Bikini bluff (2 juillet 1946)f g
À l’▶heure qu’il est, on ne sait rien des cochons. Peut-être ◀les▶ prières dites en ◀l’▶église ◀de▶ Carliste, en Angleterre, « pour ◀les▶ animaux sacrifiés » et « pour alléger leurs souffrances » n’ont-elles point été sans effet. Ce qu’on sait, ◀de▶ source officielle, c’est que ◀l’▶amiral Blandy se déclare satisfait. « ◀L’▶expérience, déclare-t-il, a répondu à toutes nos espérances. Nous comptons en tirer des renseignements ◀d’▶une valeur inestimable. »
On ne saurait mieux dire, étant un amiral.
Oui, ◀l’▶expérience a répondu à ◀l’▶espérance des amiraux du monde entier, qui est, en somme, ◀de▶ rester des amiraux. Et sa valeur ne saurait être exagérée, encore qu’elle soit aisément « estimable » : elle peut se chiffrer assez exactement, si ◀l’▶on connaît ◀le▶ budget prévu pour ◀le▶ Département ◀de▶ ◀la▶ Marine américaine.
Depuis des mois, ◀de▶ nombreux organes ◀de▶ ◀la▶ grande presse américaine mettaient en garde leurs lecteurs contre ◀les▶ expériences ◀de▶ Bikini. Tout cela n’était, nous disaient-ils, qu’un complot pseudo-scientifique pour démontrer ◀la▶ valeur éternelle des cuirassés et porte-avions. ◀Le▶ grand danger, ◀le▶ vrai danger ◀de▶ ◀l’▶expérience, c’était qu’elle ratât, conformément aux prévisions des amiraux, et qu’elle rassurât faussement ◀les▶ peuples quant aux risques institués par ◀la▶ bombe. Il se peut que cette campagne ait été orchestrée par ◀les▶ services ◀de▶ ◀l’▶Armée ◀de▶ Terre, pendant ◀le▶ débat qui opposait cette dernière à ◀la▶ Marine, sur ◀la▶ question du commandement unique.
Il est certain que ◀les▶ savants sérieux se sont tous rangés du côté des adversaires ◀de▶ ◀l’▶expérience. Trois jours avant ◀le▶ lancement ◀de▶ ◀la▶ bombe, on annonçait ◀la▶ démission du fameux Dr Oppenheimer, qui fut ◀le▶ chef et ◀la▶ cheville ouvrière des expériences du Nouveau-Mexique et ◀de▶ ◀l’▶ensemble du « Projet Manhattan ». ◀Le▶ Dr Oppenheimer n’a rien voulu savoir ◀de▶ cette futile grillade ◀de▶ cochons vifs, organisée par ◀les▶ services publicitaires ◀de▶ ◀la▶ Marine.
Qu’on se rappelle, à ce sujet, ◀les▶ déclarations faites à ◀la▶ presse par ◀les▶ trois plus grands chefs des forces armées américaines, au cours de ◀l’▶hiver dernier. « ◀La▶ bombe ne fait que décupler ◀l’▶importance ◀de▶ ◀l’▶armée ◀de▶ terre », disait devant ◀le▶ Sénat ◀le▶ général Marshall. « Je vous abandonne volontiers ◀l’▶infanterie, déclarait en substance ◀l’▶amiral King, mais ◀la▶ marine saura prouver sa résistance et sa nécessité ». Voilà qui est fait.
Sur quoi ◀le▶ général Arnold, après des phrases ◀de▶ condoléances sur ◀les▶ fantassins et ◀les▶ marins, suggérait que ◀l’▶aviation seule restait indispensable, puisque c’est elle qui transporterait ◀la▶ bombe, ou abattrait ◀les▶ bombardiers ennemis.
◀La▶ Marine vient de gagner la première manche, dans ce grand match à trois équipes. Mais sans doute ne ◀l’▶a-t-elle gagnée qu’aux yeux de ◀l’▶opinion publique. ◀Les▶ vrais arbitres restent ◀les▶ savants.
Or, ◀les▶ savants persistent à nous prédire des catastrophes continentales, pour ◀le▶ jour ◀de▶ ◀la▶ grande expérience ◀d’▶une explosion atomique sous-marine. Ils jugent ◀la▶ bombe du type Nagasaki — celle qui fut lancée dimanche soir — démodée et mille fois surpassée par ◀les▶ récents modèles, qu’ils sont seuls à connaître. Et c’est leur point de vue qui m’importe.
◀Les▶ problèmes que nous pose ◀la▶ bombe restent intacts, autant que ◀les▶ palmiers ◀de▶ Bikini. Et si ◀les▶ amiraux sont rassurés, conformément à tous ◀les▶ plans qu’ils ont tirés, ◀l’▶humanité en général n’a pas lieu ◀de▶ se réjouir trop bruyamment ◀de▶ ◀la▶ survie des deux-cents cochons en uniformes. ◀Les▶ habitants ◀d’▶Hiroshima n’ont pas tenu ◀le▶ coup tout à fait aussi bien, comme ◀le▶ révèlent ◀les▶ rapports officiels publiés ◀la▶ semaine dernière. ◀Les▶ habitants ◀de▶ Londres, ◀de▶ New York, ◀de▶ Leningrad et ◀de▶ Paris ne seront point protégés aussi méthodiquement que ◀le▶ budget ◀de▶ ◀la▶ Marine américaine. Et ◀le▶ faux soulagement produit par ◀le▶ grand « four » ◀de▶ Bikini ne peut qu’augmenter ◀le▶ danger.
◀La▶ seule défense contre ◀la▶ bombe reste ◀le▶ gouvernement mondial, seul armé ◀de▶ ◀la▶ bombe pour assurer ◀la▶ police parmi ◀les▶ États. Et ◀le▶ seul moyen ◀d’▶accélérer ◀l’▶instauration ◀d’▶un tel gouvernement — qui pourrait être ◀l’▶ONU si elle existait autrement que sous forme ◀d’▶initiales — c’est ◀d’▶augmenter parmi ◀les▶ peuples ◀le▶ sentiment ◀de▶ leur interdépendance. Quand nous aurons compris que toute guerre, aujourd’hui, n’est possible qu’avec toutes nos complicités et ne saurait être qu’une guerre civile que ◀le▶ genre humain se fait « à lui-même », les premières bases psychologiques ◀d’▶une paix réelle seront posées.