesure ◀de▶ ce que ◀l’▶on connaissait avant ◀le▶ 6 août, elle est là, parce que ◀l’▶homme ◀l’▶a mise là. Et votre sens ◀de▶ ◀la▶ mesure peut se rebeller comme ◀l’▶esprit devant ◀la▶ mort…
Mais admettons que j’ai exagéré : c’était fatal. Écrire, c’est mettre en forme, donc condenser, donc augmenter ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶objet ou ◀de▶ ◀la▶ situation. C’est donc toujours « exagérer » ◀les▶ traits ou phénomènes que ◀l’▶on veut dégager. Admettons que ◀les▶ armées retiennent une bonne partie ◀de▶ leur utilité au service des nations et ◀de▶ leur vertu ◀d’▶ordre. Admettons qu’elles arrivent encore à se battre. Admettons que ◀la▶ Bombe soit moins puissante que ◀les▶ savants autorisés ne ◀l’▶affirment. Admettons qu’il n’y ait pas ◀de▶ raz-de-marée, ni d’autres accidents ◀d’▶ampleur continentale. Admettons que notre globe dure longtemps encore, et que ◀la▶ guerre militaire y prospère ◀d’▶autant mieux qu’elle sera dotée ◀d’▶une arme de plus. Admettons que ◀l’▶on invente une parade à ◀la▶ Bombe, selon ◀l’▶axiome des militaires, sans oublier que leur expérience démontre qu’on ne pare jamais qu’un certain pourcentage des coups tirés… Pensez-vous que ◀les▶ effets ◀de▶ ◀la▶ prochaine guerre seront très différents ◀de▶ ceux que j’ai prévus ? ◀La▶ souffrance sera pire, ◀l’▶agonie ◀de▶ ◀la▶ terre un peu plus longue, ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶humanité non moins certaine, ◀le▶ triomphe des éléments ◀d’▶ordre aussi énigmatique, et sans témoins.
Je reconnais volontiers que ce processus peut se poursuivre assez longtemps. ◀Les▶ choses ne se passeront peut-être pas ◀de▶ ◀la▶ manière soudaine et dramatique qu’un certain goût ◀de▶ ◀l’▶antithèse m’incline parfois à souhaiter. ◀La▶ tragédie n’aura pas ◀de▶ lignes pures, parce que nos choix ne sont pas si francs, et que nos chefs savent à peine ce qu’ils jouent.
Une espèce ◀d’▶organisation mondiale ouvrira des bureaux confortables ◀d’▶où sortiront quelques vœux incolores. Il est évident que ◀les▶ nations souveraines s’en moqueront. Il est évident que l’une d’entre elles, Bombe en main, essaiera ◀d’▶imposer sa paix à toutes ◀les▶ autres. (Inutile même ◀de▶ ◀la▶ nommer.) Il est évident que ◀les▶ peuples se révolteront contre cette nation et son régime, tôt ou tard. Il est évident que si ◀l’▶on continue à penser comme on pense aujourd’hui, cela finira dans ◀l’▶explosion totale. Et il est évident que ◀la▶ grande majorité des hommes se refuse à ces évidences. On nous ressasse à longueur ◀de▶ journée qu’elle « n’est pas prête pour un gouvernement mondial ». Est-ce qu’on lui demande si elle est prête pour ◀la▶ mort ?
◀L’▶humanité, ce sont des gens comme vous et moi. Quand vous me dites qu’elle n’est pas prête pour ◀la▶ paix, cela veut dire que vous d’abord, vous refusez ◀de▶ faire ◀le▶ choix ◀de▶ ◀la▶ paix, parce que ses moyens vous déplaisent. Mais en refusant ◀de▶ choisir ◀la▶ paix, vous votez tacitement pour ◀la▶ mort, et vous en rendez responsable. Tout tient à chacun ◀de▶ nous. Et nous en sommes au point où il devient difficile ◀de▶ ◀le▶ cacher. Nos alibis ne trompent plus que nous-mêmes.
Pour moi, je poursuivrai ma lutte, quoi qu’il arrive. C’est ma santé. Dès mon premier écrit sur ◀les▶ choses politiques, j’ai posé ◀le▶ principe du pessimisme actif. Et comment ne m’y tiendrais-je pas, quand je sais que ◀l’▶enjeu n’est point ◀de▶ ceux que ◀la▶ défaite, mais ◀la▶ désertion seule puisse me faire perdre ?
Je me rappelle cette voix, dans Isaïe, criant ◀de▶ Séir au prophète : « Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ ◀la▶ nuit ? Sentinelle, que dis-tu ◀de▶ ◀la▶ nuit ? » ◀La▶ sentinelle a répondu : « ◀Le▶ matin vient et ◀la▶ nuit aussi. » Je n’ai pas fini ◀d’▶aimer ce cri. ◀Les▶ citations ◀de▶ ◀la▶ Bible vous irritent. Et vous me direz : que fait Dieu dans tout cela ? Dangereuse question : imaginez qu’il vous réponde ? S’il permet que nous fassions sauter ◀la▶ Terre, elle sautera et ce sera très bien. Au-delà ◀de▶ ce « clin d’œil », il nous attend.
P.-S. — Un dernier mot, et dire que j’allais ◀l’▶oublier ! ◀La▶ Bombe n’est pas dangereuse du tout. C’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux, c’est ◀l’▶homme. C’est lui qui a fait ◀la▶ Bombe et qui se prépare à ◀l’▶employer. ◀Le▶ contrôle ◀de▶ ◀la▶ Bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour ◀la▶ retenir ! C’est comme si tout ◀d’▶un coup on se jetait sur une chaise pour ◀l’▶empêcher ◀d’▶aller casser ◀les▶ vases ◀de▶ Chine. Si on laisse ◀la▶ Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra bien coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas ◀d’▶histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle ◀de▶ ◀l’homme.