VI
Note sur un certain humour
Il me semble qu’une foi vraie ne va pas sans quelque ironie à l’égard des conflits du monde, et qu’elle s’éprouve par de▶ bien autres mines que celles qu’on voit aux pieuses gens chargées ◀de▶ trop ◀de▶ soucis généraux. Un homme qui se connaît entièrement dépendant ◀de▶ ◀la▶ grâce ◀de▶ son Sauveur, un homme qui sait que son salut ne dépend pas du monde, comment voulez-vous qu’il adopte ces allures compassées, ces tournures « religieuses », cette servilité en face du « destin » ? Et comment pourrait-il croire à ces bons apôtres dont ◀la▶ ferveur s’excite dès que ◀les▶ rentes sont menacées, à ces particuliers qui parlent ◀de▶ ◀l’▶« esprit » comme si son existence dépendait ◀de▶ ◀la▶ leur ? Ils ne respectent que ◀la▶ vie, ils savent trop bien jouer ◀le▶ jeu commun.
◀Le▶ croyant rit un peu de ces adresses. Il s’amuse parfois à perdre quelques coups, pour se prouver que rien ◀de▶ ce qui compte n’en dépend. Il tire un peu sur ◀la▶ ficelle du destin pour se prouver que ◀le▶ destin n’est plus son maître, que ça ne marche plus, et qu’un enfant ◀de▶ Dieu n’est plus un pauvre pantin du hasard ! Vienne ◀l’▶échec, il en rend grâces à Dieu. À cause de ◀l’▶échec ? Non point ; mais parce que cet échec, si grand qu’il soit n’est rien, en regard du péché dont ◀la▶ foi nous délivre.
Tout enfin se ramène à ceci : quel est ◀le▶ sens des échecs humains ? ◀De▶ ◀la▶ réponse qu’un homme fait à cette question, ◀l’▶on pourrait tirer un critère ◀de▶ ◀l’▶incroyance ou ◀de▶ ◀la▶ foi.
Tout compte fait, ◀les▶ cyniques ont raison, à leur manière, qui est ◀de▶ réussir. « ◀Le▶ peuple est bête, ◀les▶ masses sont aveugles, instables, injustes, inertes, soudain féroces. Ils veulent être battus et en gémir. Ils n’ont un peu de vie que dans ◀le▶ désespoir ◀de▶ ◀la▶ révolte, et c’est ce qu’ils cherchent. Comme une femelle cherche ◀le▶ mâle qui ◀la▶ viole, ◀la▶ bourgeoisie attend son dictateur. Qu’il s’agisse ◀de▶ ◀la▶ masse, des prolétaires ou des bourgeois, ◀la▶ seule méthode qui réussisse est ◀la▶ violence. ◀L’▶idéalisme et ◀la▶ révolution, toutes ◀les▶ doctrines qui veulent éduquer ◀l’▶homme, ratent. Cet échec juge toute tentative transformatrice. Il n’est ◀de▶ politique que celle qui réussit. Vous avez tort ◀de▶ vous mettre en souci pour ◀les▶ humains tels que nous ◀les▶ voyons : ils se moquent bien ◀de▶ vos sollicitudes » !
Un chrétien n’entre pas dans ces astuces à courte vue. Il a une raison intraitable, et qui juge toutes ces petites raisons ◀d’▶État. C’est qu’il est encore plus pessimiste que ◀les▶ cyniques sur ◀le▶ compte des hommes ◀d’▶aujourd’hui et des méthodes opportunistes que ◀l’▶on vante. Il a considéré ◀la▶ somme des réussites et des échecs humains, et sur cette somme, il a porté un jugement sans appel. Mais voici : c’est à cause de ce jugement radical qu’il espère maintenant et qu’il agit. Pourquoi ? Parce qu’il connaît un autre bien. ◀La▶ vision ◀de▶ cet autre bien lui a permis ◀de▶ mesurer ◀la▶ vanité des réussites ou des échecs humains ; mais c’est un bien qui n’est réel que pour celui qui veut ◀l’▶atteindre.
Qu’est-ce qu’un homme converti ? C’est un homme qui a mesuré dans un instant ◀l’▶échec total ◀de▶ ses activités, — et qui a cru à autre chose. C’est un homme pour qui tout est accompli : ◀le▶ péché, et ◀le▶ salut en Christ. Voilà sa liberté : sa mort est derrière lui.
◀Le▶ problème a été résolu, c’est pourquoi ◀le▶ croyant a ◀le▶ droit ◀de▶ parler avec résolution même des choses ◀les▶ plus douloureusement incertaines : ◀la▶ politique, par exemple. J’insiste sur ◀l’▶aspect humoristique ◀de▶ cette phrase, — sur son humour à deux tranchants. ◀Le▶ chrétien ne peut pas prendre totalement au tragique ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶aménagement des intérêts terrestres. Il ◀les▶ prend au sérieux dans ◀la▶ mesure où il croit : c’est une des conséquences ◀de▶ sa foi que ◀de▶ s’occuper sérieusement du sort ◀de▶ ◀la▶ cité où s’écoule sa vie. Mais c’est là un sérieux subordonné, et ◀le▶ chrétien peut sans cesse ◀le▶ mettre en question. Il n’en va pas de même pour ◀l’▶incroyant qui joue tout sur ◀la▶ politique, et se voit ◀de▶ ◀la▶ sorte contraint ◀d’▶accorder une valeur absolue à des problèmes insondablement relatifs. ◀Le▶ chrétien sait pour quoi et pour Qui il combat. Bien plus, il sait que ◀l’▶affaire est réglée ; j’ajoute qu’il ne ◀le▶ sait qu’au plus fort du combat, une fois tous ◀les▶ risques endossés. Voilà son paradoxe et ◀l’▶humour ◀de▶ sa lutte. ◀L’▶issue ◀de▶ ◀la▶ bataille, il peut bien ◀la▶ prévoir fatale, mais elle ouvre une autre espérance, celle-là même qui ◀l’▶a jeté dans ◀la▶ bataille, et qu’il rejoint.
Notre enjeu est ailleurs, si tout se joue ici.
C’est ce que ◀le▶ communisme ne peut pas accepter. Entre ◀le▶ communiste et ◀le▶ chrétien, il y a cet humour dernier, irréductible, et qui joue toujours aux dépens du communiste. ◀Le▶ communiste prend au tragique « jusqu’à ◀la▶ gauche » son sort terrestre. C’est que ◀le▶ salut, pour lui, est lié au succès ◀de▶ son effort. Pas ◀d’▶ironie possible vis-à-vis de son œuvre. Si tous ◀les▶ hommes n’arrivent pas au bonheur moyen, tout sera perdu. Si je crève ◀de▶ faim, tout sera perdu. ◀Le▶ chrétien dit : tout est déjà perdu, et bien plus que vous ne croyez, mais aussi tout est déjà sauvé. Crever ◀de▶ faim n’est pas ◀le▶ pire des risques que je cours. ◀Le▶ pire des risques, c’est ◀de▶ manquer cet acte par lequel je saisis ◀le▶ salut qui m’est promis22, salut gagé sur ◀le▶ fait historique ◀de▶ ◀la▶ mort et ◀de▶ ◀la▶ résurrection ◀de▶ Jésus-Christ. Ce fait existe. Mon action consiste à m’en rendre contemporain. Au terme ◀de▶ mon action, il y aura un échec ou un succès terrestre, peu importe : ce qui importe, c’est que ◀l’▶action ait été faite en vertu de ◀la▶ foi, car « c’est ◀la▶ foi qui sauve ».