3.
Le vrai pouvoir des intellectuels et son usage
Si le▶ désordre est tel que ◀la▶ pensée n’engrène plus à rien ; et si ◀la▶ pensée « débrayée » ne fait plus que tourner sur elle-même ; si ◀l’▶action devient impensable et ◀la▶ pensée inefficace, cela provient, je crois, ◀d’▶une seule et même cause, ◀d’▶une seule et même erreur initiale sur ◀l’▶homme.
◀L’▶homme est un animal pensant, nous apprend-on dès ◀l’▶école primaire. Il n’est ni ange ni bête, on se plaît à ◀le▶ répéter. Et nous voyons pourtant que ◀les▶ hommes ◀de▶ ce temps pensent comme s’ils étaient anges, et agissent comme bêtes. ◀Le▶ mal qui est dans ◀l’▶action n’a pas d’autres racines que ◀le▶ mal qui est dans ◀la▶ pensée. Politiciens ou clercs, ils oublient ce qu’est ◀l’▶homme. Ils ont perdu ◀de▶ vue sa définition même. Leur point ◀de▶ départ est faux, et leurs efforts ◀les▶ plus sincères aboutissent au malheur ◀de▶ ◀l’▶homme. Car tout ce qui ne se fonde pas dans ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶homme agit au détriment de son humanité. Il n’y a pas ◀d’▶autre cause à ◀la▶ crise présente : ◀l’▶homme moderne a perdu ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶humain.
◀Le▶ seul devoir des intellectuels, dans ◀la▶ situation qui nous est faite, c’est ◀de▶ rechercher ◀l’▶homme perdu. C’est aussi là leur seul pouvoir. C’est à eux seuls qu’il appartient ◀de▶ ◀l’▶exercer dans ◀le▶ désordre politique. Pratiquement et spirituellement, il n’y a pas pour nous ◀de▶ tâche plus urgente ni plus grave, et c’est ◀la▶ seule à laquelle nous puissions nous employer sans ridicule ni trahison, nous qui n’avons aucune autre puissance.
C’est dans cette recherche ◀d’▶une mesure ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀d’▶une définition concrète ◀de▶ ◀l’▶humain qu’il faut voir ◀l’▶intention générale des essais réunis dans ce livre. Je ne me fais aucune illusion sur ◀la▶ portée immédiate ◀de▶ mon effort. ◀La▶ situation présente me ◀l’▶interdirait, toute question ◀d’▶habileté mise à part. Il est clair que ◀le▶ monde moderne n’est pas conduit par des raisons, plus ou moins bonnes, mais par des folies qualifiées, adorées comme telles par ◀les▶ masses aussi bien que par ◀le▶ bourgeois. Deux-cents pages de plus ou ◀de▶ moins n’y changeront rien, dit ◀le▶ bon sens. Mais j’ai ma petite folie aussi, qui ne crie pas avec ◀les▶ leurs, et qui se croit dans son bon sens, à elle ! ◀Les▶ hommes sont malades ◀de▶ ◀la▶ peste et s’imaginent aimer cette peste : ce n’est pas une raison, si ◀l’▶on en sait ◀la▶ cause, pour ◀la▶ taire, et pour renoncer à vanter ◀le▶ remède que ◀l’▶on pense tenir. Ils sont en train de se déshumaniser : ce n’est pas une raison pour renoncer à ce qu’on sait être ◀l’▶humain, pour renoncer à être un homme.
La plupart des folies qu’on nous dit toutes-puissantes, et devant lesquelles on se courbe parce qu’elles sont soi-disant fatales, perdent beaucoup de leur majesté redoutable dès que ◀l’▶on considère que ◀le▶ concret ◀de▶ ◀l’▶homme réside dans ses actes et non pas dans ses mythes.
Il faut reconnaître que ce point de vue, dans ◀l’▶état d’esprit ◀d’▶aujourd’hui, provoque une espèce ◀de▶ scandale. ◀Les▶ groupes qui ◀le▶ défendent sont petits, mal connus. On ◀les▶ accuse ◀d’▶utopie. Ils tablent, en effet, sur ◀la▶ chance ◀de▶ ◀l’▶homme concret, ◀de▶ ◀la▶ personne. Ils réputent abstraites ces « nécessités historiques » qui, selon ◀l’▶opinion ◀de▶ nos maîtres, dicteraient à ◀l’▶homme ses destins. Ils constatent que, dans ◀la▶ réalité politique, ce sont encore des hommes qui agissent, et non pas du tout ces faux dieux qu’on invoque pour couvrir des impuissances trop humaines. La plupart des « lois scientifiques » qu’on invoque à gauche et à droite pour justifier ◀les▶ trahisons ◀de▶ ◀la▶ personne, n’existent réellement qu’à partir du moment où ◀l’▶homme n’existe plus en tant que tel. Que ◀l’▶homme s’affirme, qu’un seul homme s’affirme, et ◀le▶ pouvoir des lois diminue aussitôt. Aussi bien convient-il ◀d’▶opposer un scepticisme méthodique aux calculs ingénieux des sociologues. Il est d’ailleurs probable que ◀la▶ sociologie n’est qu’une science ◀de▶ mythomanes. J’y verrais même ◀le▶ symptôme ◀d’▶une espèce ◀de▶ refoulement. Dès que ◀l’▶homme, en effet, refoule sa vocation personnelle, on voit paraître toute espèce ◀de▶ troubles dans ses activités et ses pensées : l’un des plus caractéristiques est justement cette pensée sociologique qui voudrait codifier ◀la▶ loi ◀d’▶évolution des « masses » comme si ◀les▶ masses n’étaient pas faites ◀d’▶hommes, c’est-à-dire ◀d’▶éléments imprévisibles. Un autre trouble est cet amour théorique ◀de▶ ◀l’▶Humanité, qui traduit une fuite devant ◀l’▶humanité particulière telle qu’elle est incarnée par ◀le▶ prochain visible. Sociologues et humanitaires souffrent ◀d’▶une sorte ◀de▶ daltonisme : ils ne savent plus distinguer ◀l’▶homme en tant qu’homme, ◀la▶ personne.
◀L’▶aspect pathologique et proprement fiévreux des grands mouvements sociaux contemporains (hitlérisme) est très frappant. Il n’y a pas lieu ◀d’▶insister sur ce point après tant d’autres. Ce qu’on n’a peut-être pas vu avec une suffisante netteté, c’est que l’un des prodromes du mal dont ◀la▶ crise finale s’appelle dictature, réside dans notre culte du « pratique », dans ◀la▶ confiance naïve que nous donnons aux techniciens. Je distingue dans ce culte le premier temps du refoulement personnaliste, ◀le▶ symptôme évident ◀de▶ ◀la▶ débilité spirituelle qui favorise ◀la▶ dissociation ◀de▶ ◀l’▶homme en esprit et en corps irresponsables l’un ◀de▶ l’autre. ◀La▶ bourgeoisie libérale ne sait plus honorer ◀l’▶esprit qui fit sa force. Elle cherche à compenser par un praticisme tardif ◀l’▶abstraction toujours plus irréelle ◀de▶ sa pensée et ◀de▶ ses rêves. Elle pense trop haut, agit trop bas : c’est qu’elle a perdu ◀la▶ mesure. Elle a perdu ◀le▶ sens du niveau proprement humain. Cela éclate dans sa politique : elle affirme ◀la▶ Paix, ◀le▶ Droit, ◀l’▶Humanité ; elle ne respecte en fait que ◀les▶ opportunistes.
Ces faits bien établis — et nous y reviendrons ◀d’▶une manière plus concrète à propos de situations précises — on peut en déduire ceci :
La première tâche des intellectuels est, aujourd’hui, ◀de▶ conduire une critique des mythes collectivistes nés ◀de▶ ◀la▶ maladie ◀de▶ ◀la▶ personne. Puis il s’agit ◀de▶ retrouver une définition concrète ◀de▶ ◀la▶ personne. Enfin ◀de▶ ◀la▶ traduire en institutions et coutumes. Ou, tout au moins, ◀d’▶indiquer ◀les▶ limites, ◀la▶ formule et ◀les▶ buts ◀de ces institutions.