Demain la▶ bombe, ou une chance ◀d’▶en finir avec ◀la▶ terre (30 juin 1946)q
Il est des lieux où souffle ◀l’▶esprit ◀de▶ destruction.
Herman Melville, grand romancier américain du dernier siècle, décrivant ◀les▶ Îles enchantées ◀d’▶un archipel du Pacifique, disait qu’elles « évoquent assez bien ◀l’▶image que ce monde pourrait offrir après une conflagration punitive ». Il ajoute qu’elles donnent à songer « à des choses vivantes et vermeilles, malignement réduites en cendres : des pommes ◀de▶ Sodome après ◀le▶ contact flétrisseur… ◀Le▶ principal bruit vivant, ici, est ◀le▶ sifflement… ◀Les▶ sombres masses vitrifiées, dont un grand nombre s’élèvent à quelque distance du rivage parmi ◀les▶ blancs remous et ◀les▶ brisants, forment un spectacle vraiment plutonien ».
Il y a près de trois quarts ◀de▶ siècle que Melville eut cette vision prophétique, et ◀d’▶une peu croyable précision, ◀de▶ Bikini telle qu’elle sera demain, après ◀le▶ « sifflement » ◀d’▶une bombe « plutonienne » qui « réduira malignement en cendres » et en « énormes masses vitrifiées » ◀les▶ coraux, ◀les▶ vaisseaux ◀de▶ guerre et ◀les▶ cochons en uniforme qu’on y a mis en place ◀d’▶équipages.
Opération-carrefour vraiment. Carrefour ◀de▶ ◀la▶ panique et ◀de▶ ◀l’▶orgueil humain. Carrefour ◀d’▶une guerre enfin totale et ◀d’▶une paix enfin mondiale.
Mais ◀l’▶idée même ◀de▶ carrefour évoque celle ◀d’▶une incertitude. Non seulement nous ne savons pas dans quelles voies nous engagent ces expériences — celle ◀de▶ demain et celle, beaucoup plus grave, projetée pour ◀la▶ fin du mois —, mais encore nous sommes dans un doute entretenu par nombre ◀de▶ savants quant à leurs effets immédiats. Depuis des mois, en Amérique, et hier en France, on nous prédit des catastrophes possibles, ◀de▶ dimensions continentales. Un physicien ◀de▶ New York a cru ◀de▶ son devoir ◀d’▶avertir son gouvernement que ◀l’▶évaporation instantanée ◀de▶ dizaines ◀de▶ millions ◀de▶ litres ◀d’▶eau provoquerait un tel raz-de-marée que ◀le▶ Déluge, en comparaison, n’aurait été qu’un bain ◀de▶ pieds. D’autres nous parlent ◀d’▶une contamination des atomes ◀d’▶uranium nageant dans ◀l’▶Océan. Ou ◀de▶ nuages radioactifs qui se promèneraient autour du globe, semant ◀la▶ mort et ◀la▶ consomption lente dans ◀les▶ pays ◀les▶ plus lointains, aveuglant ◀les▶ avions, affolant ◀les▶ boussoles, rendant chauve ou stérile, rongeant ◀les▶ moelles…
Mais tout cela ne fait peur à personne. ◀Le▶ fait est que personne n’a protesté, et la première des expériences est pour demain. À cette apathie plus qu’étrange ◀de▶ ◀l’▶opinion et ◀de▶ ses organes, je distingue au moins trois raisons.
La première, c’est que ◀la▶ mort en masse, ou ◀la▶ menace ◀d’▶une mort instantanée s’abattant au hasard sur tout un peuple, effraye moins qu’une séance chez ◀le▶ dentiste.
La seconde, c’est que ◀la▶ curiosité est plus forte que ◀la▶ crainte chez ◀les▶ enfants. Or ◀l’▶opinion publique est un enfant que rien au monde ne saurait empêcher ◀de▶ jouer avec ◀les▶ allumettes. Et tant de gens s’ennuient sur ◀la▶ Terre, qu’ils ◀la▶ verraient bien volontiers sauter pour qu’il se passe quelque chose.
Mais la troisième raison est ◀la▶ plus remarquable. Si ◀la▶ menace ◀d’▶un raz-de-marée continental — pour si faibles qu’en soient ◀les▶ chances — n’a pas déclenché en retour un raz-de-marée ◀de▶ protestations dans ◀le▶ monde entier, c’est qu’on affirme que ◀l’▶opération sera faite « dans un but militaire ». Ces quatre mots (et cette faute de français) réduisent au silence toute espèce ◀d’▶objection humanitaire ou même scientifique. Posons ici une question grave et malicieuse. Que pense-t-on qu’il se produirait si quelque groupe privé faisait savoir au monde qu’il va se livrer à des expériences ◀de▶ cet ordre, « dans un but » ◀de▶ connaissance pure, ◀de▶ poésie, ◀de▶ philosophie, ou ◀de▶ lucre, ou ◀de▶ simples amusement ? Quel tollé mondial, aussitôt ! Quel fracas ◀de▶ cris au fou ! au gaspillage ! à ◀l’▶existentialisme ou au surréalisme ! et pire encore : à ◀l’▶hitléro-trotskisme, à ◀l’▶anarcho-cléricalisme sournoisement soutenu par Wall Street ! Mais non, ni tôle ni murmures. ◀Le▶ sérieux ◀le▶ plus méthodique a présidé à ◀la▶ préparation ◀d’▶une expérience dont ◀l’▶utilité n’est point trop claire, si l’un des risques en est ◀la▶ fin du monde. Personne ne rit, ne ricane, ou ne hurle.
Serait-ce qu’au fond ◀de▶ nous-mêmes, à ◀l’▶insu ◀de▶ nous-mêmes, au tréfonds ◀de▶ notre inconscient, ◀la▶ guerre nous plaît ? Il est clair que nous jurons tous, sans exception, qu’il n’en est rien. À nous en croire, et nous sommes sincères, nous n’aimons vraiment que ◀la▶ paix. ◀La▶ paix nous comble. ◀La▶ paix ne nous ennuie jamais... Si c’était vrai, il n’y aurait pas ◀de▶ guerres. (Je ne parle pas ◀de▶ tel ou tel pays, mais ◀de▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶humanité.)
Et maintenant, veuillez écouter ◀la▶ retransmission planétaire ◀de▶ la première répétition des trompettes fracassantes ◀de▶ ◀l’▶Apocalypse, — « et ◀le▶ tiers des navires périt ». Si c’est un four, comme certains ◀le▶ prévoient, je vous conseille ◀de▶ n’en pas rire, ou pas si vite : attendons ◀le▶ grand concert ◀de▶ ◀la▶ fin ◀de▶ juillet.