IV
Utopies
Allons-y, et imaginons ! Voici la▶ base scientifique et officielle ◀de▶ quelques idées folles que je conçois.
◀La▶ bombe ◀d’▶Hiroshima, transportée par un B-29 volant à 550 km à ◀l’▶heure, ne pesait pas lourd, comparée aux charges des bombardiers qui réduisirent Berlin. Un avion pourrait donc en porter une dizaine. ◀Le▶ gouvernement américain nous annonce comme « certaine » ◀la▶ fabrication ◀d’▶appareils volant plus vite que ◀le▶ son ne se propage — vous ne ◀les▶ entendriez donc qu’après leur passage — c’est-à-dire jamais — et « capables ◀d’▶attaquer n’importe quel point ◀de▶ ◀la▶ planète » en partant des États-Unis. On annonce au surplus que ce mode ◀de▶ transport sera rapidement supplanté par ◀le▶ catapultage stratosphérique. Paris détruit ◀de▶ New York en deux heures, ◀de▶ Berne, ◀de▶ Bruxelles ou ◀de▶ Londres, en cinq minutes, à partir du début ◀de▶ ◀la▶ guerre.
◀Le▶ progrès, disait Baudelaire, consiste dans ◀la▶ réduction des traces du péché originel. ◀La▶ technique moderne préfère ◀le▶ mesurer à ◀la▶ réduction ◀de▶ ◀la▶ durée ◀d’▶agonie ◀d’▶une population. ◀L’▶idéal ◀de▶ nos contemporains paraît bien être ◀de▶ mourir sans ◀le▶ savoir, et sans avoir ◀le▶ temps ◀de▶ dire ouf. À quoi ◀l’▶on pourrait opposer ◀le▶ utinam notas moriar 1 du poète latin. Mais trêve ◀de▶ vains regrets. Nous sommes en pleine folie. Et je décide ◀de▶ m’y abandonner ◀le▶ temps ◀de▶ cette lettre.
Ce qui me stupéfie, c’est ◀la▶ paresse et ◀la▶ mollesse ◀de▶ ◀l’▶imagination dans notre siècle. Une Emily Brontë qui ne savait rien du monde et qui n’avait pu vivre aucune passion véritablement partagée, ◀de▶ celles où ◀l’▶être se consume et se consomme en s’engageant, nous donne ◀les▶ Hauts ◀de▶ Hurlevent. Mais nous qui avons connu par ◀la▶ persécution Hitler, Staline, et ◀l’▶exil et ◀la▶ guerre, et ◀le▶ cinéma pour notre information si ◀les▶ camps ne nous ont pas eus, nous restons plus stupides qu’une vache au seuil ◀de▶ ◀l’▶ère des miracles précis. ◀Le▶ xxe siècle est abruti sous trois rapports : ◀les▶ sens, ◀l’▶esprit, et ◀l’▶imagination. Il s’est réduit à deux spécialités plutôt maniaques : ◀le▶ maniement ◀de▶ ses machines et ◀de▶ son argent. (Encore n’est-il pas trop brillant sur le second chef.)
◀La▶ seule idée qui soit venue à nos experts en urbanisme, du moins ◀la▶ seule qu’ils aient osé communiquer, c’est ◀de▶ faire rentrer ◀les▶ villes sous terre. (Réflexe ◀de▶ honte, si j’en crois ◀l’▶expression.) L’un d’entre eux imagine ◀de▶ creuser un grand puits sous ◀le▶ gratte-ciel nommé Empire State, qui a quatre-cents mètres ◀d’▶altitude et cent étages. On ◀le▶ mettrait à ◀la▶ cave, pour ◀la▶ durée du raid. Solution aussi chère qu’absurde, car il y a tout à parier que la première bombe serait pour New York, et mettrait hors ◀d’▶usage en une seconde ◀le▶ mécanisme du rentrer sous terre. Je m’en tiens à ◀la▶ suggestion qui me venait à ◀l’▶esprit dans une précédente lettre : ◀la▶ seule défense ◀d’▶une ville est sa mobilité. J’entends bien : sa mobilité perpétuelle. Ainsi ◀l’▶ennemi ne saura pas où viser. Nous voici condamnés au nomadisme. Mais après tout, si vous prenez ◀les▶ statistiques des compagnies ◀de▶ transport ◀de▶ ce pays, vous verrez qu’une fraction importante ◀de▶ ◀la▶ population se déplace continuellement. ◀Le▶ système ◀de▶ défense que je propose ne changerait guère cette condition. Simplement ◀les▶ maisons se déplaceraient, au lieu que ce soient leurs habitants. C’est une question ◀de▶ rails ou ◀d’▶hélices.
Car je ne doute pas que nos constructeurs ◀d’▶avions, utilisant ◀l’▶énergie atomique, n’arrivent à transporter des maisons tout entières, verticalement et horizontalement, au-dessus des nuages et des tempêtes. On dispose un filet aux mailles ◀d’▶acier, on embraye un hélicoptère, et voilà ◀la▶ maison qui s’envole cependant que ◀les▶ domestiques servent ◀le▶ dîner sans perdre ◀l’▶équilibre et que ◀la▶ radio ne cesse ◀de▶ ronronner. ◀Le▶ lendemain on se pose en Floride, sur un terrain loué ◀d’▶avance. (Querelle dans ◀l’▶air ◀de▶ deux maisons qui prétendent se garer au même endroit.)
Vous allez me dire : mais c’est affreux, nous n’aurions plus ◀de▶ racines nulle part ! Avez-vous remarqué que toute ◀l’▶évolution, à partir du xixe siècle, n’est qu’un immense complot mondial pour couper nos racines paysannes ? ◀La▶ machine à vapeur, ◀la▶ concentration urbaine, ◀l’▶avion, ◀la▶ « défense » contre ◀la▶ Bombe, tout va dans ◀le▶ même sens. On nous a tout d’abord invités ou forcés à quitter nos campagnes pour ◀les▶ villes. Ces villes, dont nous pensions devenir ◀les▶ paysans, seront les premiers objectifs ◀de▶ ◀la▶ bombe. Nous ne ◀les▶ abandonnerons pas pour si peu. Nous ◀les▶ transporterons à ◀la▶ campagne. Il n’y aura plus ◀de▶ campagne ni ◀de▶ centres urbains, mais une circulation perpétuelle sur ◀la▶ Terre et ◀les▶ Morts des autres.
Vous voyez que ◀les▶ relations humaines, sentimentales, sociales et politiques vont changer ◀de▶ nature radicalement, si toutefois ◀l’▶Histoire dure encore (mais pour qu’elle dure, il nous faudra changer ◀de▶ gouvernants).
Si mes arguments, jusqu’ici, n’ont pas suffi à vous convaincre des possibilités illimitées qui s’ouvrent pour ◀l’▶âge atomique, je copie à votre intention quelques petites nouvelles pittoresques : « Alamogordo (New Mexico). ◀La▶ population est très excitée par ◀l’▶annonce que ◀les▶ vaches rouges ◀de▶ ◀la▶ contrée sont devenues blanches à la suite de la première expérience ◀d’▶explosion atomique au mois ◀de▶ juillet. » — « Carrizozo (New Mexico). Un chat noir est devenu à moitié blanc. Un cowboy du village ◀de▶ Brigham accuse ◀l’▶atome ◀d’▶avoir fait grisonner sa barbe. » — « Boston (Mass). Un savant prévoit qu’en jouant du piano, il pourra faire sauter une ville. » — « Washington, D.C. Plus ◀de▶ cinq-mille produits et procédés industriels ont été inventés au cours des travaux sur ◀la▶ bombe atomique dans ◀l’▶usine ◀de▶ Oak Ridge, Tenn. » — « San Francisco (Californie). Parmi ◀les▶ rescapés ◀d’▶Hiroshima, plusieurs femmes naguère réputées stériles sont aujourd’hui enceintes. ◀Les▶ médecins américains estiment que ◀le▶ fait est dû à ◀la▶ fin des hostilités, plutôt qu’à ◀la▶ Bombe. » — « Alamogordo (New Mexico). Des poules qui n’avaient pas pondu depuis des mois se sont remises à pondre après ◀l’▶expérience ◀de▶ juillet. »
Mais ce ne sont là que des « faits », comme disent ◀la▶ science et ◀les▶ politiciens cyniques. ◀Les▶ faits sont ◀les▶ déchets ◀de▶ ◀l’▶imagination. Et ceux que nous voyons aujourd’hui, et que nous étudions et mesurons, sont en réalité déterminés par ◀l’▶angle obtus sous lequel nous approchons ◀le▶ réel. Changeons ◀d’▶angle et ◀le▶ monde changera. Nous verrons d’autres « faits », nous trouverons d’autres « lois ».
À ce sujet, je vous envoie une petite parabole que je viens ◀d’▶écrire pour un livre en préparation.
Tout cela est très joli ! disait ◀le▶ Docteur, mais quoi, ◀la▶ science reste ◀la▶ science, ◀la▶ seule méthode honnête, rigoureuse, éprouvée, ◀d’▶analyse ou ◀de▶ construction. ◀La▶ seule utile, ◀la▶ seule qui réussisse et qui progresse. Vous semblez croire que nous sommes libres désormais ◀de▶ penser n’importe quoi, et que cela changera tout. Pardon ! ◀La▶ science produit des preuves que ◀les▶ superstitions seraient bien en peine ◀de▶ réfuter ou ◀d’▶égaler. Elle guérit ! Elle invente des machines qui font déjà mille kilomètres à ◀l’▶heure ! Elle vérifie par des faits éclatants, du genre ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique, ses spéculations ◀les▶ plus « folles » ! Libre à vous ◀de▶ prendre pour but ◀l’▶évocation des fées du Moyen Âge : jamais une fée n’a fait tourner ◀le▶ moindre moteur. Nous vous laissons à vos enfantillages.
— Bien, dis-je, ◀la▶ preuve que ◀la▶ science n’est pas folle, c’est qu’elle nous permet aujourd’hui ◀d’▶aller beaucoup plus vite qu’il y a cent ans. Voilà qui est sérieux, me dites-vous. Et voilà qui est utile, au surplus. Personne n’osant ◀le▶ contester autour de moi, je crois prudent ◀de▶ ◀l’▶accepter. J’admets aussi que ◀l’▶évocation des fées ne sert à rien et ne mène à rien… pour ◀le▶ moment.
Mais veuillez supposer maintenant que dans quelques siècles, ◀les▶ hommes cessent ◀de▶ trouver amusant ◀d’▶aller plus vite, et donc commencent à se demander à quoi cela sert. Supposez que leur plaisir nouveau et principal soit ◀d’▶évoquer quelque chose comme ◀les▶ fées, et qu’ils y arrivent après deux ou trois siècles ◀d’▶application des bons esprits. Voilà ◀le▶ sérieux nouveau, ◀l’▶utilité urgente. Ces fées donnent ◀la▶ paix du cœur dans ◀la▶ souffrance, inventent mille tours sentimentaux insoupçonnés ◀de▶ notre barbarie, créent ◀l’▶immobilité dont ◀le▶ sous-produit nommé lenteur est vénéré par quelques sectes populaires, font ◀de▶ ◀la▶ mort une plaisanterie ◀d’▶un goût sublime qui perd son sel à être répétée, étouffent ◀d’▶une seule pensée ◀les▶ explosions cosmiques, etc. Libre à vous ◀de▶ prendre pour but ◀la▶ construction ◀d’▶un moteur atomique : jamais un moteur atomique n’a évoqué ◀la moindre fée. Nous vous laissons à vos enfantillages.