XIV
Problème curieux que pose le▶ gouvernement mondial
Vous me dites que ce n’est point par mauvaise volonté, mais que vous avez grand-peine à vous représenter « pratiquement » un pouvoir mondial, et à vous en former une image convaincante. Voici comment j’explique, pour ma part, cette difficulté que nous éprouvons tous.
Un cabinet privé ◀de▶ ministère des Affaires étrangères nous paraît comme puni et humilié ; et sans ministère ◀de▶ ◀la▶ Guerre, il nous paraît dépourvu ◀de▶ sérieux. Or ◀le▶ gouvernement mondial devrait se passer ◀de▶ ces deux ministères, en vertu de sa définition. De plus, comment imaginer un pouvoir digne ◀de▶ ce nom, s’il ne trouvait personne en face de lui avec qui échanger des notes ? Personne à craindre, personne à menacer ? Personne à qui répondre que ◀l’▶honneur du pays est en jeu, qu’on ne cédera plus ◀d’▶une ligne, etc. ? Pour tout dire, pas ◀de▶ voisins, donc personne à qui faire ◀la▶ guerre ? À quoi cela ressemblerait-il ?
◀Les▶ nations et leurs gouvernements ne se posent qu’en s’opposant. C’est ◀la▶ menace extérieure qui « cimente leur unité », qui « galvanise leur énergie », et qui provoque ces magnifiques mouvements « ◀d’▶union sacrée » où chacun s’écrie dans sa langue « right or wrong, my country ! »
Mais ◀le▶ gouvernement mondial, où trouvera-t-il cet Autre indispensable à son prestige ? Je parie que vous venez de penser à ◀la▶ planète Mars, et à une guerre possible contre ◀les▶ Martiens ? Ne me dites pas non : votre première idée a été ◀de▶ supposer une guerre. Et cela pour essayer ◀de▶ vous mieux représenter ce qu’un pouvoir planétaire pourrait bien faire ◀de▶ ses dix doigts…
Pas ◀de▶ nations sans guerres avec d’autres nations. Je perdrais mon temps et le vôtre à fonder en logique, et dans ◀l’▶Histoire, cette relation que le premier venu peut détecter dans sa conscience, et sans autre instrument qu’un peu de sincérité.
◀Les▶ nations produisent ◀les▶ guerres, ◀les▶ guerres produisent ◀les▶ nations, et ◀les▶ unes sans ◀les▶ autres ne seraient pas imaginables. Si vous me dites maintenant que c’est mon gouvernement mondial que vous ne voyez pas — car il supposerait une sorte ◀de▶ nation unique ; sans voisins, donc sans guerre possible — cela revient à dire que c’est ◀la▶ paix elle-même que vous ne voyez pas. Je dis vous, et je m’en excuse. Vous représentez ici ◀l’▶humanité. Notre condition malheureuse veut que nous ne sachions imaginer ◀le▶ bien que par contraste avec un mal dont nous souffrons. Autrement, ◀le▶ bien — ou ◀la▶ paix — n’est à nos yeux qu’une fumée, une abstraction, c’est-à-dire, soyons francs, ◀le▶ comble ◀de▶ ◀l’▶ennui, si ce n’est pas une « utopie dangereuse »…
À propos de cette dernière expression, avez-vous remarqué qu’on ◀l’▶emploie ◀de▶ préférence pour dénigrer des projets ◀de▶ paix ? Pour qui sont-ils donc si dangereux ? Avez-vous également remarqué que ◀les▶ militaires qui prennent ◀la▶ plume (comme ils disent) ont coutume ◀de▶ dénoncer sous ◀le▶ nom ◀d’▶« éléments ◀de▶ désordre » ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀la▶ paix en général ? Ces gens-là leur paraissent, évidemment, ◀d’▶une moralité douteuse. Quant aux lance-flammes et aux bombardiers lourds, et quant à ceux qui donneront ◀le▶ signal ◀de▶ ◀les▶ utiliser au service des nations, gouvernants tout d’abord et généraux ensuite, ils représentent ◀les▶ « éléments ◀d’▶ordre », à n’en pas douter. Il suffit ◀de▶ voir ◀l’▶état présent ◀de▶ ◀l’▶Europe.
J’ai cru longtemps que ◀la▶ guerre était ◀le▶ pire désordre imaginable à notre époque ; et que ceux qui ◀la▶ tenaient encore pour une nécessité, voire pour une vertu, étaient ◀les▶ véritables éléments ◀de▶ désordre ; et que ◀l’▶utopie ◀la▶ plus dangereuse était ◀la▶ théorie ◀de▶ ◀la▶ souveraineté sans limites des nations. C’était trop simple. Un colonel ◀de▶ cavalerie à qui vous fîtes imprudemment lire ma lettre sur ◀la▶ mort ◀de▶ ◀la▶ guerre 2 m’écrit que je suis un primaire. Il m’assure que « à chaque guerre, nous, cavaliers, avons prouvé que nous savions nous battre », ce qui est bien ◀la▶ preuve que j’ai tort, et d’ailleurs ◀de▶ n’importe quoi. Il ajoute que ma lettre, dans sa forme, est « nettement péjorative vis-à-vis de ◀l’▶armée, ◀de▶ ◀la▶ cavalerie en particulier » et que « ◀les▶ manieurs ◀de▶ cravache et joueurs ◀de▶ poker ont sans exception sauvé ◀l’▶honneur en 40 » ; bref que je suis un « élément ◀de▶ désordre ». (Je joins ses lignes aux miennes, pour vous prouver que je n’invente pas.)
Ce colonel m’a donné une idée. En reposant sa lettre je me suis écrié : « Vivement ◀la▶ Bombe ! Suprême élément ◀d’▶ordre ! » Et ne croyez pas que je plaisantais. Car ◀la▶ Bombe seule peut nous débarrasser des armées, des souverainetés nationales, et ◀de▶ ◀l’▶anarchie qu’elles entretiennent sur ◀la▶ planète. Je dis que ◀la▶ Bombe peut nous en délivrer ◀de▶ deux manières : soit en faisant sauter ◀le▶ tout, soit en nous forçant d’ici peu à fédérer ◀les▶ hommes au-delà des nations. Vous cherchiez l’Autre contre qui s’unir ? Il nous fallait une menace planétaire pour provoquer ◀l’▶union sacrée du genre humain ? Eh bien, madame, si j’ose ◀le dire : vous êtes servie.