Le▶ protestantisme créateur ◀de▶ personnes63
Je souhaite que beaucoup d’entre vous, apercevant ◀le▶ titre ◀de▶ cette conférence, aient ressenti quelque méfiance. Je souhaite que beaucoup aient tenu ◀le▶ petit raisonnement que voici : pour ◀les▶ réformateurs, ◀l’▶homme devant Dieu égale zéro ; pour ◀les▶ modernes, un protestant égale une personnalité. Que peut bien signifier cette contradiction affligeante ?
Je serais heureux que ◀la▶ question vous ait paru curieuse, ou peut-être grave, ou en tout cas digne ◀de▶ réflexion, car c’est à elle précisément que je me propose ◀de▶ répondre ici.
Comment passer du zéro ◀de▶ ◀l’▶homme devant Dieu à ◀la▶ valeur infinie ◀de▶ ◀la▶ personnalité ? Comment passer ◀de▶ notre théologie à notre histoire ? Qu’est-ce que cette personnalité dont ◀la▶ valeur varie si curieusement entre zéro et ◀l’▶infini, et dont tant ◀d’▶auteurs incroyants nous font une gloire peut-être intempestive ?
Depuis une dizaine ◀d’▶années, une discussion générale s’est instituée sur ◀les▶ notions ◀de▶ personne, ◀d’▶individu et ◀de▶ personnalité. Il existe un mouvement personnaliste qui a pris pour tâche ◀de▶ démêler ces notions et ◀de▶ fonder sur elles un ordre social renouvelé. Des philosophes tels que Maritain du côté catholique, Berdiaev du côté orthodoxe, un certain nombre ◀de▶ jeunes protestants, beaucoup ◀d’▶agnostiques aussi, se sont efforcés ◀de▶ montrer ◀l’▶importance concrète ◀d’▶une définition ◀de▶ ◀la▶ personne pour toute action dans ◀la▶ cité64. Ces discussions, souvent encombrées ◀de▶ jargon philosophique, peuvent apparaître byzantines au grand public. Il n’en reste pas moins que ◀le▶ mot d’ordre « Défense ◀de▶ ◀la▶ personne humaine » est devenu ◀le▶ slogan par excellence des hommes d’État démocratiques. Tout cela ne va pas sans équivoques. ◀Les▶ dissiper me paraît une tâche ◀d’▶une importance particulière pour notre pensée réformée. Car il se trouve que nous passons, nous protestants, tantôt pour ◀les▶ fermes soutiens ◀de▶ ◀la▶ personnalité, tantôt pour ◀de▶ dangereux individualistes. C’est donc vraiment ◀de▶ nos affaires qu’il s’agit dans cette discussion. Nous y avons notre mot à dire, peut-être même avant quiconque, si ◀l’▶on veut éviter ◀les▶ pires malentendus.
Je ne reprendrai pas ici ◀les▶ distinctions théoriques que ◀l’▶on a proposées entre individu, personne et personnalité. Je préfère illustrer ces notions par des exemples historiques susceptibles ◀de▶ faire image. Si nous remontons aux origines, si nous cherchons comment sont apparues dans ◀l’▶Histoire ◀les▶ notions ◀d’▶individu et ◀de▶ personne, et ◀les▶ systèmes qui s’y opposent, nous verrons mieux comment se situe ◀la▶ Réforme dans ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶Europe, et quel principe central elle doit y incarner, ◀de▶ nos jours sans doute plus que jamais.
Prenons d’abord ◀l’▶individu. Contrairement à ce que peut nous faire croire une certaine polémique réactionnaire, ◀l’▶individu n’est pas une invention du siècle des Lumières et ◀de▶ ◀la▶ Déclaration des droits de l’homme. C’est une invention grecque, et sa naissance signale ◀la▶ naissance même ◀de▶ ◀l’▶hellénisme. ◀L’▶individu, c’est ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ tribu qui tout ◀d’▶un coup se met à réfléchir pour son compte, et qui, ◀de▶ ce fait même, se distingue du groupe naturel, et s’isole. ◀Le▶ groupe primitif, ◀la▶ tribu, est lié par ◀le▶ lien du sang, des morts communs, et par celui ◀de▶ ◀la▶ terreur sacrée. C’est autour ◀d’▶un tabou et autour des tombeaux, objets ◀d’▶effroi, que se rassemble ◀la▶ société primitive. Ce qu’elle adore, c’est ce qu’elle craint, c’est ce qui ◀la▶ terrorise. Une société ainsi formée a pour caractère distinctif ◀l’▶intolérance radicale. (On ne discute pas ce qui est sacré.) De plus, elle est radicalement grégaire et xénophobe. Mais supposez maintenant qu’un des membres ◀de▶ ◀la▶ tribu se mette à raisonner à part soi. Raisonner, c’est d’abord douter, et c’est bientôt se révolter. ◀L’▶homme qui raisonne, c’est ◀l’▶homme qui cherche à échapper à ◀la▶ terreur originelle, aux liens sacrés du groupe, et par là même à son principe ◀de▶ tyrannie. Ce mouvement ◀d’▶arrachement au sacré sombre, à ◀l’▶empire des morts, ce mouvement ◀de▶ dissolution ◀de▶ ◀la▶ communauté primitive, c’est ◀la▶ naissance même ◀de▶ ◀la▶ Grèce. Sur ◀le▶ fond indistinct des peuplades indo-germaniques, ◀les▶ Grecs sont les premiers à se détacher, à prendre figure, donc à s’individualiser. Dans ◀la▶ tribu primitive, certains hommes se singularisent : on ◀les▶ considère comme des criminels, car ils ont profané ◀l’▶élément sacré du groupe. On ◀les▶ expulse : voilà les premiers individus.
Ceci est important : à ◀l’▶origine, individu est synonyme ◀de▶ criminel.
Mais peu à peu, ces individus se groupent pour constituer ◀de▶ nouvelles communautés (◀les▶ thiases), comparables à ◀la▶ cité au sens moderne. Alors que ◀la▶ tribu était liée par des liens ◀d’▶origine — ◀le▶ sang, ◀la▶ famille — ◀la▶ cité est fondée sur ◀l’▶intérêt commun et ◀les▶ contrats. Alors que ◀la▶ morale ◀de▶ ◀la▶ tribu dicte des devoirs sacrés, dans ◀la▶ cité on parle ◀de▶ droits. Tous ◀les▶ membres ◀de▶ ◀la▶ tribu devaient agir ◀de▶ ◀la▶ même manière minutieusement prescrite par ◀les▶ usages, et toute contravention entraînait ◀l’▶exécration ou ◀la▶ mort. Dans ◀la▶ cité, bien au contraire, chacun cherche à se distinguer. On met son point ◀d’▶honneur à faire mieux que ◀le▶ voisin, ou tout au moins à faire autrement que lui. On se veut autonome et conscient. ◀La▶ définition ◀la▶ plus noble ◀de▶ ◀l’▶individu nous est fournie à ce moment par Socrate, lorsqu’il nous dit : Connais-toi toi-même, c’est-à-dire : prends conscience ◀de▶ ton existence individuelle, libère-toi des déterminations sacrées et obscures. Peut-être peut-on rapprocher cette tendance morale ◀de▶ celle qui poussa ◀les▶ physiciens ◀de▶ ◀la▶ Grèce à créer ◀la▶ notion ◀d’▶atome, ◀les▶ philosophes à formuler ◀le▶ principe ◀d’▶individuation, ◀les▶ législateurs et ◀les▶ artistes à concentrer leur attention sur ◀l’▶homme et son destin particulier. ◀D’▶où ◀le▶ héros, ◀d’▶où ◀la▶ statue, ◀d’▶où ◀le▶ tragique (Antigone s’opposant aux décisions sacrées ◀de▶ ◀l’▶État) ; — ◀d’▶où ◀les▶ notions ◀de▶ gloire et ◀de▶ record. Et Alcibiade coupe ◀la▶ queue ◀de▶ son chien pour qu’on parle ◀de▶ lui, qu’on ◀le▶ distingue. C’est là encore, bien qu’aux antipodes ◀de▶ Socrate, une définition ◀de▶ ◀l’▶individu…
Toutefois, ce mouvement centrifuge par rapport à ◀la▶ communauté ◀d’▶origine, s’il se confond d’abord, soulignons-◀le▶, avec ◀l’▶intelligence et ◀la▶ raison, ne tarde pas à affaiblir ◀les▶ liens sociaux. Il s’oriente vers ◀l’▶anarchie. À ce moment, se produit fatalement ce que j’appellerais un sentiment ◀de▶ vide social. C’est une sorte ◀d’▶angoisse diffuse ◀d’▶où naît ◀l’▶appel à une communauté nouvelle et plus solide, où ◀l’▶individu isolé retrouve des contraintes qui ◀le▶ rassurent, et ◀l’▶État sa puissance matérielle.
C’est Rome alors, c’est ◀l’▶Empire romain qui nous donnera ◀le▶ symbole éternel ◀de▶ cette réaction collective. ◀La▶ victoire ◀de▶ Rome sur ◀la▶ Grèce, symboliquement interprétée, c’est ◀la▶ victoire ◀de▶ ◀l’▶étatisme sur ◀l’▶individualisme social. ◀L’▶État romain, rural et militaire, avec son appareil rigide, devait fatalement triompher ◀d’▶une Grèce que nous dirions « atomisée ». ◀Le▶ vide social créé par ◀l’▶individualisme est toujours un appel à ◀l’▶État dictatorial. Et cet État aux cadres géométriques, avec son armée, sa bureaucratie, sa police, fonctionnera d’ailleurs ◀d’▶autant plus facilement qu’il n’aura plus affaire qu’à une poussière ◀d’▶individus déracinés, n’offrant plus ◀de▶ résistance appréciable. Vous voyez qu’entre individualisme et dictature, ◀l’▶opposition n’est qu’apparente : en réalité, il y a ◀de▶ l’un à l’autre un lien ◀de▶ cause à effet, ou plus exactement, ◀de▶ succession fatale. ◀L’▶individu ne s’oppose à ◀l’▶État qu’à ◀la▶ manière dont ◀le▶ vide s’oppose au plein : plus ◀le▶ vide est absolu, plus ◀l’▶appel est puissant. À bien des égards, ◀l’▶étatisme ne fait qu’achever ◀le▶ processus ◀de▶ dissolution sociale commencé par ◀l’▶individualisme. ◀L’▶individu s’était abstrait du groupe naturel ; ◀l’▶État liquide ◀les▶ groupes naturels subsistants, atomise encore plus ◀la▶ société, afin qu’aucune structure organique ne s’oppose plus à son action ◀d’▶unification, ◀de▶ « mise au pas ». C’est avec ◀la▶ poussière des individus que ◀l’▶État fera son ciment. Diviser pour régner, déraciner pour mieux discipliner, cela seul permet ◀de▶ constituer un bloc puissant vis-à-vis de ◀l’▶extérieur ; un bloc qui prend ◀l’▶allure ◀d’▶une armée. ◀Le▶ vice ◀d’▶un tel système, c’est qu’il stérilise peu à peu toutes ◀les▶ initiatives vivantes, et qu’il finit par s’effondrer sous ◀le▶ poids ◀de▶ son appareil dévorateur. Et cela ne manque pas ◀de▶ se produire lorsque ◀la▶ majorité des citoyens se trouvent réduits à ◀l’▶état ◀de▶ fonctionnaires ou ◀de▶ soldats. Telle est ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ décadence ◀de▶ Rome.
◀Le▶ type ◀d’▶homme que suppose ◀l’▶État romain, c’est donc ◀l’▶individu embrigadé, ◀le▶ fonctionnaire ou ◀le▶ soldat, ◀l’▶homme qui n’existe que par son rôle social, par sa fonction dans ◀la▶ cité. C’est celui-là qui sera nommé juridiquement ◀la▶ persona. Ce mot qui désignait à ◀l’▶origine ◀le▶ masque ◀de▶ ◀l’▶acteur, signifiera bientôt ◀le▶ « rôle » que joue ◀le▶ citoyen. Dans ◀l’▶Empire, tout homme n’est pas une persona, il s’en faut. ◀Les▶ esclaves, par exemple, qui forment ◀les▶ deux tiers ◀de▶ ◀la▶ population, ne sont pas des personnes, puisqu’ils ne jouent pas ◀de▶ rôle dans ◀les▶ rouages ◀de▶ ◀l’▶État. Il est important ◀de▶ rappeler ce sens romain du mot personne. Je ◀le▶ traduirais volontiers en langage moderne par ◀le▶ terme ◀de▶ soldat politique. Nous allons ◀le▶ voir se transformer substantiellement dans ◀le▶ vocabulaire chrétien.
Car voici ◀le▶ moment décisif ◀de▶ notre histoire. ◀La▶ Grèce individualiste a triomphé ◀de▶ ◀la▶ communauté barbare du sang. Mais plus tard elle a sombré dans ◀l’▶anarchie. Et à son tour, ◀la▶ Rome étatique s’écroule sous son propre poids. De nouveau se reforme un vide social, une angoisse, un appel à une communauté. ◀L’▶anarchie et ◀la▶ tyrannie, successivement, ont fait faillite. Quelle sera ◀la▶ nouvelle société ?
En ce point ◀de▶ ◀l’▶évolution, dans cette angoisse, deux solutions paraissent possibles. Ou bien ◀l’▶on cherche à recréer ◀la▶ communauté primitive, à base de sang et ◀de▶ liens sacrés : c’est une régression vers ◀la▶ barbarie, mais qui flatte ◀les▶ instincts et ◀les▶ passions, et satisfait ◀le▶ rêve nostalgique ◀d’▶un retour à ◀la▶ nature, ◀d’▶une fraternité plus charnelle, ◀d’▶une communion avec ◀la▶ masse dans ◀le▶ mystère des origines : souvenirs, mythologies, rites magiques, culte ancestral ou religion ◀d’▶État. C’est là ce que j’appellerai une communauté régressive.
L’autre possibilité ◀de▶ communauté, c’est celle qu’imagine ◀l’▶être spirituel. C’est ◀l’▶espoir ◀d’▶une société ◀d’▶un type absolument nouveau, qui ne soit pas fondée sur ◀les▶ contraintes du passé, ni sur des lois, mais sur ◀l’▶attente commune et enthousiaste ◀d’▶un au-delà libérateur. Ce n’est plus ◀le▶ rêve du retour aux origines, c’est ◀le▶ rêve ◀d’▶un avenir éternel, ◀d’▶une révélation inouïe. Il s’agit donc ◀de▶ ◀l’▶attente ◀d’▶une communauté progressive.
◀La▶ réalisation historique ◀de▶ la première possibilité s’est amorcée dès ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ République romaine, quand César est devenu un dieu. Et c’est ◀l’▶échec ◀de▶ cette religion ◀d’▶État, confondu avec ◀l’▶échec plus général ◀d’▶une société bureaucratisée, qui a permis et préparé ◀le▶ triomphe du christianisme. Mais je demeure persuadé que ◀la▶ seule possibilité ◀d’▶une communauté progressive n’eût pas suffi à éveiller ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀la▶ réaliser et ◀de▶ ◀la▶ faire sortir ◀de▶ ◀l’▶utopie.
Il fallut qu’un fait historique, qu’un acte vînt transformer cette possibilité en une vision immédiate et dynamique. Et ce fait, c’est ◀l’▶événement central ◀de▶ toute ◀l’▶Histoire, ◀la▶ seule nouveauté absolue ◀de▶ tous ◀les▶ temps : ◀l’▶incarnation ◀de▶ Dieu dans ◀l’▶homme fondant une société absolument nouvelle : ◀l’▶Église.
Qu’est-ce que ◀l’▶Église primitive, du point de vue sociologique où je me place ici ? C’est une communauté spirituelle formée ◀d’▶un grand nombre ◀de▶ petites communautés locales, que ◀l’▶on pourrait appeler ◀d’▶un terme moderne : des cellules. Ces communautés ne sont pas fondées sur ◀le▶ passé ni sur des origines communes. « Il n’y a plus ni Juif ni Grec », écrit saint Paul. Elles ne tiennent compte ni ◀de▶ ◀la▶ race, ni des traditions, ni du rang social : on y trouve des esclaves et des citoyens riches. Leur lien n’est pas terrestre : il est dans ◀l’▶au-delà. Leur chef n’est pas terrestre : il s’est assis au Ciel à ◀la▶ droite ◀de▶ Dieu. Leurs ambitions non plus ne sont pas terrestres, car ce qu’elles attendent, c’est ◀la▶ fin des temps. Et cependant, ces communautés étranges constituent bel et bien ◀les▶ germes ◀d’▶une société véritable. Elles ont leur organisation sociale, leurs chefs locaux, leurs hiérarchies, leurs assemblées. Ceux qui en deviennent membres y reçoivent une assistance matérielle, mais ils y trouvent aussi des possibilités ◀de▶ servir leurs frères. Ils se voient donc libérés, et du même coup engagés dans un corps social nouveau. Prenons ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶esclave qui devient chrétien. Alors que ◀l’▶État romain lui déniait toute activité libre et spontanée, ◀l’▶Église lui rend sa dignité humaine ◀d’▶individu en même temps que son rôle actif ◀de▶ persona. Spirituellement, il se produit un phénomène parallèle : ◀le▶ païen qui se convertit se voit d’une part racheté ◀de▶ son péché ; et d’autre part, il reçoit une mission nouvelle, une vocation. Il devient ◀le▶ serviteur du Maître qui ◀le▶ libère.
Ainsi, spirituellement et socialement, ◀l’▶Église est une communauté ◀d’▶hommes qui sont à la fois libres et engagés. Libérés par Celui qui ◀les▶ engage à son service, et engagés au service du prochain dans ◀la▶ mesure précisément où ils se sentent libérés par leur foi dans ◀le▶ Christ, leur Maître. Ces hommes nouveaux apparaissent donc comme des paradoxes vivants, et cependant nous savons bien que leur libération et leur service ne sont nullement contradictoires, n’étant que deux aspects complémentaires ◀d’▶une seule et même réalité : ◀la▶ conversion.
Tel est ◀l’▶homme neuf, créé par ◀l’▶Église chrétienne. Ce n’est pas ◀l’▶individu grec, puisqu’il se soucie davantage ◀de▶ servir que ◀de▶ se distinguer. Et ce n’est pas non plus ◀la▶ persona du droit romain, puisque ◀l’▶homme qui reçoit une vocation possède une dignité indépendante ◀de▶ son rôle social. Comment ◀le▶ baptiser ? Il faut un mot nouveau.
Ou plutôt non : c’est à un mot déjà connu que ◀l’▶on aura recours, mais on va lui donner un nouveau sens.
Pour désigner ◀les▶ relations constituant ◀la▶ Trinité, ◀le▶ Père, ◀le▶ Fils et ◀le▶ Saint-Esprit, ◀les▶ docteurs ◀de▶ ◀l’▶Église grecque avaient adopté ◀le▶ terme romain ◀de▶ persona. C’est ce même terme qui va servir aux premiers philosophes chrétiens à désigner ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶homme dans un monde christianisé. Car cet homme, lui aussi, se trouve être à la fois autonome et en relation. Ainsi ◀le▶ mot avec son sens nouveau, et ◀la▶ réalité sociale ◀de▶ ◀la▶ personne, sont bel et bien des créations chrétiennes ou, pour mieux dire, des créations ◀de▶ ◀l’▶Église chrétienne.
Voici donc définis par leurs origines, et dans leur genèse historique, ◀les▶ maîtres mots ◀de▶ notre conception occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme : ◀l’▶individu et ◀la▶ personne. Et vous voyez que ◀la▶ distinction entre ces deux vocables si courants, loin ◀d’▶être une querelle byzantine, ne traduit rien ◀de▶ moins, dans ◀les▶ débuts, que ◀la▶ distinction entre ◀l’▶homme naturel et ◀l’▶homme chrétien.
Ces hases étant posées, faisons dans nos pensées un petit saut ◀de▶ quelques siècles, pour retomber tout à la fois dans ◀l’▶époque ◀de▶ ◀la▶ Réformation et dans ◀le▶ sujet précis qui nous occupe.
◀L’▶Église primitive a repris peu à peu ◀l’▶héritage ◀de▶ ◀l’▶Empire romain. Elle s’est peu à peu substituée aux cadres sclérosés du vieux régime. ◀La▶ capitale ◀de▶ ◀l’▶Empire ◀d’▶Occident, ses hiérarchies, sa centralisation, sa structure unitaire, et même ses formes liturgiques, tout cela fait partie intégrante ◀de▶ ◀la▶ chrétienté médiévale. Or, cette collusion peut-être inévitable ◀de▶ ◀l’▶Église et ◀de▶ ◀l’▶Empire temporel, recréa, tout au long du Moyen Âge, une sorte ◀de▶ communauté sacrée, ◀de▶ société sacrale ◀d’▶allure collectiviste. Il fallait ◀le▶ prévoir. En effet, ◀la▶ personne chrétienne était une sorte ◀de▶ paradoxe : elle unissait ◀l’▶individu libre et ◀la▶ persona ou fonction sociale, dans un composé original dominé par ◀la▶ foi. Si ◀la▶ foi venait à disparaître ou à s’altérer, ◀la▶ communauté fondée sur ◀la▶ personne courait ◀le▶ danger ◀d’▶une double déviation : d’une part vers ◀l’▶individualisme, d’autre part vers ◀le▶ collectivisme. C’est à cette seconde déviation que succomba ◀la▶ société au Moyen Âge. « ◀L’▶homme médiéval, écrit Burckhardt, ne se connaissait plus que comme race, peuple, parti, corporation, famille ou sous tout autre forme générale et collective. » C’est-à-dire que ◀la▶ collusion ◀de▶ ◀l’▶Église et du pouvoir politique tendait à opprimer ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ personne, en absorbant celle-ci de plus en plus dans des engagements séculiers, considérés de nouveau comme sacrés.
Or, toutes les fois que ◀l’▶élément sacré reparaît dans une société et tend à s’imposer par ◀la▶ force, comme ce fut ◀le▶ cas dès ◀le▶ xiie siècle, on se retrouve dans une situation quelque peu analogue à celle des débuts ◀de▶ ◀la▶ Grèce, en ce sens qu’une révolte ◀de▶ ◀l’▶individu ne tarde pas à se manifester. Cette révolte, c’est ◀la▶ Renaissance.
Elle apparaît d’abord en Italie, un siècle au moins avant ◀la▶ Réforme. Et ◀l’▶on peut ◀la▶ caractériser par quelques traits qui rappelleront ma description ◀de▶ ◀la▶ Grèce individualiste. ◀L’▶individu ◀de▶ ◀la▶ Renaissance est d’abord un révolté qui oppose ses besoins propres aux dogmes sacrés ◀de▶ ◀la▶ collectivité. Il revendique ◀le▶ droit ◀de▶ discuter, c’est-à-dire ◀le▶ libre examen ◀de▶ toutes choses. Il est assoiffé ◀de▶ gloire et ◀de▶ richesse, ◀de▶ sa propre gloire, et ◀de▶ sa propre richesse, fussent-elles acquises aux dépens de sa famille et ◀de▶ sa cité, aux dépens même ◀de▶ ◀la▶ vie ◀d’▶autrui. Un grand nombre ◀de▶ crimes furent commis dans ◀l’▶Italie du xve siècle à seule fin ◀d’▶acquérir ◀de▶ ◀la▶ renommée. Et ◀les▶ pirates siciliens, fondateurs du capitalisme commercial, sont souvent cités comme les premiers types ◀d’▶individus au sens moderne. Nous retrouvons ici cette liaison mystérieuse entre ◀la▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀le▶ crime social. Enfin ◀l’▶individu ◀de▶ ◀la▶ Renaissance se livre à une activité toute nouvelle : ◀l’▶expérimentation scientifique libre. Tout cela relève ◀d’▶une seule et même volonté : celle ◀de▶ profaner ◀le▶ sacré collectif et ses tabous, afin de s’affirmer libre et sans responsabilité par rapport à ◀la▶ société. Qu’il s’agisse ◀de▶ libre examen, ◀de▶ crimes, ◀de▶ soif ◀de▶ gloire et ◀de▶ richesses, ou ◀d’▶expériences telles que ◀la▶ dissection du corps humain, c’est toujours une profanation que ◀l’▶on opère. Du moins ces gestes sont-ils ressentis comme tels à cette époque.
Or il est évident que cet individualisme est un retour du paganisme grec. Mais il est non moins évident qu’il représente une réaction inévitable à ◀la▶ déviation romaine ◀de▶ ◀la▶ communauté catholique65. Entre ces deux déviations, contre ◀l’▶oppression collective et contre ◀la▶ révolte ◀de▶ ◀l’▶individu, ce qui va se dresser pour proclamer ◀les▶ droits et ◀les▶ devoirs ◀de▶ ◀la▶ personne chrétienne — c’est ◀la▶ Réforme.
Nous touchons au cœur même du sujet.
Qu’on m’entende bien : je ne prétends pas annexer ici ◀la▶ Réforme à ◀la▶ cause personnaliste. Bien au contraire : je vais essayer ◀de▶ vous montrer ce que pourrait et devrait être un personnalisme inspiré ◀de▶ ◀la▶ Réforme.
Calvin ni Luther n’ont parlé ◀de▶ ◀la▶ personne en soi. Ils n’ont pas fait une théorie personnaliste, ils ne paraissent même pas avoir entrevu ◀la▶ possibilité ou ◀l’▶intérêt ◀d’▶un tel problème. Mais ils ne parlent pas non plus ◀de▶ ◀l’▶individu ou ◀de▶ ◀la▶ collectivité, et cependant toutes ◀les▶ réalités que désignent ces termes sont présentes, et sont en conflit à ◀l’▶époque ◀de▶ ◀la▶ Réforme. Essayons ◀de▶ ◀les▶ dégager sommairement.
◀Le▶ but unique des réformateurs était ◀de▶ restaurer ◀la▶ fidélité ◀de▶ ◀l’▶Église à ◀la▶ Parole ◀de▶ Dieu. Jamais ils n’ont admis ◀d’▶être présentés comme des novateurs. « Nous nous sommes efforcés, écrit Calvin, ◀de▶ ne pas mettre nos opinions personnelles à la place de ◀l’▶exposition simple et fidèle ◀de▶ ◀la▶ pure Parole ◀de▶ Dieu. » Du point de vue qui nous intéresse ici, je dirai que ◀l’▶œuvre ◀de▶ Calvin a consisté essentiellement à restaurer ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶Église, de même qu’elle a consisté accidentellement, dans ◀le▶ plan politique, à combattre sur deux fronts : d’une part contre ◀l’▶absolutisme du pouvoir, d’autre part contre ◀l’▶anarchisme. ◀L’▶absolutisme, c’était ◀le▶ vice du Moyen Âge, confondant ◀l’▶autorité spirituelle et ◀le▶ pouvoir temporel. ◀L’▶anarchisme, c’était ◀la▶ révolte ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, et ◀les▶ sectes ◀d’▶illuminés, c’est-à-dire ◀l’▶individualisme social et religieux. Calvin combat ◀les▶ deux tendances non point pour des raisons politiques, mais pour sauver ◀l’▶Église véritable, car, dit-il, « si personne n’allait au-devant pour rembarrer ces deux vices, toute ◀la▶ pureté ◀de▶ ◀la▶ foi serait confuse. »
◀L’▶Église primitive était une communauté spirituelle ◀de▶ personnes, ◀d’▶hommes nouveaux, à la fois libres et engagés, constituant une multitude ◀de▶ communautés locales. Telles seront à nouveau ◀les▶ Églises réformées. Point ◀de▶ centralisation, point ◀de▶ capitale, point ◀d’▶unification formelle et forcée.
Dès ◀le▶ début, ◀la▶ Réforme considère comme normales ◀les▶ diversités organiques. Par exemple, Calvin n’a jamais prétendu unifier ◀les▶ constitutions ecclésiastiques des villes où il avait une autorité immédiate, Strasbourg et Genève. ◀Le▶ problème ne se pose même pas. ◀Les▶ Églises locales s’organiseront en fédérations, délégueront des députés à des synodes, et il n’y aura pas ◀de▶ pape pour unifier temporellement toutes ces cellules vivantes, autonomes et solidaires. Elles ont leur véritable unité en Christ, et dans ◀la▶ communion des saints. Ici-bas, ◀l’▶Église une et sainte, ◀l’▶Una Sancta, ◀le▶ Corps ◀de▶ Christ, nous apparaît, selon ◀les▶ propres termes ◀de▶ Calvin, dans ◀la▶ diversité « des Églises et des personnes particulières ». Car non seulement il y a plusieurs Églises, mais à l’intérieur de chaque Église locale, il y a diversité des personnes particulières, c’est-à-dire des vocations.
Avec ce terme, Calvin n’ajoute rien à ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶homme chrétien, du membre ◀de▶ ◀l’▶Église, mais il apporte une précision capitale à ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ personne. À tel point que je dirais volontiers que ◀la▶ définition protestante ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est ◀la▶ vocation.
◀La▶ persona romaine, c’était ◀le▶ rôle joué par un individu dans ◀le▶ plan ◀de▶ ◀l’▶État. ◀La▶ personne chrétienne, ce sera ◀le▶ rôle que Dieu attribue à chaque homme dans Son plan. Notez bien que nous retrouvons ici ◀le▶ paradoxe essentiel ◀de▶ ◀la▶ personne : à la fois libre et engagée, distincte et reliée à nouveau. Car ◀le▶ rôle que Dieu attribue à un homme distingue cet homme, ◀l’▶isole, mais en même temps ◀le▶ remet en communication avec son prochain. Ainsi ◀la▶ dignité ◀de▶ chaque individu est garantie non pas du seul fait qu’il existe physiquement, mais du fait qu’il peut incarner une volonté particulière ◀de▶ Dieu. Et dès lors, cet homme n’a pas seulement ◀le▶ droit ◀d’▶être respecté par ◀l’▶État, il a surtout ◀le▶ devoir ◀d’▶agir, en tant qu’il est chargé ◀d’▶une responsabilité unique dans ◀la▶ société, à sa juste place. Notons que si ◀la▶ personne doit être respectée par ◀l’▶État, ce n’est pas en vertu d’on ne sait quel « droit naturel » à ◀la▶ désobéissance ! Calvin précise que ◀l’▶État, quel qu’il soit, doit être obéi par chacun. Mais il ajoute une restriction mémorable, qui figure en particulier dans ◀le▶ serment des pasteurs ◀de▶ Genève, et dont ◀l’▶actualité vous frappera certainement. « Je promets, dit ◀le▶ pasteur, ◀de▶ servir ◀la▶ Seigneurie et ◀le▶ peuple ◀de▶ telle manière que par cela je ne sois nullement empêché ◀de▶ rendre à Dieu ◀le▶ service que je lui dois par ma vocation. » C’est à ma connaissance ◀le▶ seul texte constitutionnel existant, qui puisse être qualifié ◀de▶ personnaliste, au sens précis où je ◀l’▶entends.
Diversité des Églises, fédération ◀de▶ ces diversités, multiplicité des vocations personnelles : tout cela, Calvin ◀l’▶a voulu dans un plan strictement ecclésiastique, c’est vrai. Mais il était inévitable et juste que ce type ◀de▶ relations influençât peu à peu toutes ◀les▶ autres relations humaines, et en particulier ◀les▶ relations politiques. Toute ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe serait à refaire à partir de cette constatation : que ◀les▶ formes et structures des Églises ont toujours précédé, et ont en quelque sorte contaminé ◀les▶ formes et structures politiques. Nous en verrons quelques exemples un peu plus loin. Quelle fut donc ◀la▶ traduction politique ◀de▶ ◀la▶ doctrine calvinienne ◀de▶ ◀l’▶Église et des vocations personnelles ? Je n’hésite pas à ◀le▶ dire : c’est ◀le▶ fédéralisme.
Cette thèse pourra paraître un peu forcée à certains historiens méticuleux. Mais elle devient presque évidente dès que ◀l’▶on réfléchit aux deux questions suivantes : quels furent ◀les▶ régimes qui persécutèrent ◀la▶ Réforme ? Et quelle fut ◀l’▶action historique des hommes d’État ◀de▶ ◀la▶ Réforme calviniste ?
Partout, et dès ◀le▶ début, ◀l’▶obstacle principal à ◀la▶ Réforme, ce fut ◀l’▶absolutisme, ◀la▶ passion unitaire et centralisatrice, tant chez ◀les▶ papes que chez ◀les▶ princes. Et partout, ◀les▶ chefs protestants quand ils ◀le▶ purent, proposèrent au contraire des plans ◀d’▶allure et ◀d’▶intention nettement fédéralistes.
◀L’▶absolutisme, ◀la▶ collusion des pouvoirs politiques et spirituels, nous ◀les▶ trouvons chez un Charles-Quint, chez un Philippe II d’Espagne, et en France dans ◀le▶ parti des Guise, dans ◀la▶ Ligue. Plus tard, c’est ce même esprit qui obtiendra que Louis XIV révoque ◀l’▶édit de Nantes, au nom du mot d’ordre unitaire : une foi, une loi, un roi. Et ◀l’▶on célébrera « ◀la▶ France toute catholique sous ◀le▶ règne ◀de▶ Louis le Grand », c’est-à-dire ◀la▶ France « mise au pas » par ◀l’▶homme qui dit : « ◀l’▶État, c’est moi » ; ◀la▶ France synchronisée, centralisée, déjà presque totalitaire, et vidée ◀de▶ ses meilleures forces créatrices. Mais dès que ◀le▶ parti protestant relève ◀la▶ tête, en tous pays, nous ◀le▶ voyons adopter une politique toute différente. Il ne tombe jamais dans ◀le▶ piège ◀d’▶opposer à ◀l’▶absolutisme romain un absolutisme réformé. Au contraire. Qu’il s’agisse ◀de▶ ◀la▶ Transylvanie convertie au calvinisme et qui devient ◀l’▶âme ◀de▶ ◀la▶ résistance au centralisme des Habsbourg, qu’il s’agisse des Provinces-Unies des Pays-Bas ; qu’il s’agisse des fédérations ◀de▶ défense constituées par ◀les▶ huguenots ; ou ◀de▶ nos jours, bien que ◀d’▶une manière plus vague, des États-Unis d’Amérique et ◀de▶ ◀l’▶Empire anglais avec ses libres Dominions, — partout ◀l’▶on voit ◀les▶ protestants revendiquer et appliquer un système politique souple et vivant, respectueux des diversités, c’est-à-dire fédéraliste. ◀Les▶ synodes réformés ◀de▶ France, vers ◀la▶ fin du xvie siècle, préconisèrent à plusieurs reprises des projets ◀d’▶organisation fédérative du Royaume, comportant une large autonomie des communes à ◀la▶ base, et au sommet, ◀le▶ contrôle du pouvoir royal par un organe plus ou moins inspiré du stathoudérat hollandais. Et n’est-ce pas ◀le▶ huguenot Sully qui, le premier ; sous Henry IV, conçut ◀le▶ « Grand Dessein » ◀d’▶une fédération européenne ? Certes, ◀les▶ historiens attribuent à ces faits des causes politiques précises. Ils disent que ◀la▶ Réforme a triomphé surtout dans ◀les▶ petits États qui éprouveraient ◀le▶ besoin ◀de▶ se fédérer contre ◀l’▶Empire et contre Rome, et cela se vérifie souvent au xvie siècle. Mais je maintiens que ◀la▶ cause profonde ◀de▶ ◀la▶ tendance fédéraliste protestante jusqu’à nos jours, est ◀d’▶ordre proprement spirituel. C’est bien ◀le▶ même état d’esprit qui explique à la fois ◀le▶ respect des diversités en politique, et ◀le▶ respect des personnes dans ◀la▶ vie privée. L’un entraîne l’autre, l’un ne va pas sans l’autre.
Nous pouvons ◀le▶ vérifier ◀d’▶une autre manière encore. Qui dit respect des personnes, dit préoccupation ◀de▶ ◀les▶ éduquer. Et vous savez que ◀les▶ problèmes ◀d’▶éducation furent dès ◀le▶ début ◀le▶ grand souci des réformés. Calvin fonde ◀le▶ Collège ◀de▶ Genève en pleine période ◀de▶ guerre, dans une ville assiégée. Par contre, on sait que ◀les▶ jésuites, triomphant dans ◀les▶ pays absolutistes, ne passent point pour avoir favorisé très sérieusement ◀le▶ libre développement des vocations chez leurs élèves… Mais je m’en voudrais ◀d’▶insister sur cet exemple qui me ferait ◀la▶ part trop belle. Contentons-nous ◀de▶ ◀le▶ poser comme un repère. Ce que je voulais dégager, c’est que ◀la▶ doctrine réformée prédispose ◀les▶ peuples protestants à comprendre et à soutenir ◀les▶ régimes fédéralistes.
◀L’▶homme ne vaut rien par lui-même, dit Calvin, mais il vaut plus que tout, plus que ◀l’▶État lui-même, dans certains cas, par ◀le▶ fait ◀de▶ sa vocation. C’est à cause de sa vocation qu’il est à la fois libre et engagé, autonome et pourtant responsable au sein de ◀la▶ communauté. Ainsi ◀le▶ citoyen calviniste, qui vit profondément et quotidiennement cette doctrine peut-il comprendre mieux que tout autre ◀le▶ paradoxe politique du fédéralisme : ◀la▶ liberté ◀de▶ chacun dans une action commune, ◀l’▶équilibre vivant des tons complémentaires, ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité.
Maintenant que voici définies, ou plutôt illustrées ◀d’▶exemples historiques, certaines notions fondamentales telles que ◀l’▶individu et ◀la▶ personne, abordons notre siècle et ◀l’▶histoire présente. Car en définitive, c’est ◀de▶ cela qu’il s’agit. ◀L’▶histoire n’est jamais qu’un tremplin pour mieux sauter en plein cœur ◀de▶ ◀l’▶actuel.
Comment situer dans ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui ◀les▶ positions civiques ◀de▶ ◀la▶ Réforme et sa morale personnaliste ?
Calvin, vous ◀le▶ savez, ne s’est jamais préoccupé ◀de▶ ◀la▶ forme des gouvernements. Il insiste à maintes reprises sur ◀le▶ fait que monarchies, oligarchies et républiques sont également voulues ◀de▶ Dieu et doivent être obéies comme telles. Une fois cependant il marque une préférence, mais ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀le▶ plus général. C’est lorsqu’il écrit : « ◀Le▶ meilleur état ◀de▶ gouvernement est celui-là où il y a une liberté bien tempérée et pour durer longuement. » Il me semble que ◀le▶ spectacle ◀de▶ ◀l’▶Europe contemporaine donne raison au réformateur. Et je ne crois pas être infidèle à sa pensée en y ajoutant cette précision : ce n’est pas ◀la▶ forme ◀d’▶un État qui compte, mais bien ◀la▶ condition qu’il ménage à ◀l’▶Église, et ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶homme qu’il suppose.
C’est en nous plaçant à ce double point de vue : condition ◀de▶ ◀l’▶Église et conception ◀de▶ ◀l’▶homme, que nous pourrons ◀le▶ mieux départager ◀les▶ deux groupes ◀de▶ régimes qui s’affrontent aujourd’hui. Le premier groupe est celui des nations qui respectent ◀l’▶Église et ◀la▶ personne. Nous y trouvons des formes ◀de▶ gouvernement aussi disparates que possible : d’abord ◀les▶ cinq monarchies protestantes du Nord : Scandinavie, Pays-Bas, Angleterre ; puis ◀l’▶unique monarchie catholique, celle des Belges ; ◀les▶ quatre monarchies orthodoxes des Balkans ; trois républiques démocratiques seulement : ◀la▶ Suisse, ◀la▶ Finlande et ◀la▶ France ; et enfin trois semi-dictatures : Pologne, Hongrie et Portugal. (On ose à peine parler des Tchèques, déjà plus qu’à moitié colonisés.66)
En face de ce groupement hétérogène quant à ◀la▶ forme, sinon quant à ◀l’▶esprit, se dresse ◀le▶ bloc des trois États totalitaires — que menace ◀de▶ rejoindre ◀l’▶Espagne. Laissons ◀de▶ côté ◀les▶ différences politiques que ◀l’▶on pourrait marquer entre ces trois États : d’abord parce que ce n’est pas notre sujet, ensuite parce que ces différences, qui ne ◀le▶ voit, s’atténuent ◀d’▶année en année. Ce qu’il nous importe ◀de▶ souligner ici, ce sont deux traits évidemment communs à ces régimes : leur opposition brutale au christianisme dès qu’ils sont assez forts pour lever ◀le▶ masque, et leur mépris ◀de▶ ◀la▶ personne. Voici, à mon avis, ◀les▶ causes ◀de▶ ces deux phénomènes.
En Russie, en Allemagne, à Rome et en Espagne, ◀la▶ distinction entre ◀l’▶Église et ◀l’▶État n’avait jamais été établie ◀d’▶une manière satisfaisante. ◀Le▶ tsar, par exemple, était à la fois chef de l’État et chef ◀de▶ ◀l’▶Église : c’est ce qu’on nomme ◀le▶ césaropapisme. D’autre part, ses décisions politiques étaient fortement influencées par ◀le▶ clergé : c’est ce qu’on nomme ◀la▶ théocratie. ◀Les▶ trois autres pays que je viens de nommer souffraient, eux aussi, à des degrés divers, et pour mille raisons très complexes, ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre ◀de▶ ces maux. ◀La▶ coupure entre ◀le▶ spirituel et ◀le▶ temporel n’y était pas faite au bon endroit, ou mal faite, ou pas faite du tout. Il en résultait, dans ◀le▶ peuple, ◀le▶ sentiment que ◀l’▶État et ◀l’▶Église formaient un tout et constituaient à eux deux ◀le▶ Pouvoir. Renverser l’un, c’était donc fatalement s’attaquer à l’autre. Et ◀le▶ chef ◀de▶ ◀la▶ révolution triomphante, dans chacun ◀de▶ ces pays, se trouvait comme contraint par ◀le▶ sentiment général ◀de▶ reprendre à son compte à la fois ◀l’▶autorité ◀d’▶un chef ◀d’▶Église et ◀le▶ pouvoir ◀d’▶un chef d’État. Chacun sait qu’une Révolution copie toujours inconsciemment ◀la▶ structure du pouvoir qu’elle vient de renverser. Ainsi ◀les▶ jacobins se firent centralistes comme ◀les▶ rois. Ainsi encore Staline et Hitler se firent césaropapistes comme ◀les▶ régimes qu’ils venaient ◀d’▶abattre, et même beaucoup plus rigoureusement, car ◀la▶ religion dont ils étaient ◀les▶ chefs était une religion ◀de▶ guerre, possédant toute ◀la▶ virulence des corps chimiques à ◀l’▶état naissant.
D’autre part, ◀l’▶instauration ◀de▶ ces régimes tyranniques fut largement facilitée, et même appelée, par ◀l’▶absence dans tous ces pays ◀d’▶élites civiques conscientes ◀de▶ leur mission. Dans un essai publié en 1928, et intitulé ◀l’▶Espagne invertébrée, ◀le▶ grand écrivain espagnol Ortega y Gasset n’hésite pas à comparer sous ce rapport ◀l’▶Espagne et ◀la▶ Russie. « Fort différentes sur beaucoup de points, écrit-il, elles offrent ceci ◀de▶ commun qu’elles souffrent toutes ◀les▶ deux ◀d’▶un manque évident et permanent ◀d’▶individualités marquantes, […] ◀de▶ personnalités autonomes. » Et ◀de▶ ◀la▶ sorte, Ortega laisse entendre que ◀le▶ destin ◀de▶ ces pays, du fait ◀de▶ ce qu’il nomme « ◀l’▶absence des meilleurs », ne saurait être que ◀l’▶absolutisme.
Or, si nous nous rappelons que ◀le▶ calvinisme a toujours maintenu avec rigueur ◀la▶ distinction entre ◀l’▶Église et ◀l’▶État, et que, d’autre part, il a toujours favorisé ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ personne et donc ◀la▶ formation ◀d’▶élites civiques actives, on comprendra sans peine ◀le▶ fait suivant qui, à ma connaissance, n’a jamais été signalé : c’est qu’il existe une forme ◀de▶ totalitarisme correspondant à ◀la▶ Russie orthodoxe, une autre correspondant à ◀l’▶Allemagne luthérienne, et deux autres correspondant à ◀l’▶Italie et à ◀l’▶Espagne catholiques, alors qu’il n’en existe point qui se soit développée en pays « calvinistes » ou simplement influencés par des éléments calvinistes, même laïcisés, comme c’est ◀le▶ cas ◀de▶ ◀la▶ France sous la Troisième République67.
Cela ne signifie pas, bien entendu, que ◀le▶ calvinisme ne puisse dévier lui aussi, et soit sans défauts. Mais cela signifie que ses défauts et déviations n’entraînent pas cette conséquence-là. Lorsque ◀la▶ religion orthodoxe grecque, par exemple, disparaît en temps qu’Église vivante, il reste dans ◀le▶ pays une empreinte césaropapiste, ◀d’▶où ◀l’▶État totalitaire. Mais lorsque ◀le▶ calvinisme cesse ◀d’▶être une foi vivante, il laisse derrière lui une empreinte tout à fait différente : une forme ◀d’▶individualisme. Nous aurons ◀l’▶occasion ◀d’▶y revenir tout à ◀l’▶heure.
Car, en effet, une opposition aussi radicale et aussi exacte entre ◀la▶ mentalité totalitaire et ◀la▶ mentalité calviniste, va nous permettre une confrontation utile des deux doctrines. Je dis bien utile, et non pas simplement intéressante. Je ne fais pas ici, vous ◀le▶ sentez bien, une description désintéressée et académique ◀de▶ divers régimes également soutenables dans ◀l’▶abstrait. Je considère ◀l’▶esprit totalitaire comme une menace terrible pour notre civilisation et plus encore pour nos Églises. Je considère que nous n’avons plus ◀le▶ droit ◀de▶ ◀l’▶étudier en curieux, en théoriciens ou en opportunistes, comme certains qui se demandent encore, par exemple, s’il est ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite, alors qu’il est du diable, et que c’est en chrétiens que nous avons maintenant à nous défendre, dans cette guerre qui nous est déclarée. Or ◀le▶ meilleur, ◀le▶ seul moyen ◀de▶ se défendre — surtout quand il s’agit des choses ◀de▶ ◀l’▶esprit — c’est ◀de▶ connaître ◀l’▶adversaire afin de reconnaître et ◀de▶ tuer ◀les▶ plus secrètes complicités qu’il a su ménager dans nos cœurs.
Connaître ◀la▶ religion totalitaire, c’est la première condition pour éviter chez nous, pendant qu’il en est temps, des déviations qui feraient ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀l’▶ennemi. Connaître ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶homme fasciste, c’est définir du même coup certains dangers qui menacent en permanence notre morale ◀de▶ ◀la▶ personne. Je vais ◀le▶ montrer par deux exemples dont j’essaierai ◀de▶ tirer des conclusions pratiques.
Quelle est ◀la▶ condition faite à ◀l’▶Église dans ◀les▶ pays totalitaires ? Cette première question est capitale. Car ◀la▶ politique ◀d’▶un régime est toujours étroitement dépendante ◀de▶ ◀l’▶attitude qu’il prend vis-à-vis de ◀l’▶Église et du fait religieux en général. Un régime est totalitaire lorsqu’il prétend centraliser radicalement tous ◀les▶ pouvoirs temporels et toute ◀l’▶autorité spirituelle68. Il se transforme alors en une religion politique, ou encore en une politique ◀d’▶allure religieuse. Et cela ◀d’▶autant plus que ◀la▶ religion qu’il adopte est, comme dans ◀le▶ cas des fascismes et du communisme, une religion ◀de▶ ◀l’▶ici-bas sans transcendance, une religion dont ◀les▶ buts purement terrestres ne divergent plus du tout des buts ◀de▶ ◀la▶ politique, se confondent même avec ceux-ci.
Alors il n’y a plus ◀de▶ recours, plus ◀de▶ pardon à espérer : ◀la▶ communauté spirituelle ne peut pas en appeler à une instance supérieure à ◀l’▶État, puisque c’est lui qui ◀l’▶a créée pour ses seules fins, et qu’il n’existe rien au-delà.
Pour définir une telle communauté, reprenons une des catégories que nous définissions en débutant. ◀La▶ religion politique, ou ◀la▶ politique religieuse totalitaire, a créé ◀le▶ type même ◀d’▶une communauté régressive, c’est-à-dire ◀d’▶une communauté fondée sur ◀le▶ passé : ◀le▶ sang, ◀la▶ race, ◀la▶ tradition, ◀les▶ morts. Voilà pourquoi elle est intolérante au suprême degré, et plus qu’intolérante : on ne peut même pas s’y convertir ! Si ◀l’▶on n’a pas ◀les▶ mêmes origines, on ne pourra jamais y entrer — si ◀l’▶on n’est pas ◀de▶ sang aryen, par exemple — car cette religion n’admet pas que « ◀les▶ choses vieilles sont passées » selon ◀la▶ parole ◀de▶ ◀l’▶Apôtre. Elle n’admet pas ◀la▶ conversion spirituelle, à partir de laquelle il n’y a plus ni Juifs ni Grecs. Elle ne demande pas : que crois-tu ? qu’espères-tu ? mais elle demande : quels sont tes morts ? Religion du sang, religion ◀de▶ ◀la▶ terre et des morts, religion sanglante et mortelle, religion des choses vieilles, mortes et enterrées depuis des millénaires, jamais passées, et qui réclament encore du sang, des morts, des cortèges funèbres, des cérémonies ◀d’▶imprécations, des sacrifices propitiatoires, ◀le▶ tam-tam des tambours lugubres, ◀d’▶hallucinants sabbats ◀de▶ nègres blancs ! Qui oserait encore nous soutenir que ce délire représente ◀l’▶ordre ? Qui ne voit qu’une telle religion hait mortellement ◀la▶ foi chrétienne, tournée vers ◀le▶ pardon, ◀le▶ futur éternel, ◀le▶ rachat du péché ◀d’▶origine ?
Second point : quelle est ◀la▶ condition faite à ◀la▶ personne dans ◀les▶ pays totalitaires ? C’est très simple. On a détruit l’un des deux pôles ◀de▶ ◀la▶ personne : celui ◀de▶ ◀la▶ liberté ou ◀de▶ ◀l’▶autonomie, et ◀l’▶on a tout réduit à l’autre pôle : celui ◀de▶ ◀l’▶engagement social. ◀L’▶homme étant totalement engagé, corps et esprit, dans ◀les▶ rouages ◀de▶ ◀l’▶État, et cet État ne reconnaissant plus aucune autorité qui transcende et limite son pouvoir, il n’y a plus aucun recours ◀de▶ ◀l’▶individu à ◀l’▶absolu divin, il n’y a donc plus aucune liberté. Tous ◀les▶ abus ◀de▶ pouvoir deviennent possibles. Certes, ◀l’▶on crée des ersatz ◀de▶ personnes, ou plutôt ◀de▶ personnalités — des milliers ◀de▶ petits Führer — mais c’est ◀l’▶État et sa « mystique » qui ◀les▶ créent. On ne leur laisse ◀d’▶initiative que dans ◀les▶ cadres qu’on leur a prescrits. Elles ne valent rien hors de là, elles ne valent rien par elles-mêmes. Cette manière ◀de▶ créer des personnalités s’appelle au vrai : caporalisation. Et ◀la▶ personne ainsi comprise n’est plus qu’à peine une persona au sens romain, un rôle, un masque, une fonction extérieure, c’est-à-dire un individu embrigadé, et non pas une vocation. Milliers ◀de▶ masques durs, volontairement durcis, ◀de▶ ces jeunes soldats politiques dressés à ◀l’▶héroïsme en masse, à ◀l’▶héroïsme collectif — ◀le▶ plus facile, si c’en est encore un ! — mais qui n’ont plus ◀de▶ courage civique. Militarisation ◀d’▶un peuple ! C’est ◀le▶ contraire, ◀le▶ mot ◀l’▶indique, ◀d’▶une véritable civilisation.
Qu’allons-nous opposer à cela ? Tout simplement, ◀la▶ force préventive, inattaquable tant qu’elle reste pure, des personnes librement solidaires, telles qu’en forme ◀l’▶éthique protestante. Seulement il faut que cette force reste pure ! Car de même que ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ terre et des morts, pour peu qu’il vienne à s’accentuer, risque ◀de▶ nous conduire un jour par une voie directe au fascisme, une certaine déviation ◀de▶ notre morale, un certain culte ◀de▶ ◀la▶ « personnalité » en soi, un certain individualisme, risquent aussi ◀de▶ nous y conduire, cette fois-ci ◀d’▶une manière indirecte, du simple fait qu’ils affaiblissent nos résistances spirituelles et nous font perdre ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Église.
C’est ici ◀de▶ nos vertus mêmes qu’il importe ◀de▶ nous méfier. Méfions-nous ◀d’▶une certaine manière trop humaine ◀de▶ prôner ou ◀de▶ laisser prôner ◀le▶ protestantisme créateur ◀de▶ personnalités. Notre danger intime et permanent, c’est ◀le▶ moralisme, ◀le▶ culte ◀de▶ nos vertus utilisées pour des fins purement humaines. À force de louer ◀la▶ Réforme ◀d’▶avoir été, comme on dit « une pépinière ◀d’▶individualités et ◀de▶ caractères bien trempés », nous courons ◀le▶ risque ◀d’▶oublier que ◀la▶ Réforme n’est pas faite pour ◀l’▶homme d’abord. À force de louer ses effets humains, nous risquons ◀de▶ trahir sa cause divine. N’oublions pas que ◀la▶ personnalité n’est bien souvent que ◀le▶ résidu, ◀l’▶empreinte ◀d’▶une personne sur un individu qui ne croit plus à sa vocation, et qui a simplement été formé par une éducation et une ambiance protestante. Nous n’en avons que trop, ◀de▶ ces gloires « protestantes », laborieusement annexées et recensées par une sorte ◀de▶ nationalisme huguenot, ◀de▶ ces hommes qui ne sont en fait que « sortis » du protestantisme…
Certes, nous pouvons nous réjouir ◀de▶ ce que ◀la▶ foi réformée, même quand elle cesse ◀d’▶être vivante, laisse en se retirant beaucoup de personnalités. Cela constitue dans ◀la▶ cité des tissus sains, et c’est une sauvegarde appréciable contre ◀la▶ contamination totalitaire. Mais du point de vue chrétien, il faut alors rappeler que ◀la▶ personnalité, si grande soit-elle, devant Dieu c’est zéro. Et si ◀l’▶on se borne au point de vue social, il faut prévoir que ces personnalités, ces caractères bien trempés, se feront de plus en plus rares si nous laissons tarir ◀les▶ sources vives ◀de▶ ◀la▶ Réforme. Et puis, une personnalité en soi, sans vocation, ce n’est rien de plus, après tout, qu’un individu aux caractères accusés. Ainsi ◀l’▶on glisse du calvinisme à ◀l’▶individualisme, dès que ◀l’▶on perd ◀la▶ foi ◀de▶ ◀la▶ Réforme pour ne garder que ses vertus humaines et activistes. Et c’est pourquoi ◀l’▶on a pu dire que ◀le▶ calvinisme était à ◀l’▶origine du capitalisme moderne, avec sa concurrence sans frein, phénomène ◀de▶ piraterie sociale, ◀de▶ mépris du bien commun, phénomène typiquement individualiste69.
Un dernier exemple vous fera sentir, je crois, toute ◀l’▶importance pratique ◀de▶ cette distinction entre personne et personnalité. Hitler peut former, lui aussi, des personnalités énergiques, mais ce qu’il ne peut ni surtout ne veut former, ce sont justement des personnes, des vocations irréductibles aux ambitions spirituelles ◀de▶ ◀l’▶État. Ces personnes-là, ce sont ses véritables adversaires, ◀les▶ seuls sérieux, et il ◀le▶ sait ! Si Niemöller est dans un camp ◀de▶ concentration, prisonnier personnel du Führer, ce n’est point parce qu’on lui reproche son énergie ou ses talents, ses traits ◀de▶ caractère, son héroïsme durant la dernière guerre, bref, sa personnalité, car bien d’autres en ont autant qui ne sont pas pour cela en prison. Ce qu’on lui reproche, ce que ◀l’▶on ne peut pas tolérer, c’est précisément sa personne, c’est-à-dire sa vocation particulière, qui est ◀de▶ prêcher ◀l’▶Évangile. — Vous voyez que ◀le▶ Führer sait parfaitement opérer, dans ◀le▶ concret, ◀la▶ distinction entre personne et personnalité. Je ne vois aucune raison ◀de▶ lui laisser ◀le▶ bénéfice exclusif ◀d’▶une telle clairvoyance.
Il est temps ◀de▶ tirer, en deux mots, ◀la▶ conclusion ◀de▶ cette série ◀de▶ mises au point.
J’ai tenté ◀de▶ situer ◀la▶ Réforme dans ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶Europe, puis dans ◀les▶ conflits actuels. J’ai essayé ◀de▶ vous montrer que sa doctrine représente, en sa pureté, ◀le▶ centre et ◀l’▶axe même ◀de▶ ◀la▶ notion chrétienne ◀de▶ ◀la▶ personne, à la fois libre et engagée. Il en résulte que ◀la▶ Réforme, et spécialement sa tendance calviniste, est appelée à figurer, dans notre siècle, ◀le▶ type même ◀de▶ ◀la▶ sûre doctrine ◀de▶ résistance au paganisme politique 70.
Ceci nous charge ◀d’▶une responsabilité devant ◀l’▶Histoire. Que devons-nous faire pour nous montrer à peu près dignes ◀de▶ cette mission ? Simplement, mais aussi rigoureusement, et dans ◀la▶ pleine virulence du terme, redevenir ◀de▶ véritables protestants. Un véritable protestant, ◀les▶ faits ◀le▶ prouvent, sera toujours ◀l’▶adversaire ◀le▶ plus efficace ◀de▶ ◀l’▶esprit totalitaire. Déjà, beaucoup d’entre nous ont repris au sérieux ◀la▶ théologie réformée. Il nous reste à prendre au sérieux ◀la▶ doctrine réformée ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀l’▶État. Ceci ne signifie pas que ◀l’▶Église ait à proposer un programme comme tant d’autres, mais bien qu’elle doit marquer en toute clarté certaines limites, et, d’autre part, qu’elle ne doit pas hésiter à appuyer certaines revendications conformes au Décalogue et à ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀l’▶Évangile. Tout cela doit rester « occasionnel », mais dans ◀le▶ sens du hic et mine chrétien. Or il se trouve qu’ici et maintenant, notre situation ressemble fort à celle qu’eut à résoudre ◀la▶ Réforme. Calvin combattait sur deux fronts, au nom d’une position non point centriste, mais centrale. Nous, de même, reprenons ◀le▶ combat contre ◀l’▶esprit collectiviste, mais aussi et d’abord contre ◀les▶ déviations humanistes ◀de▶ ◀la▶ personne : transformons nos démocraties individualistes en démocraties vraiment personnalistes.
Et surtout, n’oublions jamais que ◀l’▶ennemi qui se dresse devant nous, c’est en nous tout d’abord que nous devons ◀le▶ vaincre, chez nous, par une espèce ◀de▶ croisade intérieure. ◀Le▶ chrétien est celui qui n’a pas ◀d’▶autre ennemi à craindre que ◀l’▶ennemi qu’il porte en lui-même. Car un ennemi visible et extérieur, ce n’est jamais que ◀l’▶incarnation ◀d’▶une possibilité secrète, ◀d’▶une tentation que chacun souffre dans son cœur.
Alors seulement, purifiés et lucides, quand nous aurons repris conscience ◀de▶ notre force véritable, celle qui ne vient pas de nous, ◀de▶ nos « personnalités », mais ◀de▶ nos vocations, ◀de▶ nos personnes, alors seulement nous pourrons répéter ◀la▶ fière devise des vieux huguenots : « Tant plus à me frapper ◀l’▶on s’amuse, tant plus ◀de▶ marteaux ◀l’▶on y use. »