VIII
Humanisme et christianisme32
Je ne suis pas venu pour vous apporter un exposé systématique ou historique, mais bien pour poser devant vous quelques questions, définir à grands traits des antithèses à dessein forcées, et provoquer vos objections, plutôt qu’une adhésion muette à des constatations prudemment mesurées.
Et d’abord, la question qui nous occupe ici est-elle une vraie question ? Est-elle, pour chacun de▶ nous, une question qui se pose dans la vie, que vous vous posiez avant de venir ici, et à laquelle, réellement, vous cherchez à répondre ? En un mot, est-ce une question existentielle — pour employer un terme favori ◀de▶ la théologie et ◀de▶ la philosophie allemandes contemporaines ?33
L’une des caractéristiques ◀de▶ notre temps, c’est sans doute le besoin qu’il a ◀de▶ mettre en question les questions elles-mêmes. Nous nous refusons, de plus en plus, à discuter sur des nuances métaphysiques arbitrairement définies, sur des oppositions qui n’existent, en réalité, que dans la mesure où l’on est décidé à refuser tous les conflits concrets et les décisions qu’ils comportent, hic et nunc.
Avant ◀d’▶aller plus loin, cherchons donc à serrer les deux termes ◀de▶ notre sujet, cherchons à dégager leur réalité dans nos vies.
1. Il nous faut tout de suite dissiper un malentendu : par le terme ◀d’▶humanisme, on se borne trop souvent encore, en France, à désigner la culture gréco-latine. Nous n’avons pas, bien entendu, à discuter ici la question des humanités. Nous prendrons le mot humanisme au sens plus général, non moins précis, qui désigne une conception générale ◀de▶ la vie — politique, économique, éthique — fondée sur la croyance au salut ◀de▶ l’homme par les seules forces humaines. Croyance qui s’oppose rigoureusement au christianisme, si celui-ci est avant tout la croyance au salut ◀de▶ l’homme par la seule force ◀de▶ Dieu, — par la foi.
Dans les deux cas, marquons-le bien, il s’agit ◀de▶ salut. Certains humanistes le nieront. Ils me diront que, là où le chrétien parle ◀de▶ salut, eux se bornent à revendiquer le bonheur des hommes, la justice. Reconnaissons pourtant que dans l’un et l’autre cas, il s’agit bel et bien ◀de▶ savoir quel sens l’homme veut donner à sa vie, comment il doit vivre pour mieux vivre.
Mais alors, en quoi les deux conceptions s’opposent-elles si radicalement ? C’est en ceci que, pour les uns, le salut est transcendant à l’humanité, pour les autres, immanent.
Les humanistes accusent les chrétiens ◀d’▶une sorte ◀de▶ lâcheté. Ils les accusent ◀d’▶avoir recours à une réalité surhumaine qui les dispense ◀de▶ mettre en œuvre toutes leurs forces humaines. Ils les accusent ◀de▶ faire appel à une Volonté dont l’opération, à leurs yeux, anéantit celle ◀de▶ la volonté humaine, ou la rend absolument vaine. En somme, ils les accusent ◀de▶ diminuer l’homme par la promesse débilitante ◀d’▶un au-delà qui serait comme une revanche contre tout l’imparfait ◀de▶ « ce bas-monde », mais une revanche à bon marché, permettant, sur cette terre, une scandaleuse économie ◀d’▶énergie et ◀de▶ courage. Pour eux, le christianisme est contre l’homme.
2. À cela, les chrétiens répondent : Comment l’homme s’aimerait-il lui-même mieux que Dieu, son créateur, ne l’aime ? Car Dieu seul connaît l’homme dans son origine et dans sa fin. L’homme étant « séparé » ◀de▶ Dieu sa source, — et c’est en quoi consiste le péché « originel » — il en résulte qu’il ne peut plus se connaître entièrement lui-même. Il ne peut plus connaître son bien. Il pose les questions les plus absurdes et les plus insolubles, par exemple : il ne sait même pas pourquoi il est au monde, ni pour quoi ; il se demande parfois ce qu’il a bien pu venir y faire ; il se demande à quoi rime cette horrible « Histoire », illustrée par les plus sanglants malentendus, sans cesse renaissants. Il a l’impression ◀d’▶avoir perdu la clef ◀de▶ ce qui lui apparaît, dans ses heures ◀de▶ lucidité, comme une effroyable tragi-comédie. Au fond, ce que l’homme ignore, ce sont les choses les plus importantes du monde : l’origine et la fin ◀de▶ son existence terrestre.
Dès lors, ceux qui croient détenir le pouvoir ◀de▶ sauver l’homme en se fondant sur l’homme, sont semblables, aux yeux du chrétien, à ce fameux baron de Crac qui prétendait se tirer hors ◀d’▶un puits en se soulevant par la chevelure.
3. Humanisme contre christianisme, n’est-ce donc qu’un conflit ◀d’▶amour, assez touchant ? Est-ce à celui qui soignera le mieux cet homme que l’on s’accorde à tenir pour malade actuellement ?
Aux yeux de certains humanistes, peut-être. Aux yeux du chrétien, non ; le conflit est plus grave, car le rejet ◀de▶ l’humanisme constitue pour lui une sorte ◀d’▶obligation a priori, fondamentale : l’humanisme, c’est le péché même, si l’on peut définir le péché par la volonté, naturelle à l’homme, ◀d’▶agir pour soi, et non pour Dieu. C’est maintenant au tour ◀de▶ l’humaniste ◀d’▶endosser le reproche ◀de▶ lâcheté. Le chrétien le considère comme un homme qui refuse ◀d’▶accepter, dans toute sa violence, la question que lui pose sans cesse la crise perpétuelle du monde.
Et l’antagonisme des deux attitudes prend une forme encore plus précise, il devient l’antagonisme ◀de▶ deux volontés qui ne s’opposent pas front à front sur le même plan, mais qui se coupent perpendiculairement. Chez les chrétiens, volonté ◀de▶ se soumettre à ce qui juge la vie. Chez les humanistes, volonté ◀de▶ vivre par eux-mêmes, ◀de▶ vivre à tout prix, le plus possible, comme si la vie était le bien absolu.
C’est ici que nous entrons dans l’ordre ◀de▶ l’éthique quotidienne. L’humaniste cherchera une solution humaine qui lui permettra ◀d’▶assurer ce bien absolu qu’est sa vie. Le chrétien cherche à obéir aux ordres ◀de▶ sa foi, fût-ce même au mépris ◀de▶ sa vie : tel est le fondement ◀de▶ l’attitude ◀de▶ service et ◀de▶ sacrifice qui, dans tous les domaines, doit faire ◀de▶ lui un révolutionnaire, un fou d’abord et non pas d’abord un sage, l’homme du risque opposé à l’homme des assurances.
Car l’humanisme n’est, aux yeux de la foi, qu’une vaste entreprise ◀d’▶assurance-vie. L’humaniste pourra répondre qu’à ses yeux, le christianisme n’est qu’une assurance-paradis. Mais le reproche est misérable, si l’on songe que ce « paradis » doit être payé ici-bas du mépris des garanties humaines les plus élémentaires, — et toute l’histoire des martyrs en témoigne.
Un chrétien est un être qui joue tout sur la foi, c’est-à-dire sur l’invisible, contre toute vraisemblance. Prenons des exemples concrets.
Un chrétien qui contracte une assurance sur la vie n’agit pas comme chrétien à cet instant et dans cet acte ; il agit en humaniste. Il témoigne ◀de▶ sa défiance à l’endroit de la Providence.
Ce mot peut nous fournir un autre exemple. Un chrétien qui s’écrie : c’est providentiel ! chaque fois que lui échoit un « bonheur » imprévu, pousse en réalité le cri ◀d’▶un humaniste, c’est-à-dire ◀d’▶un homme, pour qui la valeur absolue est la vie, non l’obéissance.
Et de même un chrétien qui dit, parlant des autres ou parlant en général : ceci est bon, moral, cela est mauvais, immoral, — porte un jugement ◀d’▶humaniste, mange du fruit ◀de▶ l’arbre ◀de▶ la connaissance du bien et du mal.
Humaniste encore, l’homme pieux qui prie pour demander à Dieu des « avantages » humains. (Comment donc les connaîtrait-il ? Comment pourrait-il les nommer, s’il n’a d’abord cherché la volonté ◀de▶ Dieu, si souvent contraire à la sienne ?)
Prier pour qu’il fasse beau demain, ce n’est pas prier, c’est exprimer un vœu, un vœu ◀d’▶humaniste.
Si je vous donne ces exemples, c’est dans l’espoir ◀de▶ provoquer quelques réactions. C’est aussi dans l’espoir ◀de▶ vous faire mieux sentir à quel point l’humanisme, loin ◀d’▶être une simple conception philosophique, est une attitude devant la « vie pratique » — comme on dit, mais y en a-t-il une autre ? —, une attitude qui se mêle constamment à l’existence des chrétiens eux-mêmes.
Ce n’est pas à dire que l’humanisme n’ait pas ses doctrines, et même une expression politique cohérente. Qu’il me suffise ◀de▶ rappeler les écrits ◀de▶ MM. Fernandez34 et Guéhenno. Si intéressant et précis que soit l’un dans le détail ◀de▶ sa dialectique critique, et si généreux que se veuille le second dans ses attaques contre un christianisme confondu d’ailleurs avec une certaine « culture », il ne semble pas que ces deux auteurs aient été jusqu’aux dernières conséquences ◀de▶ leur refus du transcendant.35
Le communisme seul a poussé jusqu’aux réalisations effectives que semble devoir commander une foi véritable en l’humain.
Le communisme est le véritable humanisme ◀de▶ notre temps. La seule tentative pleinement consciente et avouée pour soustraire l’homme à son créateur, pour rebâtir un monde à la mesure ◀de▶ l’individu considéré comme autonome, et « calculable » humainement. Le Plan est d’ores et déjà la plus formidable entreprise ◀d’▶assurance-vie que l’humanité ait jamais conçue. C’est à ce titre que le « marxisme-léninisme » peut être opposé utilement au christianisme, comme une « question » réelle et féconde.
Mais en face de ce triomphe humaniste, le chrétien ne pourrait-il pas relever maintenant la vraie défense de l’homme, — ◀de▶ l’homme considéré comme le lieu naturel du nécessaire conflit ◀de▶ l’ange et ◀de▶ la bête ? L’homme soviétique se trouve soustrait aux conflits naturels. Il vit dans un monde où il n’y aura bientôt plus — se dit-on — ni luttes sociales, ni lutte contre la nature définitivement asservie. Cet homme sera-t-il encore humain ? Que fera-t-il, une fois son triomphe assuré par sa victoire sur les difficultés naturelles, sur ce conflit qui constitue la raison ◀d’▶être ◀de▶ la plupart des hommes ? Sera-t-il ange ou bête ? Sera-t-il encore un homme ?
L’homme chrétien est à la fois ange et bête. Dans ce conflit perpétuel, il trouve sa joie et sa souffrance — peu importe le nom qu’il leur donne ; et il y trouve sa raison ◀de▶ vivre, c’est-à-dire ◀de▶ lutter pour devenir une personne devant Dieu.
Le succès ◀de▶ l’humanisme triomphant serait-il tout simplement ◀d’▶enlever à l’homme toute raison personnelle ◀de▶ vivre ? Le succès ◀de▶ l’homme abandonné à ses calculs serait-il, en définitive, un suicide supérieurement organisé du « genre humain » ?