Les intellectuels sont-ils responsables ? (5 juillet 1946)h i
Chose étrange, le 6 février 1934 fut une▶ date de l’histoire littéraire : elle inaugura le temps ◀des▶ moutons enragés.
Fatigués de leur innocence, voyant que l’herbe se faisait rare sous leurs pieds et qu’ils n’avaient plus de berger, aux éclairs de chaleur d’◀une▶ révolution encore lointaine, ils se sont jetés dans le premier parc venu, à gauche ou à droite, et depuis lors y bêlent d’◀une▶ voix aigre et anxieuse, tout en signant ◀une▶ quantité de manifestes.
Ils ont signé pour le négus et contre lui ; pour le chef bien-aimé, Père ◀des▶ peuples, et pour ses innocentes victimes, vipères lubriques ; pour Franco et contre Franco ; contre Dollfuss et pour Schuschnigg ; pour Thaelmann, contre le Japon, à propos du tsar, à M. Bénès ; ◀des▶ deux mains, ◀des▶ quatre pattes, les yeux fermés, d’◀une▶ croix, d’◀une▶ faucille et d’◀un▶ marteau, ou avec plus ou moins de réticences ; d’◀un▶ nom connu, d’◀un▶ nom à faire connaître… Bref, il n’est pas ◀un▶ acte commis dans le monde, depuis quatre ans, qui n’ait été vertement dénoncé pas ◀des▶ « intellectuels » français.
Mais si le monde ne s’en porte pas mieux, l’intelligence n’y gagne guère.
Tant que les écrivains mettaient leur soin à vivre en marge de tous les conflits et refusaient d’être considérés comme ◀des▶ citoyens responsables, ils étaient au moins en accord avec l’esprit général de l’époque : intelligence d’◀un▶ côté, action de l’autre, et surtout ne mélangeons rien. Tributaires d’◀une▶ culture dont l’ambition suprême était de se « distinguer » ◀des▶ contingences, ils étaient au moins purs dans leur erreur. Les modalités de leur retrait ne contredisaient nullement les postulats fondamentaux de leur métaphysique inconsciente. Et leur style traduisait fidèlement les nuances d’◀une▶ pensée détachée, irresponsable par définition. Il n’y a pas que du mal à en dire : cela nous a valu quelques œuvres durables, mineures sans doute, mais délicates et ingénieuses.
Cependant, les temps ont changé. La crise nous a fait voir soudain que les positions intellectuelles héritées du libéralisme conduisaient à ce régime de faillite qu’on nomme l’État totalitaire. Nous avons constaté que rien, ni la pensée, ni l’acte individuel, n’est en réalité gratuit. Que tout se paye. Que notre liberté de penser n’importe quoi, sans tenir compte de l’époque, était ◀une▶ illusion entretenue par l’apparente paix sociale, mais que l’échéance ne pouvait être indéfiniment repoussée et que les dettes contractées par l’esprit ne laissaient même plus ◀une▶ possibilité de concordat. Déjà les dictatures réglaient les comptes. « Lorsque j’entends parler d’esprit, je désarme mon revolver », disait ◀un▶ officier nazi. Les staliniens faisaient de même en présence du libéralisme et de la culture « désintéressée ».
C’est alors qu’on lança parmi nous le mot d’ordre : « Défense de la culture ».
Toute la confusion vient de là.
Car la culture qu’on nous propose de défendre, c’est elle, précisément, qui est responsable de la brutalité totalitaire.
On nous propose donc de défendre ◀une▶ maladie contre la mort, à quoi elle mène nécessairement.
Au lieu de nous refaire ◀une▶ santé. Au lieu de nous proposer ◀une▶ cure de désintoxication énergique. Au lieu de rechercher les moyens de penser dans le réel et l’actuel, et de surmonter enfin ce vice qu’est la distinction libérale entre la pensée et l’action.
Au lieu de préciser, par exemple, le sens de ce mot d’engagement dont tout le monde abuse aujourd’hui.
Pour qu’◀une▶ pensée s’engage dans le réel, il ne faut pas ni ne saurait suffire qu’elle se soumette à ◀des▶ réalités dont elle ignore ou répudie la loi interne : la tactique d’◀un▶ parti par exemple. Ce n’est pas dans l’utilisation accidentelle et partisane d’◀une▶ pensée que réside son engagement. C’est, au contraire, dans sa démarche intime, dans son élan premier, dans sa prise sur le réel et dans sa volonté de le transformer, donc finalement de le dominer.
S’engager, ce n’est pas se mettre en location. Ce n’est pas « prêter » son nom ou son autorité. Ce n’est pas faire payer sa prose par Ce Soir plutôt que par l’Intransigeant. Ce n’est pas signer ici plutôt que là. Ce n’est pas passer de l’esclavage d’◀une▶ mode à celui d’◀une▶ tactique politique. Ce n’est pas du tout devenir esclave d’◀une▶ doctrine, mais au contraire, c’est se libérer et assumer les risques de sa liberté.
Il peut sembler paradoxal de soutenir que l’engagement d’◀une▶ pensée suppose sa libération. En vérité, c’est le libéralisme qui a répandu l’idée que l’engagement ne peut être qu’◀un▶ esclavage. La liberté réelle n’a pas de pires ennemis que les libéraux ; sinon en intention, du moins en fait. Les penseurs les plus violemment libres du xixe siècle, ◀un▶ Nietzsche, ◀un▶ Kierkegaard, ◀un▶ Baudelaire1, ont été les plus violemment engagés dans la réalité. Et cela suffirait bien à définir le sens que nous donnons à ce mot d’engagement.
Je l’ai dit ailleurs : ◀un▶ gant qui se retourne ne devient pas pour si peu ◀une▶ main vivante et agissante. ◀Un▶ libéral qui se soumet aux directives d’◀un▶ parti ne devient pas pour si peu ◀un▶ penseur engagé. Et il ne faudrait pas que ces trahisons insignes ridiculisent toute espèce d’engagement.
◀Une▶ pensée qui, par sa nature et son mouvement originel, est libérale, irresponsable, ne devient pas libératrice et responsable du seul fait qu’elle se met « au service » d’◀une▶ doctrine de lutte politique. Faire la révolution, cela demande ◀un▶ effort ◀un▶ peu plus grand, et d’◀une▶ autre nature, que l’effort de signer ◀un▶ manifeste ou de s’inscrire dans les rangs d’◀une▶ ligue. On rougit de rappeler de tels truismes. Mais on y est bien forcé par le spectacle de l’intelligentsia française.
Précisons donc encore : la première tâche ◀des▶ intellectuels qui ont compris le péril totalitaire (de droite ou de gauche) ce n’est pas « d’adhérer » à quelque antifascisme, mais de s’attaquer à la forme de pensée d’où vont nécessairement sortir le fascisme et le stalinisme. Et c’est la pensée libérale.
Voyez donc comme nos libéraux se mettent d’eux-mêmes en rangs et marquent le pas dès qu’◀une▶ menace se précise contre les libertés françaises ! Le réflexe du libéral devant le péril, c’est de faire ◀un▶ fascisme. Fût-ce même pour se défendre du fascisme. Et peut-être surtout dans ce cas ! La panique de « l’union sacrée » qui vient de souffler sur notre élite en est l’ahurissant exemple.
Du moins a-t-elle eu cela de bon : les écrivains qui ont décidé tout récemment de renoncer à l’usage de leur pensée devant la menace hitlérienne (voir le manifeste de Ce Soir) ont exprimé en toute clarté qu’ils étaient de vrais libéraux, irresponsables nés2, égarés pour ◀un▶ temps dans les voies de « l’engagement » politique, et faisant amende honorable. Ils étaient en rupture de bercail. Maintenant, tout est rentré dans l’ordre, les moutons se sont apaisés, et la situation s’éclaircit.
Voici venir le temps ◀des▶ vrais dangers, c’est-à-dire ◀des▶ vraies luttes et ◀des▶ vrais engagements.