Chances d’▶action du christianisme (juin-juillet 1946)j
Depuis des siècles, depuis ◀la▶ Renaissance, ◀le▶ christianisme a vécu sur ◀la▶ défensive.
◀Les▶ hiérarchies ecclésiastiques défendaient leurs pouvoirs temporels, justement contestés par ◀l’▶État. Puis elles eurent à défendre leurs pouvoirs spirituels, certains États s’étant laissé aller à ◀les▶ revendiquer injustement. ◀Les▶ docteurs ◀de▶ ◀l’▶Église se défendaient contre ◀les▶ attaques successives du scepticisme né ◀de▶ ◀la▶ science cartésienne, ◀de▶ ◀l’▶historisme, ◀de▶ ◀la▶ philologie, puis des systèmes sociologiques et philosophiques qui se mirent à pulluler dès ◀le▶ xixe siècle, et qui se posaient en termes intraduisibles dans ◀les▶ catégories théologiques traditionnelles. Quant aux fidèles, ils avaient à se défendre contre ◀la▶ menace quotidienne, innombrable, et sans cesse accrue, mais ◀d’▶une manière imperceptible, ◀d’▶habitudes ◀de▶ pensée et ◀de▶ vie ◀de▶ moins en moins conformes aux lois spirituelles : sans ◀le▶ savoir, sans oser se ◀l’▶avouer, ◀les▶ chrétiens devenaient, en Europe comme ailleurs, une minorité doucement persécutée. Cette persécution à coups ◀d’▶épingle, ◀de▶ demi-sourires et ◀d’▶ironies intellectuelles basées sur « ◀les▶ derniers progrès ◀de▶ ◀la▶ science », cette tolérance même qui se manifestait à l’égard des « survivances religieuses », firent autant ◀de▶ mal aux Églises que ◀les▶ persécutions romaines aux premiers temps leur avaient fait ◀de▶ bien. Partout, ◀l’▶on vit au cours du xviiie et surtout du xixe siècle, s’exténuer ◀les▶ formes extrêmes, hardies et créatrices des différentes confessions. On reculait sous ◀la▶ pression ◀de▶ ◀l’▶incroyance, on faisait ◀la▶ part du feu, on cédait ◀les▶ positions trop menacées par ◀le▶ scepticisme. Pour ne donner que deux exemples : on vit ◀le▶ mouvement mystique s’éteindre au sein du catholicisme romain, tandis que ◀le▶ théocentrisme transcendantal des réformateurs faisait place, chez ◀les▶ protestants, à un moralisme centré sur ◀l’▶homme. Tout tranquillement, et pour sauver leur corps, ◀les▶ Églises renonçaient sinon à leur âme même, du moins à cette véhémence flambante qui fut toujours signe et symbole ◀de▶ ◀l’▶Esprit. Un fils soumis ◀de▶ Rome, ◀le▶ grand Paul Claudel, pouvait écrire vers ◀la▶ fin ◀de▶ cette période qu’à ◀la▶ question : « Si ◀le▶ sel perd sa saveur, avec quoi ◀la▶ lui rendra-t-on ? », ◀les▶ catholiques modernes répondaient dans ◀l’▶ensemble : « Avec du sucre ! » Remarque hélas valable pour bien d’autres Églises, et qui résume toute une époque.
Je pense qu’avec ◀la▶ guerre, cette époque a pris fin. Et je fonde cette croyance sur quelques faits.
C’est un fait que ◀le▶ totalitarisme a rompu ◀la▶ paix fausse qui semblait établie entre ◀les▶ sociétés laïques et ◀les▶ Églises ; qu’il a brusquement mis à nu ◀l’▶état minoritaire des chrétiens ; qu’il ◀les▶ a attaqués ◀de▶ front au nom des principes non chrétiens (comme ◀le▶ nationalisme) qu’ils croyaient pouvoir tolérer ; qu’il a été abattu finalement, dans ses formes déclarées et spectaculaires tout au moins ; et que son élévation brutale puis sa chute ont été pour toutes ◀les▶ Églises une épreuve ◀de▶ forces, un défi, une purification, une occasion ◀de▶ réveil.
C’est un fait que ◀la▶ culture laïque, a-chrétienne ou antichrétienne, qui prétendait se substituer à ◀la▶ religion et conduire ◀le▶ monde moderne vers un paradis sans Dieu, a démontré son impuissance réelle devant ◀l’▶assaut ◀de▶ dictatures barbares : elle s’est reconnue impuissante à nous donner des buts ◀de▶ vie, des idéaux et un monde plus efficaces qμe ceux du christianisme.
C’est un fait que « ◀les▶ derniers progrès ◀de▶ ◀la▶ Science » autorisent ◀de▶ moins en moins — et non de plus en plus, comme au siècle passé — à mettre en doute ◀la▶ vérité et ◀la▶ validité des dogmes chrétiens. ◀L’▶ère des argumentations « scientifiques » contre ◀la▶ Genèse, ◀la▶ Création du monde par Dieu, sa Fin, ◀l’▶existence ◀de▶ ◀l’▶esprit, etc., paraît bien close, et pour longtemps.
Et c’est un fait que ◀les▶ trois grandes confessions chrétiennes ont retrouvé, depuis une ou deux décades, ◀le▶ courage ◀de▶ réaffirmer leurs positions parfois ◀les▶ plus extrêmes, avec une belle indépendance vis-à-vis des critiques ◀de▶ ◀l’▶extérieur. Renaissance du thomisme et des études mystiques chez ◀les▶ catholiques ; restauration ◀de▶ ◀la▶ dogmatique réformée grâce au mouvement initié par Karl Barth chez ◀les▶ protestants ; réapparition ◀d’▶une puissante et purifiée Église orthodoxe à ◀l’▶Est.
Mais dire que ◀l’▶époque ◀de▶ ◀la▶ défensive est terminée pour elles, dans notre temps, c’est poser aux Églises chrétiennes un dilemme très net : il ne leur reste plus qu’à s’endormir, ou bien à passer à ◀l’▶attaque.
Ce lendemain ◀d’▶une guerre ◀de▶ Trente Ans ne ressemble guère à une victoire, il faut bien ◀le▶ dire. ◀Les▶ nations qui ont perdu ◀la▶ guerre ont tout perdu ; mais celles qui ◀l’▶ont gagnée n’ont rien gagné ; elles ont seulement repoussé une menace, au prix de sacrifices presque aussi grands que ceux qu’elles eussent été contraintes ◀de▶ subir en se rendant. (Dans ce « presque » est là différence entre honneur et honte, vie et mort.)
Et que trouvent aujourd’hui ◀les▶ peuples devant eux ? Battus et vainqueurs, épuisés, cherchent en vain une utopie nouvelle. ◀Les▶ uns s’abandonnent aux vieilleries et tentent ◀de▶ restaurer ◀le▶ nationalisme, condamné par ◀les▶ catastrophes récentes. ◀Les▶ autres pensent qu’en déplaçant quelques objets — ◀les▶ richesses par exemple — on arrangera ◀la▶ vie… D’autres enfin, faisant ◀la▶ théorie ◀de▶ leur faiblesse, formulent des doctrines nihilistes. Devant cette démission ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀la▶ morale, ◀l’▶État se voit forcé ◀d’▶étendre ses pouvoirs, à coups ◀de▶ décrets si généraux que chaque vocation personnelle va s’en trouver nécessairement lésée.
En d’autres termes, ◀les▶ Églises ne trouvent plus dans ◀le▶ monde des doctrines hostiles, mais un vide doctrinal sans précédent. Ce vide est un appel, urgent et dramatique. Un appel à ◀l’▶attaque, à ◀l’▶offensive, à ◀l’▶initiative, à du plein.
Ou encore : ◀les▶ Églises et leurs prédicateurs ont moins que jamais à se soucier, aujourd’hui, ◀de▶ réfuter ◀les▶ arguments ◀de▶ ◀l’▶incroyance ; elles ont, tout simplement à donner leurs croyances, avec une agressive naïveté ; elles ont à tendre une perche à ceux qui se noient.
Comme laïque se tenant dans ◀l’▶Église, et voyant au-dehors ses chances ◀d’▶action, et ◀la▶ misère du temps qui appelle, j’attends ceci :
I. Que ◀l’▶Église offre un type ◀de▶ relations humaines viables, comme elle ◀le▶ fit aux siècles sombres, avant ◀la▶ floraison du Moyen âge, qui fut son œuvre. Il s’agit ◀de▶ restaurer ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ communauté vivante, que ◀le▶ gigantisme ◀de▶ nos machines administratives, ◀le▶ règne ◀de▶ ◀l’▶argent, ◀le▶ nomadisme industriel, et ◀les▶ déportations en masse, ont presque tué, laissant ◀le▶ champ libre à ◀l’▶État et à ses réglementations, souvent utiles, mais qui ne sont jamais règles ◀de▶ vie. Je voudrais une sociologie chrétienne pour ◀le▶ xxe siècle, et je ◀la▶ voudrais fondée sur ◀la▶ situation ◀d’▶un groupe ◀de▶ frères prenant ◀la▶ communion.
2. Que ◀l’▶Église offre un type ◀de▶ relations culturelles viables ; qu’elle ose de nouveau soutenir et guider une avant-garde intellectuelle, au lieu de garder sa position méfiante et arriérée — académique — dans ◀les▶ arts sacrés comme vis-à-vis de ◀la▶ culture vivante, laissant celle-ci désorientée. Il s’agit que nos théologiens adoptent une politique ◀d’▶intervention, et non ◀de▶ vertueuse indignation, à l’égard des écoles nouvelles, dépourvues ◀de▶ principe ◀d’▶intégration, ◀de▶ commune mesure, ◀d’▶ambitions spirituelles, ◀de▶ « dévotion » à rien ◀d’▶avouable… Toute ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Occident — musique, peinture, philosophie, littérature — est sortie des églises et des couvents. Hélas, elle en est bien sortie ! Il est temps que nous sortions à sa recherche, pour ◀la▶ ramener !
3. Que ◀l’▶Église cesse ◀de▶ défendre ◀la▶ triste et inefficace moralité bourgeoise, avec laquelle trop ◀de▶ chrétiens confondent aujourd’hui ◀la▶ vertu, quand ils ne vont pas jusqu’au point ◀de▶ ◀l’▶identifier avec ◀la▶ « vie chrétienne », et qu’elle restaure chez ◀les▶ fidèles ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vocation personnelle, seul fondement ◀d’▶une conduite spécifiquement chrétienne. « Soyez bien sages », nous disaient ◀les▶ prédicateurs depuis deux siècles. « Soyez fous ! », dit saint Paul aux Corinthiens. « Osez être ◀l’▶Invraisemblable ! »5 dit Kierkegaard. Ce sont ces voix que ◀les▶ meilleurs aujourd’hui, hors des Églises, me paraissent avides ◀d’▶entendre. ◀La▶ « folie ◀de▶ ◀la▶ ◀Croix▶ », non ◀la▶ sagesse bourgeoise. Quelque chose qui entraîne en avant et au-delà, non pas ce qui retient en arrière et en deçà des risques ◀de▶ ◀la▶ vie.
4. Que ◀l’▶Église affirme avec force, dans ◀le▶ domaine politique, ◀la▶ Transcendance ◀de▶ son chef, contre tous ◀les▶ absolutismes nationaux, étatiques, partisans. Si jamais un esprit réellement international, ou « global » comme disent ◀les▶ Américains, s’instaure sur notre planète, ce ne sera qu’au nom de ce qui transcende nos attachements nationaux, politiques et raciaux. Et c’est pourquoi ce mouvement œcuménique revêt une importance politique capitale dans notre siècle : il peut offrir ◀le▶ modèle même ◀d’▶une union mondiale dans ◀le▶ respect des diversités traditionnelles. Que dis-je, il peut ! Il ◀le▶ doit, et ◀de▶ toute urgence ! S’il y échoue, je ne vois aucune raison ◀d’▶attendre autre chose, pour ◀le▶ monde, que des tyrans, leurs guerres, et ◀les▶ tyrannies qui en résultent…
Un mot encore. Ce programme, qui résume à mes yeux ◀les▶ plus grandes chances ◀d’▶action du christianisme au xxe siècle, resterait une pure utopie si ◀les▶ chrétiens s’en remettaient aux Églises pour ◀le▶ réaliser. ◀Les▶ Églises comme corps organisés ne peuvent que soutenir et encadrer ◀l’▶action chrétienne. Celle-ci se fera, comme elle s’est toujours faite, par des personnes et par des petits groupes ; par quelques « fous ◀de▶ Dieu » comme saint François d’Assise ; par des gens ◀de▶ peu réunis dans une chambre ; par des mystiques qui n’auront l’air ◀de▶ rien ; par des hommes dont on dira qu’ils exagèrent, qu’ils rêvent, qu’ils n’ont pas ◀le▶ sens commun, qu’ils voient trop grand… Peut-être même par des petites revues comme celle-ci ?