III
Précédence ou primauté de▶ ◀l’▶économique dans ◀le▶ marxisme ?
(Introduction à un débat dans un cercle privé)
◀L’▶affirmation ◀de▶ ◀l’▶importance décisive du fait économique servit ◀de▶ point ◀de▶ départ à Marx dans une époque où ◀la▶ bourgeoisie se croyait « spiritualiste » ou « idéaliste » au sens vulgaire ◀de▶ ces termes. Marx révélait ainsi à cette bourgeoisie ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ◀la▶ société moderne. Aux grands bourgeois libéraux, philanthropes et déjà démocrates, qui croyaient sincèrement constituer ◀la▶ classe des « braves gens », Marx montrait que leur activité réelle était ◀l’▶exploitation économique du prolétaire, que leur libéralisme c’était ◀la▶ liberté économique du plus fort, que leur philanthropie, leur humanitarisme, leurs goûts démocratiques, par-dessus tout leur religion, étaient autant ◀de▶ moyens hypocrites — ou peut-être sincères — ◀de▶ duper systématiquement ◀le▶ monde — et peut-être eux-mêmes — sur ◀la▶ véritable nature des rapports humains et du statut social dont ils étaient ◀les▶ bénéficiaires. ◀L’▶affirmation brutale du primat ◀de▶ ◀l’▶économique intervint à ce moment ◀de▶ ◀l’▶histoire comme un rappel à ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ condition humaine. Elle fut d’abord pour Marx et pour Engels une affirmation polémique extrêmement efficace et qui tirait sa vérité relative ◀de▶ ◀l’▶état ◀de▶ mensonge dans lequel vivait ◀la▶ bourgeoisie. Ajoutons tout de suite que cette vérité relative subsiste encore ◀de▶ nos jours dans ◀la▶ mesure où cet état ◀de▶ mensonge subsiste lui-même. Que nous soyons marxistes ou antimarxistes, il nous arrive à tous, dans des moments ◀d’▶indignation en présence de ◀l’▶hypocrisie plus ou moins consciente ◀de▶ certains capitalistes, ◀de▶ certains porte-paroles ou porte-plumes ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie, ◀de▶ nous écrier, trop souvent, hélas ! en pensée seulement : « Vends tous tes biens et donne-◀les▶ aux pauvres, et nous verrons ensuite si tu attaches encore tant ◀d’▶importance aux ventes ◀de▶ charité, à ◀la▶ poésie pure ou à ◀la▶ contingence des lois ◀de▶ ◀la▶ nature ! »
Mais ◀le▶ marxisme, à ◀la▶ suite surtout des derniers écrits ◀de▶ Marx, a été beaucoup plus loin que son indignation première. ◀De▶ cet argument polémique, ◀de▶ ce rappel à ◀la▶ vraie nature des choses, ou tout au moins à un aspect des choses qu’on avait cru pouvoir négliger, il a voulu faire un système. Un système tout d’abord purement critique — et légitime en raison même du grand nombre ◀de▶ faits dont ◀l’▶argument paraissait rendre compte ; mais ensuite constructif, et c’est là ◀le▶ malheur. En bref, Marx démontra d’abord ◀le▶ matérialisme réel ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie qui se croyait idéaliste. Puis il systématisa sa critique, c’est-à-dire qu’il réduisit systématiquement toute activité humaine à son aspect économique, à des facteurs quantitatifs. Enfin, par un étrange renversement des valeurs, assez difficile à localiser dans son œuvre, il fonda toute son anthropologie sur cet homme réduit au minimum matériel, sur cet état ◀de▶ ◀l’▶homme précisément qu’à ◀l’▶origine il jugeait inhumain. Il condamna d’abord ◀le▶ « spirituel » bourgeois parce que ce spirituel produisait en fait ◀le▶ prolétaire. Puis il affirma que ce prolétaire était ◀l’▶homme véritable, et duquel il fallait partir pour aboutir, dans quelques siècles peut-être, à un homme nouveau capable ◀de▶ créer un « spirituel » également rénové.
C’était là, très exactement, comme ◀le▶ dit ◀l’▶expression courante, faire ◀de▶ nécessité vertu.
Mais c’était aussi introduire dans ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀la▶ Révolution un primat du déterminisme dont je dirai, sans plus de précaution, qu’il m’apparaît essentiellement contre-révolutionnaire. Pourquoi ? Parce qu’il fait abstraction du facteur homme, ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀de▶ ◀l’▶origine concrète ◀de▶ toute révolution.
Du point de vue tactique, ◀le▶ matérialisme a joué un rôle utile et même indispensable. Mais ce rôle critique, une fois accompli, ◀le▶ déterminisme s’est révélé incapable ◀de▶ soutenir ◀l’▶élan révolutionnaire originel. Telle est ◀la▶ contradiction centrale du marxisme : ◀les▶ fins qu’il veut atteindre, qui sont ◀la▶ libération ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶État, sont sans commune mesure avec ◀les▶ moyens qu’il met en œuvre. Ou mieux encore : ◀les▶ moyens du marxisme sont incapables ◀d’▶engendrer ◀les▶ fins désirées, parce qu’ils ne portent pas en eux-mêmes ◀l’▶image et ◀la▶ préfiguration ◀de▶ ces fins. On ne fait pas ◀de▶ ◀la▶ liberté avec ◀de▶ ◀la▶ nécessité, on ne crée pas des personnes par ◀le▶ moyen des dictatures, pas plus qu’on ne fait ◀de▶ ◀l’▶éternité en accumulant siècles sur siècles.
◀Le▶ matérialisme bourgeois, repris en charge par ◀le▶ marxisme, empêche ◀la▶ Révolution ◀de▶ s’arracher du plan capitaliste. Il alourdit, il entrave, finalement il paralyse brutalement, par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ dictature étatiste, ◀l’▶élan créateur, spirituel ◀de▶ ◀la▶ Révolution. On peut dire, très exactement, que ◀le▶ matérialisme est ◀l’▶opium ◀de▶ ◀la▶ Révolution.
Certes, ◀le▶ marxisme contient bien d’autres éléments que cette affirmation du primat ◀de▶ ◀l’▶économique : elle n’en demeure pas moins essentielle. Et ce serait une grande duperie que ◀de▶ croire comme certains qu’on peut ◀l’▶accepter sous réserves, limiter ses dégâts ou même se passer ◀d’▶elle, tout en acceptant d’autres parties ◀de▶ ◀la▶ doctrine.
Car toute ◀la▶ force ◀de▶ propagande du marxisme-léninisme réside dans ◀la▶ cohérence ◀de▶ ses affirmations polémiques et ◀de▶ ses analyses théoriques. Que ◀les▶ thèses marxistes reposent sur une constatation historique ou sur une espérance utopique, leur systématisation très poussée leur confère un aspect uniformément scientifique qui abuse facilement ◀les▶ primaires, et qui, d’autre part, rend toute critique malaisée. On ne sait jamais très bien, en présence d’une ◀de▶ ces thèses, si elle veut exprimer simplement un état ◀de▶ fait, ou si elle ◀le▶ condamne, ou si elle ◀le▶ revendique. C’est un des tours nombreux que peut jouer ◀la▶ fameuse dialectique hégélienne. ◀Les▶ réalisations marxistes en URSS ne sont guère utiles pour nous fixer à cet égard. ◀L’▶URSS étant encore en pleine période ◀de▶ transition, il est trop facile ◀de▶ rejeter toutes ◀les▶ critiques ◀de▶ fait adressées au plan quinquennal en montrant qu’elles n’atteignent pas ◀le▶ marxisme authentique, lequel ne sera réalisé que dans quelques siècles peut-être. Où donc irons-nous chercher ce marxisme authentique ? Chez Marx ? On y trouve tout ce que ◀l’▶on veut, sauf une doctrine « marxiste », comme il ◀l’▶a dit lui-même. Force nous est donc ◀de▶ partir du marxisme « moyen », théorique et vulgarisé, celui précisément que ◀l’▶on expose aux masses. C’est bien lui que nous rencontrons dans toutes nos discussions avec ◀les▶ militants du Parti14, c’est lui qui fait trembler ◀les▶ bons bourgeois, précisément parce que, contre lui, ils se sentent privés ◀de▶ défense intérieure : il est comme ◀l’▶expression brutale ◀de▶ leur inconscient, il décrit sans pudeur ◀la▶ part honteuse ◀de▶ leur nature réelle.
Prenons donc d’abord ◀la▶ thèse matérialiste en elle-même, dans son expression actuelle ◀la▶ plus générale, sans tenir compte des correctifs que pourrait lui apporter telle lettre ◀de▶ Marx à Engels, ou telle conséquence imprévue du jeu ◀de▶ bascule dialectique.
On a pu lui opposer une série ◀d’▶objections que je ne ferai ici que mentionner, car elles sont fort connues :
1° ◀La▶ thèse est historiquement critiquable. Si ◀l’▶on peut montrer que ◀le▶ capitalisme est bien à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶idéologie bourgeoise, on a pu montrer aussi15 qu’un fait spirituel, ◀la▶ Réforme, avait été un facteur décisif du développement capitaliste ;
2° ◀La▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶économique est au fond une croyance bourgeoise, une ◀de▶ ces croyances jamais avouées mais réellement agissantes qui définissent ◀l’▶esprit bourgeois, et que ◀le▶ marxisme n’a fait que formuler brutalement et systématiser ;
3° ◀La▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶économique implique une foi au déterminisme, une croyance en ◀la▶ seule valeur des faits tels qu’ils sont, qui paraît à certains égards antirévolutionnaire ;
4° ◀La▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶économique suppose une anthropologie particulière, qui considère ◀l’▶homme dans ce qu’il a de plus animal, de plus aveuglément soumis à ◀la▶ nature, et en même temps qui propose un idéal standard, abstrait, dépersonnalisé, et mortellement monotone.
À toutes ces critiques, ◀les▶ marxistes ont répondu pendant longtemps à peu près ceci : « Vous avez peut-être raison dans ◀l’▶absolu, mais nous nous occupons, nous, ◀de▶ ◀la▶ situation présente ◀de▶ ◀l’▶homme, et nous disons : tant que ◀le▶ minimum ◀de▶ vie n’est pas assuré, c’est un leurre que ◀de▶ parler ◀de▶ spiritualité. Commençons par ◀le▶ commencement : donnons du pain à tout le monde. Nous parlerons ensuite ◀de▶ ce spirituel auquel vous ne tenez tant que parce qu’il vous permet ◀d’▶éluder ◀le▶ vrai problème. »
Mais cette réponse simpliste, valable tout au plus contre certaines critiques bourgeoises, ne suffit plus maintenant, et ceci à cause de deux faits nouveaux, qui sont : 1° ◀l’▶instauration du régime soviétique en Russie ; 2° ◀la▶ naissance des fascismes italien et allemand. Je m’explique :
◀Le▶ fascisme a repris à son compte ◀la▶ critique du spirituel bourgeois. Il a su utiliser ◀le▶ rappel à ◀la▶ réalité économique proclamé par Marx. Mais il ne s’est pas tenu là. Il a, dès ◀le▶ début, avec autant ◀d’▶hypocrisie sans doute que ◀d’▶habileté, et même ◀de▶ sagesse, proclamé en même temps que ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀la▶ réalité supérieure ◀de▶ ◀la▶ vie « spirituelle ». Par là même, il paraît plus capable que ◀le▶ marxisme ◀d’▶entraîner ◀les▶ classes moyennes, ◀d’▶utiliser leur « idéalisme » impénitent.
D’autre part, ◀la▶ réalisation partielle ◀de▶ ◀l’▶économie marxiste en Russie fait apparaître désormais ◀la▶ nécessité ◀d’▶une spiritualité nouvelle. ◀Le▶ problème, en tout cas, cesse ◀d’▶être théorique. Cette spiritualité que Marx n’avait pas définie, il faut maintenant ◀la▶ préciser ◀d’▶urgence, ne fût-ce que pour des fins démagogiques, ou, comme ◀le▶ disaient récemment certains socialistes français, « pour n’être pas pris ◀de▶ vitesse par ◀les▶ fascistes ».
Aussi bien a-t-on vu apparaître, au cours de ◀l’▶an 1932, un mot d’ordre assez nouveau parmi ◀les▶ communistes. On s’est mis à citer ◀les▶ textes du jeune Marx16. On s’est fondé sur eux pour affirmer que ◀la▶ primauté du matériel n’avait qu’une valeur en quelque sorte tactique, et tout à fait provisoire. Que ◀le▶ but final était bel et bien ◀la▶ libération ◀de▶ ◀l’▶homme complet, spirituel compris. Enfin, que cette primauté n’était en réalité qu’une précédence 17 dans ◀le▶ temps, et qu’elle n’avait qu’un sens chronologique.
Tout cela, certes, n’est pas bien nouveau. On n’a eu qu’à reprendre des textes anciens. Mais ◀le▶ fait qu’on y insiste indique une orientation nouvelle du marxisme. ◀De▶ tous côtés ◀la▶ préoccupation dite culturelle apparaît là où naguère on était surtout occupé à dogmatiser sur ◀le▶ matérialisme plus ou moins pur.
Cette orientation peut encore s’expliquer par un troisième fait. Tant que ◀le▶ marxisme s’opposait à une bourgeoisie libérale dite « spiritualiste » qui ne se savait pas liée au capitalisme, ◀les▶ marxistes revendiquaient ◀les▶ droits ◀de▶ ◀la▶ matière. Maintenant que ◀la▶ critique marxiste s’est vulgarisée et que ◀l’▶on commence à comprendre : 1° que ◀la▶ bourgeoisie et ◀le▶ capitalisme sont liés ; 2° que ◀le▶ capitalisme est une doctrine matérialiste à sa façon, — ◀les▶ marxistes ont intérêt à revendiquer à leur tour ◀les▶ droits ◀de▶ « ◀l’▶esprit ».
Tel étant, à peu près, ◀l’▶état ◀de▶ ◀la▶ question, je voudrais maintenant indiquer en quelques thèses rapides ◀la▶ position personnaliste vis-à-vis de cette nouvelle tactique.
Si ◀les▶ jeunes philosophes marxistes tiennent à ce qu’on parle ◀de▶ précédence plutôt que ◀de▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶économique, c’est donc qu’ensuite, une fois leurs revendications économiques satisfaites, ils comptent passer à une œuvre spirituelle.
Mais ce passage serait ◀la▶ négation ◀de▶ leurs principales thèses ◀de▶ combat actuelles, fondées sur ◀le▶ déterminisme. Si ◀le▶ mot « spirituel » signifie quelque chose, c’est assurément par opposition avec ◀les▶ lois inéluctables ◀d’▶une nature tyrannique, entièrement livrée à ◀la▶ nécessité. ◀L’▶esprit est d’abord jeu, liberté, création imprévue. Mais cette évasion hors du déterminisme, ◀la▶ dialectique hégélienne ◀de▶ Marx ◀l’▶a cependant prévue. On se souvient des phrases fameuses concernant « ◀le▶ saut du royaume ◀de▶ ◀la▶ nécessité dans celui ◀de▶ ◀la▶ liberté ». Ce saut, c’est ◀la▶ vraie révolution, nous dit-on. Or, cette révolution n’est pas encore opérée en Russie. Nous ne sommes que dans ◀la▶ période ◀de▶ préparation, qui doit fatalement se « nier » un jour. (Autosuppression de l’État, au moment où ◀la▶ société sera devenue homogène, c’est-à-dire sans classes.)
Tout cela n’est qu’un rêve ◀d’▶intellectuel qui ne tient plus aucun compte ◀de▶ ◀la▶ réalité humaine. Cette extraordinaire opération ◀de▶ rétablissement du spirituel et ◀de▶ ◀la▶ liberté, dans un monde où seules sont admises ◀les▶ valeurs matérielles et quantitatives, figure une sorte ◀de▶ conversion profonde et subite ◀de▶ toute une civilisation, dont on ne voit pas quel dieu serait ◀l’▶auteur, et que rien dans ◀le▶ passé ◀de▶ ◀l’▶humanité ne peut permettre même ◀d’▶imaginer. Il s’agit là ◀d’▶une gigantesque caricature ◀de▶ réalités chrétiennes, qui n’ont ◀d’▶existence que pour ◀la▶ personne humaine, et qui supposent une Personne divine comme auteur.
Si ◀l’▶on refuse cet acte ◀de▶ foi en ◀la▶ dialectique marxiste, il reste peu de raisons ◀d’▶imaginer possible ◀le▶ saut dans ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ liberté. En effet, ◀les▶ nouvelles valeurs instituées pendant ◀la▶ période ◀de▶ transition au socialisme ont, d’ores et déjà, une existence concrète, une durée ◀d’▶action et ◀de▶ réaction. Elles modèlent ◀l’▶homme, elles créent des habitudes ◀de▶ pensée et ◀de▶ vie entièrement soumise aux lois du nombre et ◀de▶ ◀la▶ matière, pour ne rien dire ◀de▶ ◀la▶ police et ◀de▶ ◀la▶ délation organisée. Atmosphère peu favorable à ◀l’▶instauration ◀d’▶une spiritualité nouvelle ! Même si ◀les▶ germes du spirituel sont semés, ils tomberont désormais dans un milieu de plus en plus stérilisé, ◀de▶ moins en moins favorable à une révolution réelle, surtout brusque. Une anthropologie pseudo-scientifique et déterministe, comme celle qu’impose actuellement ◀le▶ marxisme-léninisme, ne peut être que conservatrice. Elle s’établit au niveau du fait, c’est-à-dire du tout-fait. Elle concerne une réalité totalement déterminée qui ne peut être, même par avance, que du passé. Cette anthropologie marxiste — qui n’est pas celle ◀de▶ Marx lui-même — tend à rendre ◀l’▶homme irresponsable, obéissant aux seules lois que lui révèle ◀la▶ science, nouvelle théologie. Elle tend à rendre ◀les▶ hommes interchangeables, parce que sans vocation personnelle, sans démon intime, sans responsabilité propre, et sans racines. Elle fera des hommes inactuels, au sens étymologique. Des hommes, incapables ◀d’▶actualiser une création, c’est-à-dire incapables ◀de▶ concevoir un spirituel véritable.
Seule une anthropologie établie dès ◀l’▶origine au niveau de ◀l’▶acte, et non du fait, me paraît capable ◀de▶ préparer une révolution libératrice.
Il y a plus. À supposer que ◀le▶ passage au spirituel (selon ◀les▶ marxistes) soit possible, je me refuse à croire que ce passage constituera un progrès sur notre état présent. Étant admises ◀les▶ « valeurs » rationnelles, laïques et collectives, ◀le▶ spirituel soviétique ne pourrait être qu’une réédition standardisée ◀de▶ « ◀l’▶esprit » bourgeois — dont justement nous étions reconnaissants à Karl Marx ◀d’▶avoir montré ◀l’▶inanité. Ce spirituel-là serait tout bonnement ◀le▶ vieil individualisme français, dont ◀les▶ marxistes seraient ainsi ◀les▶ derniers défenseurs au xxe siècle.
Un spirituel qui ne vient qu’ensuite, c’est un spirituel ◀de▶ luxe, « gratuit » comme on disait naguère, sans efficace, sans responsabilité, sans existence concrète, un spirituel tout à fait digne des éloges du « clerc parfait », et ◀de▶ ◀l’▶approbation des bourgeois ◀les▶ plus vilipendés par ◀le▶ marxisme dans sa période critique virulente. Nous préférons encore ◀le▶ matérialisme ◀le▶ plus plat et ◀le▶ plus grossier, mais au moins franc, à cette caricature du spirituel, à cette douteuse distinction entre ◀l’▶action et ◀la▶ vie spirituelle, qui est pour nous ◀l’▶origine même du désordre actuel.
Mais ce mot ◀de▶ précédence évoque encore autre chose que ◀la▶ séparation bourgeoise et rationaliste entre ◀la▶ pensée et ◀l’▶action, ◀l’▶esprit et ◀la▶ matière. Il évoque une position théologique. Il évoque un certain humanisme, un certain moralisme, un certain optimisme évolutionniste, tout un ensemble ◀de▶ doctrines qui trouvent leur lieu commun dans ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶immanence. Au fond du débat précédence ou primauté, nous retrouvons ◀le▶ débat immanence ou transcendance, c’est-à-dire une opposition essentiellement théologique. ◀Les▶ marxistes croient (comme certain christianisme libéral et comme tous ◀les▶ moralismes) que ◀l’▶« esprit » et ◀la▶ « liberté » sont au terme ◀de▶ ◀l’▶effort humain.
Or, je crois, au contraire, que si ◀le▶ spirituel n’est pas à ◀l’▶origine, il n’est pas non plus à ◀la▶ fin ◀d’▶un système, ◀d’▶une action, ◀d’▶une croyance. S’il est vrai que ◀l’▶homme est un ensemble ◀de▶ déterminismes, aucune liberté ne sortira jamais ◀de▶ son effort, ni aucun esprit. À moins qu’un Dieu transcendant ne ◀les▶ y introduise. On peut dire, semblablement, que s’il n’y a pas, à ◀la▶ base ◀d’▶une doctrine politique un principe ◀d’▶actualité, nulle « période ◀de▶ transition » ne sera capable ◀de▶ ◀l’▶engendrer. Et si, par exemple, ◀la▶ personne humaine est comptée pour rien dans ◀les▶ suppositions fondamentales du collectivisme, ◀le▶ succès ◀de▶ cette doctrine ne préparera nullement un terrain plus favorable à ◀l’▶épanouissement futur ◀de▶ ◀la▶ personne. Quand on perd sur ◀la▶ personne, on ne peut pas se rattraper sur ◀la▶ quantité, on ne peut pas gagner sur ◀la▶ masse.
Mais — m’objectera-t-on — si vous dites contre ◀les▶ marxistes : spirituel d’abord, vous séparez vous aussi, dans ◀le▶ temps, ce qui n’a ◀d’▶existence réelle que dans ◀l’▶unité, dans ◀l’▶instant. Faisons ici une distinction importante que j’aurais peut-être dû faire plus tôt. Quand nous disons spirituel d’abord, ce d’abord n’a pas ◀le▶ même sens temporel, historique, que dans ◀l’▶économique d’abord des marxistes. Il a un sens ◀de▶ primauté non pas chronologique et transitoire, mais absolue. Primauté éternelle et non pas temporelle. Nous touchons ici à ◀la▶ divergence irréductible qui existe entre ◀la▶ conception chrétienne et ◀la▶ conception marxiste-hégélienne ◀de▶ ◀la▶ réalité humaine et ◀de▶ ◀l’▶histoire. On peut dire, dans ce sens, que ◀la▶ croyance à ◀la▶ période ◀de▶ transition résume à nos yeux toute ◀l’▶erreur marxiste. ◀Les▶ hégéliens et ◀les▶ marxistes croient à une succession, là où nous croyons à une simultanéité.
◀Les▶ marxistes croient que ◀l’▶homme primitivement bon a été gâté par des institutions sociales irrationnelles, et qui ◀l’▶ont exploité. (Mais ◀d’▶où vient cet esprit ◀d’▶exploitation ?) Ils pensent que cet homme dégradé sera sauvé plus tard, dans quelque millenium dont il doit préparer lui-même ◀la▶ venue. Nous croyons, au contraire — mais ce n’est pas exactement ◀le▶ contraire — que ◀l’▶homme pécheur, déchu, a été sauvé, et qu’il est ainsi, actuellement, à la fois pécheur et sauvé, sans qu’il soit possible ◀de▶ distinguer dans ◀le▶ temps une précédence, des stades successifs. Notre réalité est dans une dialectique simultanée, non pas successive.
Nous pourrions dire : dans ◀l’▶histoire, dans ce temps, nous sommes charnels, non seulement d’abord, mais ensuite et toujours. Mais ◀la▶ primauté éternelle appartient à ◀l’▶Esprit qui agit dans ◀l’▶instant bouleversant ◀de▶ ◀la▶ foi, comme il agit à ◀l’▶Origine et à ◀la▶ Fin.
◀Le▶ marxisme apparaît ainsi comme une vision du monde essentiellement évolutive, en face du christianisme essentiellement révolutionnaire.