L’▶Américain croit à ◀la▶ vie, ◀le▶ Français aux raisons ◀de▶ vivre (19 juillet 1946)ab
Pendant que vous avez encore quelques Américains en France, et que ◀l’▶Amérique encore me tient par tout ce que je viens ◀d’▶y vivre en six années, livrons-nous au petit jeu ◀de▶ société mondiale qu’est ◀la▶ comparaison des peuples deux à deux. Jeu plus sérieux d’ailleurs qu’il n’y paraît. Car l’une des grandes questions du siècle est sans doute celle ◀de▶ ne point laisser nos moyens matériels ◀de▶ transport distancer ◀la▶ conscience humaine, trop étroitement liée aux cadres nationaux.
Comment ils accueillent un étranger
◀Le▶ grand bourgeois ◀de▶ Paris et ses fils, lorsqu’ils rencontrent une tête nouvelle, ne sourient guère. Ils tendent une main précise, accompagnée ◀d’▶un regard qui jauge cet adversaire ou ce partenaire possible. Qui va prendre avantage sur l’autre ? Ainsi se présentent-ils, comme s’ils venaient de tirer une invisible fermeture éclair.
◀L’▶Américain s’ouvre, au contraire, comme sa bouche sur des dents éclatantes, et comme s’il n’avait attendu que votre arrivée, justement, pour donner enfin libre cours à ses puissances instinctives ◀de▶ cordialité et ◀d’▶hospitalité.
Comment ils deviennent amis
À la deuxième rencontre, ou tout de suite, ◀l’▶Américain vous dit votre prénom, vous raconte sa vie sentimentale et ◀l’▶état ◀de▶ ses affaires, enfin vous invite pour un week-end.
Pendant vingt ans, ◀le▶ Français vous dira Monsieur, fera ◀l’▶impossible pour vous cacher sa richesse s’il est riche, sa pauvreté s’il est pauvre, sa vie privée en général, et ne vous rencontrera qu’au café.
Mais en France des amitiés se nouent — terme intraduisible en anglais — des amitiés exigeantes et suivies, attentives et agissantes. Personne n’a plus, et mieux écrit sur ◀l’▶amitié que ◀les▶ moralistes français, ◀de▶ Montaigne à Paul Valéry. Tandis qu’en Amérique, il vous arrive souvent ◀de▶ vous sentir seul au monde en connaissant tout le monde. ◀La▶ rançon ◀d’▶une intimité trop rapide et superficielle, c’est ◀la▶ facilité avec laquelle cette intimité s’évapore. On se voit tous ◀les▶ jours pendant quelques semaines, puis plus du tout pendant un an. Et quand on se rencontre par hasard, on ne se demande pas ce qu’on est devenu, on rit, on boit, on ne s’étonne ◀de▶ rien, tout glisse et passe, il y a tant ◀d’▶êtres sur ◀la▶ terre, tant de hasards, tant de manières ◀de▶ vivre, ◀de▶ bonnes et ◀de▶ mauvaises fortunes, par chance…
◀Le▶ sourire large des Américains dissimule leur vraie tragédie : ◀la▶ solitude.
Comment ils s’unissent et se divisentac
En France, il y a ◀les▶ catholiques et ◀les▶ laïques, c’est simple ; mais il y a d’autre part trente-six partis et sous-partis, tendances et nuances politiques.
En Amérique, il y a ◀les▶ républicains et ◀les▶ démocrates, c’est simple ; mais il y a d’autre part trente-six « stocks » ◀d’▶immigrants, et trente-six églises différentes, sous-églises, sectes et sous-sectes, transportées jadis ou naguère par des réfugiés religieux.
Mais ◀les▶ Américains changent facilement ◀d’▶église, selon leur domicile ou leur cercle ◀d’▶amis, tandis que ◀le▶ Français donne l’impression qu’il ne changerait pas plus ◀de▶ parti que ◀de▶ passé.
Comment ils inventent
Un ingénieur français, débarquant à New York, déclare que son pays vient de construire ◀l’▶avion ◀le▶ plus rapide du monde. ◀L’▶industrie française a tenu ◀le▶ coup, elle se remonte même si rapidement qu’elle bat déjà ◀l’▶américaine sur ◀le▶ terrain ◀le▶ plus favorable à cette dernière. Mais tout compte fait, ◀l’▶avion ◀le▶ plus rapide du monde n’existe qu’à un seul exemplaire. Et pendant qu’on ◀le▶ construisait, ◀l’▶Amérique a produit quelques milliers ◀d’▶appareils plus lourds et plus lents, qui n’ont ◀d’▶autre avantage que ◀de▶ fonctionner sur toutes ◀les▶ grandes ◀lignes▶ du monde.
Curieuse impatience du génie français : il invente sans relâche, et cent fois plus que ◀le▶ génie américain ; mais aussitôt il généralise son invention, son prototype ; c’est à ses yeux un stade atteint et dépassé, c’est comme si tous ◀les▶ avions ◀de▶ série étaient déjà faits ; il en est fatigué ◀d’▶avance, et passe à ◀l’▶invention suivante.
Vue ◀d’▶Amérique, ◀l’▶Europe apparaît comme une petite région ◀de▶ ◀la▶ planète proprement stupéfiante par ◀la▶ densité ◀de▶ ses inventions, tandis que ◀l’▶Amérique vue ◀d’▶Europe stupéfie par sa production standardisée. C’est que ◀l’▶Européen s’ennuie plus vite et supporte moins ◀de▶ s’ennuyer. Tandis que ◀l’▶Américain se contente plus longtemps des mêmes idées, des mêmes types ◀d’▶appareils, parce qu’il ◀les▶ utilise vraiment, parce qu’il en vit, et qu’il ne spécule pas à leur sujet.
Comment ils prennent ◀la▶ vie
◀Le▶ Français est profondément sérieux, c’est même à mon avis ◀l’▶espèce ◀d’▶homme ◀la▶ plus sérieuse ◀de▶ ◀la▶ planète. Cependant ses chansons, son théâtre ◀d’▶avant-guerre, ses romans à succès et ses produits ◀d’▶exportation, humains ou commerciaux, ◀le▶ font passer pour plus léger que ◀l’▶air. Il a fallu ◀le▶ général de Gaulle et ◀les▶ récits ◀de▶ ◀la▶ Résistance pour que certains Américains pressentent enfin que ◀la▶ France est ◀le▶ pays du sérieux sobre, ◀de▶ ◀l’▶intransigeance réaliste, des provinciaux vêtus ◀de▶ noir — « ◀le▶ noir, ◀la▶ couleur nationale ! » s’écrie un personnage ◀de▶ Giraudoux — sans parler des débats sur ◀la▶ laïcité ou ◀les▶ écoles confessionnelles.
◀L’▶Américain lui, passe encore en Europe pour un Anglo-Saxon puritain du type dynamique, alors qu’il est en réalité, et neuf fois sur dix, bien plus près du Méridional par son goût ◀de▶ ◀l’▶exagération — Tartarin serait bien épaté — son humeur communicative, et son insouciance lyrique. Ses chansons déchirantes ◀de▶ sentimentalisme ne traduisent que ses rêveries, dans un style emprunté aux nègres. Mais sa vie amoureuse et sexuelle me paraît fort peu romantique. On compare ◀les▶ salaires en toute simplicité, on divorce pour des questions ◀de▶ cuisine, on se console vite, on n’admet pas ◀la▶ jalousie. ◀Le▶ « réalisme terre-à-terre » des Américains dans ce domaine, présente un tel contraste avec ◀les▶ mœurs des Européens qu’on perd ◀l’▶espoir ◀de▶ jamais faire comprendre ◀les▶ uns aux autres. ◀L’▶ordre des valeurs morales me semble s’inverser lorsqu’on passe ◀d’▶un continent à l’autre. Un seul exemple : en Europe, ◀la▶ longue durée ◀d’▶une liaison ◀l’▶officialise presque ; en Amérique, c’est elle qui fait scandale. Se quitter bons amis après [illisible] est régulier. S’attacher, [illisible], voilà qui est immoral…ad
Comment ils construisent
En Europe, terre des cathédrales, on demande à ◀Le▶ Corbusier ◀de▶ bâtir des églises en verre et en ciment : je me souviens du temple protestant ◀de▶ Drancy, et ◀de▶ vingt églises en style aérodynamique construites par ◀les▶ Allemands avant Hitler, ou par ◀les▶ Suisses ou par ◀les▶ Hollandais. Mais en Amérique, on copie ◀le▶ gothique, tant pour ◀les▶ églises que pour ◀les▶ universités. On pousse ◀le▶ raffinement jusqu’à construire ◀le▶ chœur en style roman, et ◀la▶ nef en style ogival ; jusqu’à reproduire ◀les▶ tours non terminées des cathédrales européennes. Et ◀les▶ résidences luxueuses ◀de▶ ◀la▶ campagne ou ◀de▶ ◀la▶ ville sont régulièrement — sauf dans ◀le▶ Sud — ◀de▶ style Tudor, ◀de▶ style Renaissance, ◀de▶ style hollandais ou espagnol…
Par contre, ◀les▶ cottages américains ont infiniment plus ◀d’▶originalité, ◀de▶ diversité et ◀d’▶élégance, que ◀les▶ maisons bourgeoises en France.
Quant aux gratte-ciel, ◀l’▶ère en est bien passée. Sauf à New York, ils ne sont pas rentables.
Comment ils sont scrupuleux ou non
◀L’▶Américain ne pardonne pas une erreur ◀de▶ 2 cents dans un compte, mais se trompe joyeusement ◀d’▶un pays quand il bombarde, ◀d’▶un siècle quand il cite ◀l’▶histoire, ◀d’▶un ordre spirituel quand il critique un livre.
Ce qu’il ne tolère pas, c’est ◀le▶ mensonge, et là précisément où ◀le▶ Français ◀le▶ considère comme allant ◀de▶ soi, j’entends vis-à-vis de ◀l’▶État. Quand vous entrez en Amérique, on vous demande ◀de▶ remplir des questionnaires comportant des questions ◀de▶ ce genre : « Buvez-vous ? Modérément ? À ◀l’▶excès ? Fumez-vous ? Avez-vous d’autres vices ? Êtes-vous partisan ◀de▶ doctrines tendant au renversement des institutions américaines ? » Vous pouvez répondre que vous êtes alcoolique et anarchiste, on vous laissera entrer. Mais si vous dites sous ◀la▶ foi du serment, que vous ne ◀l’▶êtes pas, et que votre vie plus tard prouve que vous ◀l’▶êtes, ◀l’▶amende ou ◀la▶ peine ◀de▶ prison seront triplées. Tout repose ici sur ◀la▶ parole donnée, seul fondement ◀d’▶une réelle démocratie.
Comment ils se battent
Voici ◀le▶ contraste ◀le▶ plus profond entre ◀l’▶Ancien et ◀le▶ Nouveau Monde : leur manière ◀de▶ réagir à ◀la▶ souffrance. Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ mort à ◀la▶ guerre.
◀Le▶ Français, élevé dans ◀l’▶idée que dulce et decorum est pro patria mori, accepte ◀de▶ se faire tuer non point par fanatisme, religieux, comme ◀le▶ Japonais, ni par esprit quasi sportif comme ◀l’▶Américain, mais par une sorte ◀de▶ fatalisme inconscient. (Je ne parle pas du héros, mais du troupier moyen, sans opinion.) Il pense qu’il faut ce qu’il faut, et qu’il faut cela, et que c’est ainsi depuis des siècles, et qu’on ne peut pas y échapper.
◀L’▶Américain, bien au contraire, considère ◀la▶ souffrance et ◀la▶ mort comme des accidents insensés, que rien au monde ne peut rendre acceptables ou justifiables. ◀L’▶idée que ◀la▶ souffrance puisse devenir féconde ne ◀l’▶effleure pas, tandis qu’elle règne sur notre inconscient, résidu des plus solennelles traditions religieuses ◀de▶ ◀l’▶Occident. C’est pourquoi ◀les▶ Français avancent sous ◀le▶ feu ◀de▶ ◀l’▶ennemi, tandis que ◀les▶ Américains s’assurent d’abord — quitte à payer ◀le▶ prix qu’il faut en matériel — que ◀les▶ batteries ◀d’▶en face ont été écrasées.
Cette folie apparente ◀de▶ ◀l’▶Européen dénote un certain degré ◀de▶ spiritualité, car ◀l’▶esprit se nourrit ◀de▶ sacrifices. Tandis que ◀le▶ bon sens américain trahit une certaine ignorance des conditions premières ◀de▶ ◀la▶ vie spirituelle. ◀Les▶ uns préfèrent ◀les▶ raisons ◀de▶ vivre à ◀la▶ vie même, et pour ◀les▶ autres, c’est ◀l’▶inverse. Je compare et vous laisse juger. Ce n’est pas simple. Et cela va peut-être choquer ? Que voulez-vous, j’ai deux amours. Or ◀l’▶amour rend parfois plus lucide que ◀l’▶être aimé ne ◀le▶ souhaite.