IV
Ni ange ni bête : ni gauche ni droite
(Fondements théologiques d’▶une action politique)
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En dépit de ◀la▶ vieille polémique des bien-pensants, il n’existe guère, parmi nous, ◀de▶ théoriciens du désordre. Toute doctrine sociale, aujourd’hui, fût-elle même ◀la▶ plus subversive, est ◀la▶ doctrine ◀d’▶un certain ordre terrestre, ◀d’▶un certain aménagement des activités, ◀de▶ ◀la▶ durée, des créations humaines. Tout ordre terrestre suppose une conception ◀de▶ ◀l’▶homme, tel qu’il est ou tel qu’il devrait être.
Tel qu’il est : c’est ◀la▶ conception réactionnaire, ou statique, ◀la▶ politique ◀de▶ ◀la▶ contrainte armée, ◀de▶ ◀l’▶ordre immuable, ◀de▶ ◀la▶ mesure (ou hiérarchie) sociale imposée. C’est une doctrine pessimiste, une politique ◀de▶ ◀la▶ camisole ◀de▶ force.
Tel qu’il devrait être : c’est ◀la▶ conception révolutionnaire, ou dynamique, ◀la▶ politique du devenir et ◀de▶ ◀l’▶évolution fatale. C’est une doctrine optimiste, dont ◀la▶ mesure n’est pas dans ◀le▶ présent injuste, mais dans ◀le▶ futur libérateur. Politique millénariste.
À droite, on dit que ◀l’▶homme est une bête, que c’est là son partage et qu’il faut s’y tenir. À gauche, on dit que si ◀l’▶homme est une bête, son but est toutefois ◀de▶ devenir un ange.
◀Le▶ christianisme intervient dans cette fausse symétrie avec une sorte ◀d’▶humour transcendant, fort bien exprimé par Pascal : « ◀L’▶homme n’est ni ange ni bête, et ◀le▶ malheur veut que qui veut faire ◀l’▶ange fait ◀la▶ bête19. »
Qu’est ◀l’▶homme ? Il ne se connaît pas. ◀L’▶Évangile ◀le▶ révèle à lui-même, comme perdu, et par cette révélation, sauvé. Ainsi ◀l’▶homme n’est humain que dans un paradoxe ; il est perdu lorsqu’il se croit sauvé, il est sauvé lorsqu’il se sait perdu. Je dis que seul ce paradoxe ◀le▶ rend humain, ◀le▶ fait humain : car si ◀l’▶homme peut se voir perdu, c’est qu’il croit, c’est qu’il est dans ◀la▶ foi ; mais être dans ◀la▶ foi, c’est faire ◀la▶ volonté ◀de▶ Dieu, c’est agir, c’est donc attester sa dignité proprement humaine. ◀La▶ foi seule est un acte absolu ; ◀le▶ croyant seul, véritablement homme.
Dans ce paradoxe essentiel, et non ailleurs, peut se fonder une politique qui mérite ◀le▶ nom ◀de▶ chrétienne. Je ◀la▶ vois caractérisée par deux traits qui nous serviront ◀de▶ critères : d’une part, elle est seule humaine, au sens évangélique du terme ; d’autre part, elle paraît à peu près intenable.
Elle est seule humaine, parce que seule elle pose la question dernière du destin ◀de▶ ◀l’▶homme, en même temps qu’elle connaît et saisit ◀l’▶homme dans sa condition actuelle. Mais il faut savoir aussi qu’elle est intenable, parce que ◀les▶ ordres ◀de▶ ◀la▶ foi sont toujours imprévisibles, instantanés, et qu’ils ne souffrent point ◀d’▶être ◀d’▶avance limités par un système, par un programme, par des solutions toutes faites.
Voici ◀le▶ malentendu qui s’institue partout entre ◀la▶ politique et notre foi : ◀la▶ politique s’occupe des moyens, et néglige bientôt ◀les▶ fins, ou prend ◀les▶ moyens pour des fins ; ◀la▶ foi ne veut connaître que ◀les▶ fins, et risque ainsi ◀de▶ sous-estimer ◀les▶ moyens. Ou encore : pour ◀le▶ politique pur, il s’agit toujours ◀d’▶un ordre établi ou ◀d’▶un ordre à établir. Pour ◀le▶ croyant, il ne s’agit, d’abord, que ◀d’▶un ordre reçu.
Mais dès que ◀l’▶ordre est véritablement reçu, et accepté, il s’agit ◀de▶ ◀l’▶exécuter. ◀L’▶ordre reçu par ◀le▶ chrétien est dans ◀l’▶instant, hic et nunc ; ◀l’▶ordre imposé par une politique est dans ◀l’▶évolution, dans ◀la▶ durée. Mais il faut que ◀l’▶ordre reçu s’insère aussitôt dans ◀l’▶histoire ; et ◀le▶ problème des moyens, s’il doit rester subordonné à ◀l’▶origine et à ◀la▶ fin, est cependant inséparable ◀de▶ celles-ci.
Il est donc non seulement possible, mais nécessaire, que ◀le▶ chrétien prenne position en présence des partis politiques. S’il rejette ◀les▶ partis pris, c’est qu’il doit sans cesse, à nouveau prendre parti.
Comme ◀le▶ réactionnaire, il veut connaître ◀l’▶homme tel qu’il est — seulement il ◀le▶ connaît mieux. Comme ◀le▶ marxiste, il sait que sa doctrine ne doit pas se borner à interpréter ◀le▶ monde, mais doit plutôt ◀le▶ transformer. Seulement il sait que cette transformation s’appelle ◀le▶ Royaume ◀de▶ Dieu, non ◀le▶ royaume ◀de▶ ◀l’▶homme moyen.
Contre ◀le▶ réactionnaire, il affirme que ◀l’▶ordre établi ne saurait être en aucun cas définitif ni suffisant.
Contre ◀le▶ marxiste, il affirme que ◀l’▶évolution nécessaire n’entraîne pas une amélioration du genre humain, ne conduit pas mécaniquement au paradis terrestre. Aux uns et aux autres, il reproche ◀de▶ déshumaniser ◀l’▶homme, par ignorance ◀de▶ sa nature véritable.
Certes, nous sommes dans ◀l’▶histoire, mais non pas comme ◀la▶ subissant. Nous sommes au monde comme n’étant pas du monde ; dans ◀le▶ péché, mais comme ayant reçu ◀la▶ promesse ◀d’▶être sauvés ◀de▶ son empire. ◀L’▶action politique nous est nécessaire, comme manger, travailler et penser, mais jamais un système politique ni aucune synthèse humaine n’aura ◀de▶ droit sur nous en tant que personnes, en tant que vocations. Surtout, jamais un succès politique ne pourra, pour nous, se confondre avec un progrès du salut. Principe ◀d’▶une politique du pessimisme actif.
Une phrase ◀de▶ Kierkegaard résume, à mon sens, ◀le▶ fondement et ◀la▶ seule direction possible ◀de▶ toute politique chrétienne : « ◀L’▶homme seul (devant Dieu) est au-dessus ◀de▶ ◀la▶ collectivité20. » Cela ne signifie pas que ◀le▶ croyant doive s’isoler ◀de▶ ◀la▶ communauté, mais bien que ◀la▶ communauté doit toujours être subordonnée à cette fin ◀la▶ plus haute ◀de▶ ◀l’▶homme qu’est sa foi, — sa situation personnelle devant Dieu. Non seulement ◀le▶ chrétien pourra et devra collaborer avec tous ◀les▶ « mouvements » politiques qui revendiquent ◀les▶ droits supérieurs ◀de▶ ◀la▶ personne par rapport à ◀l’▶ensemble ; mais encore il pourra et devra affirmer que ◀la▶ seule communauté réelle et humainement bienfaisante est celle qui se fonde dans ce rapport originel ◀de▶ ◀l’▶homme à Dieu, ◀d’▶où découle ◀la▶ relation concrète et humainement bienfaisante que ◀l’▶Évangile appelle ◀l’▶amour du prochain.
Ni ange ni bête, ni droite ni gauche. Pessimisme quant aux fins terrestres, mais impliquant ◀l’▶activité ◀de▶ ◀l’▶homme considérée comme un service nécessaire — voilà peut-être définie ◀l’▶attitude chrétienne en politique : une révolution sans illusions.