V
Sur la▶ devise du Taciturne
Faisons-nous donc du paradoxe ? Non : Dieu nous est paradoxal. ◀Le▶ paradoxe est ◀la▶ réalité, ou plus exactement ◀le▶ paradoxe est ◀la▶ marque et ◀la▶ preuve ◀de▶ toute réalité en tant que saisie et vécue, c’est-à-dire assumée par ◀l’▶homme. Sortir du paradoxe pour s’évader dans une synthèse quelconque, rationaliste, romaine, ou marxiste, c’est sortir ◀de▶ ◀la▶ réalité même. Car ◀la▶ réalité est précisément ce qui nous met en relation personnelle et immédiate avec Dieu : et que ◀la▶ relation ◀d’▶un être déchu avec son Créateur ne puisse être que paradoxale, cela est clair, ◀d’▶une clarté proprement aveuglante et même insupportable, si nous n’avions ◀le▶ Christ, seul méditateur et seul espoir, seulement accessible au plus profond du désespoir et ◀de▶ ◀la▶ nuit, par ◀la▶ foi seule, — qui ne vient pas de nous.
Telle est ◀la▶ démarche paradoxale, « dialectique », ◀de▶ ◀la▶ vie chrétienne : elle rejette tout espoir qui ne serait pas ◀le▶ seul espoir, toute promesse qui ne serait pas ◀la▶ seule promesse : espoir et promesse ◀de▶ ◀la▶ foi, — et ◀la▶ foi naît au cœur du désespoir. Mais, d’autre part, en vertu du même ordre des choses, ◀la▶ dialectique chrétienne rejette tout désespoir qui ne serait pas ◀le▶ seul désespoir réel : celui qui dévaste ◀la▶ nature humaine jusqu’à ces profondeurs dernières où ◀l’▶attend ◀l’▶espoir éclatant ◀de▶ ◀la▶ révélation.
◀La▶ ◀Croix▶, signe éternel ◀de▶ ◀la▶ contradiction et ◀de▶ ◀l’▶« agonie », est au centre du monde chrétien, parce qu’elle est ◀le▶ signe même ◀de▶ notre condition. Et lorsque nous disons ◀le▶ « monde-chrétien », nous exprimons par ces deux mots contradictoires ◀l’▶antinomie hors de laquelle toute méditation constructive reste vaine, évasive et mortelle.
« Nous sommes au monde, nous ne sommes pas du monde. »
Toute construction politique qui ne prend pas au sérieux ce qu’impliquent ◀les▶ deux termes ◀de▶ ◀l’▶antinomie, ou qui cherche à ◀la▶ supprimer, est antichrétienne en son principe. Ainsi se trouvent définies ◀les▶ trois « hérésies politiques ».
1° ◀L’▶hérésie pessimiste abandonne à lui-même un monde qui ne saurait nous offrir ◀de▶ salut, puisqu’il n’est ◀de▶ salut qu’en ◀la▶ foi, qui transcende ◀le▶ monde. Principe ◀de▶ ◀l’▶individualisme anarchique ; point de vue qui rend absurde ◀le▶ fait même ◀d’▶être né, c’est-à-dire ◀d’▶avoir été « mis au monde ».
2° ◀L’▶hérésie optimiste constate au contraire que « nous sommes au monde pour quelque chose », mais elle oublie que ce quelque chose, notre activité, ne vaut rien pour notre salut. Elle se souvient que nous devons travailler à établir ◀le▶ Royaume sur ◀la▶ terre, mais elle oublie que cela nous est à jamais impossible. C’est ◀le▶ principe ◀de▶ cet activisme que ◀les▶ Européens trouvent commode ◀de▶ nommer « américain ».
3° ◀L’▶hérésie ◀de▶ ◀la▶ synthèse est inhérente à tout système rationaliste du monde, soit qu’il prétende, comme ◀le▶ système romain, enfermer ◀les▶ antinomies dans un cadre hiérarchique qui préserve ◀l’▶homme du désespoir et lui fournisse un équilibre durable, même si ◀la▶ foi disparaît ; soit qu’il refuse, comme ◀le▶ marxisme, ◀l’▶antinomie spécifique ◀de▶ notre condition, et que, enfermant ◀les▶ conflits purement humains dans ◀le▶ jeu ◀de▶ synthèses successives, il achemine ◀l’▶espèce vers un équilibre final, morne réplique du millenium chrétien.
Nous voici donc en face de deux solutions synthétiques « possibles », imposantes, établies. Qu’aurions-nous à leur opposer ? Tout notre espoir est dans un désespoir tellement « substantiel » qu’il nous rende à leur tour intenables ◀les▶ dernières ruses ◀de▶ ◀la▶ sécurité.
Qu’est-ce donc pour nous que ◀l’▶effort humain ? Sinon ◀l’▶exercice nécessaire ◀de▶ ◀l’▶âme, son actualisation, ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ son incorporation ; mais ◀les▶ résultats terrestres ◀de▶ cet effort ne nous mériteront jamais ◀le▶ Pardon ; ils mériteront tout au plus ◀d’▶être eux-mêmes pardonnés. Ce qui nous assure ◀le▶ Pardon, c’est ◀la▶ foi. Agissez donc, mais votre action ne sert ◀de▶ rien.
◀L’▶hérésie pessimiste et ◀l’▶hérésie optimiste ainsi renvoyées dos à dos, me voici maintenant en présence de ◀l’▶accusation plus subtile des partisans ◀de▶ ◀la▶ synthèse. Comment un homme qui se réclame ◀de▶ Calvin et ◀de▶ Luther, c’est-à-dire ◀de▶ contempteurs absolus des mérites humains, pourrait-il, s’il prend au sérieux sa foi, participer à un effort politique quelconque ?
Ayons ◀le▶ courage ◀de▶ ◀l’▶affirmer ; il n’est pas ◀de▶ réponse à cette question pour ceux qui ne savent pas ce que c’est que ◀la▶ foi.
Si ◀l’▶on entend par vie non seulement ◀la▶ vie naturelle, mais ◀l’▶ensemble des relations humaines, ◀la▶ foi est ce qui rend ◀la▶ vie impossible (par ses exigences absolues), tandis qu’au contraire ◀la▶ politique est ◀l’▶art ◀d’▶accommoder ◀les▶ relations dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ plus grande facilité ◀de▶ réalisation. ◀La▶ politique est un art ◀de▶ synthèses pratiques ; son office est ◀de▶ résoudre dans ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶utile des difficultés naturelles. Mais ◀la▶ foi, bien souvent, ne peut qu’aiguiser ces oppositions naturelles ; bien plus, elle crée des conflits là où ◀l’▶homme naturel n’en pouvait distinguer ; et surtout elle impose un choix, d’ailleurs humainement impossible, là où ◀l’▶homme naturel s’abandonnait en paix à ses déterminations physiques et morales.
Doit-on conclure au refus ◀de▶ toute activité politique ?
Ce serait admettre que ◀les▶ deux termes ◀de▶ ◀l’▶antinomie s’équivalent et peuvent s’annuler. ◀La▶ logique n’a ◀le▶ droit ◀de▶ conclure qu’à partir de concepts réduits au même ordre. Mais ce n’est pas ici du concept ◀de▶ ◀la▶ foi que nous parlons. C’est ◀de▶ ◀la▶ foi vivante. Or, cette foi, nul homme n’est capable ◀de▶ ◀la▶ posséder dans ◀la▶ durée ; elle « survient », et jamais nous ne pouvons en tirer argument, comme ◀d’▶une force à notre disposition ; elle survient, et c’est alors un ordre que nous recevons et qui nous meut parmi ◀les▶ hommes tels qu’ils sont, — des hommes qui ont besoin ◀d’▶une politique pour suppléer à leur faiblesse, qui ont besoin tout autant qu’on leur montre ◀la▶ vanité ◀d’▶une chose si nécessaire.
Telle est, dans son principe, ◀la▶ seule attitude politique que puisse adopter ◀le▶ chrétien : ◀la▶ politique du pessimisme actif, — ou si ◀l’▶on veut ◀de▶ ◀l’▶activisme sans illusions. Et sa devise n’est autre que ◀la▶ maxime souveraine du Taciturne, ◀la▶ maxime calviniste par excellence : « Point n’est besoin ◀d’▶espérer pour entreprendre, ni ◀de▶ réussir pour persévérer. »
Cette absence ◀d’▶illusions quant à ◀la▶ valeur absolue du résultat, sinon ◀de▶ ◀l’▶acte, est en même temps ◀le▶ meilleur ressort ◀de▶ ◀l’▶action.
◀La▶ preuve est dans tous ◀les▶ livres ◀d’▶histoire. ◀Les▶ peuples calvinistes ont été ◀les▶ plus « actifs » des temps modernes. Il s’est même produit ceci, que ceux d’entre eux qui perdaient ◀la▶ foi — c’est-à-dire ◀le▶ principe animateur — n’en continuaient pas moins ◀d’▶agir en vertu du principe ◀d’▶inertie (tout corps en mouvement tend à conserver son mouvement). C’est ainsi que ces activistes désorientés ont développé ◀le▶ capitalisme, symbole même ◀de▶ ◀l’▶action dépourvue ◀de▶ fins transcendantes, ◀de▶ ◀l’▶action optimiste. Corruptio optimi pessima.
Mais il existe des êtres que ◀l’▶attitude du pessimisme actif condamne sans discussion et sans appel. Et c’est peut-être vis-à-vis ◀d’▶eux seulement que notre politique pourra se fixer un programme : ◀la▶ devise ◀de▶ Guillaume d’Orange est ◀l’▶arrêt ◀de▶ mort des idoles.
Quelles sont donc nos idoles ? Ce sont ◀les▶ créations ◀de▶ nos désirs divinisés, ce sont ◀les▶ dieux que nous nous fabriquons avec toutes nos folies, et que nous invoquons contre nos désespoirs trop vrais ; ce sont ◀les▶ dieux que ◀l’▶homme fait à son image. Or, si ◀l’▶homme est un loup pour ◀l’▶homme, que seront pour lui ses créatures divinisées ! ◀Les▶ dieux ◀de▶ ◀l’▶Occident réclament des dividendes ; ils réclament aussi des sacrifices humains. ◀Le▶ dieu-nation respire ◀la▶ bonne odeur ◀d’▶onze millions ◀de▶ morts sacrifiés en quatre ans à sa gloire. Moins redoutable, en apparence, ◀le▶ dieu-production se contente des macérations ◀de▶ 30 millions ◀de▶ chômeurs, et ◀de▶ super-holocaustes annuels ◀de▶ blé, ◀de▶ coton et ◀d’▶obus.
C’est ainsi qu’il en va ◀de▶ ◀l’▶homme lorsqu’il se confie dans ses œuvres, et qu’il adore ses puissances. Mais ◀la▶ devise du Taciturne exprime, par son paradoxe, une espérance qui se rit ◀de▶ nos espoirs, c’est-à-dire qui se rit ◀de▶ nos idoles, et par ce rire, nous en délivre. Elle espère contre tout espoir, parce qu’elle espère en un Dieu transcendant, et qui n’est point fait ◀de▶ main ◀d’▶homme. Quel Dieu fait ◀de▶ nos idéaux pourrait nous certifier, dans ◀le▶ fond ◀de▶ nos âmes, un salut qui se joue des ultimes efforts et des ultimes défaites ◀de▶ notre volonté ◀de▶ vivre ? Mais aussi, ce Dieu qui nous sauve en dépit de tous nos échecs, c’est un Dieu qui veut être adoré sans partage ! On ne peut pas espérer en son nom, et croire aussi en ◀l’▶homme, comme avant. On ne peut pas lui demander ◀de▶ bénir ces idoles dont il nous délivre. On ne peut pas adorer Dieu et ◀la▶ nation, Dieu et ◀l’▶argent, Dieu et Mammon. C’est pourquoi en face des idoles, il n’y a plus que deux attitudes : ◀les▶ adorer ou ◀les▶ fracasser.
Tout chrétien est iconoclaste. C’est là le premier temps ◀de▶ son action rénovatrice. Servir Dieu, c’est combattre Mammon, ce n’est pas déplorer ses excès et toucher par ailleurs ◀les▶ bénéfices provisoires qu’il dispense. Une politique chrétienne doit d’abord condamner toutes ◀les▶ « solutions » que nous avons divinisées, toutes ◀les▶ idolâtries flatteuses ou basses ou généreuses, pour lesquelles ◀les▶ hommes s’entretuent : capitalisme ou stalinisme, nationalismes ◀de▶ toutes farines, révolutions qui prétendraient fonder notre salut sur un ordre terrestre.
Mais toutes ces négations, nous ◀les▶ déclarerons au nom d’une espérance qui, elle, a bien ◀le▶ droit ◀de▶ se dire révolutionnaire. Quelle autre voie s’ouvrirait donc au christianisme, hors celle ◀de▶ ◀la▶ révolution ? Quand bien même nous aurions des raisons dogmatiques ◀d’▶admettre ◀le▶ régime et ◀les▶ pouvoirs régnants, ◀le▶ conformisme nous est pratiquement interdit : car ◀les▶ ordres que donne ◀la▶ foi sont absolus, et ils s’opposent aux ordres ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire. Mais, d’autre part, ◀le▶ réformisme suppose trop ◀de▶ calculs et trop ◀de▶ compromis pour être compatible avec une attitude chrétienne. À ◀l’▶origine permanente ◀de▶ toute action vraiment évangélique, il n’y a pas une sage volonté ◀de▶ réforme, mais une révolution totale : ◀la▶ conversion. Et ◀la▶ Réforme elle-même, malgré son nom, que fut-elle, sinon une révolution, une nouvelle conversion ◀de▶ ◀l’▶Église ? Car ◀l’▶Église, elle aussi, peut devenir une idole, dès qu’elle cherche des assurances tout humaines, dès qu’elle devient une solution « possible », dès qu’elle offre aux hommes des synthèses où ils trouvent ◀la▶ sécurité, mais qui n’ont pas ◀de▶ vérité.
◀La▶ plus grande liberté ◀d’▶action et ◀de▶ révolution est promise à celui que n’empêtre aucun respect du résultat en soi. Pessimisme rétablissant sur un plan supérieur une sorte ◀de▶ jeu, ou mieux ◀d’▶humour, qui se mêle au tragique quotidien comme un rappel ◀de▶ ◀la▶ seule grandeur transcendante. Nous ne sommes pas condamnés au succès, mais à ◀l’▶obéissance jusqu’à ◀l’▶absurde, et parfois au martyre, à ◀l’▶« agonie » entre ◀la▶ Promesse et ◀le▶ péché, entre ◀la▶ foi et ce qui nous paraît ◀la▶ « défier ».
Que faire donc ? Briser d’abord ◀les▶ idoles menaçantes. Et puis rester aux ordres ◀de▶ ◀l’▶esprit. Nous n’avons pas à prendre ◀d’▶assurances sur ◀l’▶avenir. Nous n’avons pas à nous garantir à ◀l’▶avance par un programme, si « chrétien » qu’on ◀le▶ veuille. Un certain nombre ◀de▶ compromissions nous sont à jamais impossibles : et tout ◀le▶ reste est affaire ◀d’▶obéissance aux ordres imprévisibles et concrets ◀de▶ ◀la▶ Parole. Point ◀de▶ « synthèse », point ◀de▶ « consolation » ailleurs qu’en Dieu : notre action baigne dans ◀l’▶« angoisse ◀de▶ ◀l’▶espérance ».21