En 1940, j’ai vu chanceler une civilisation : ce que l’▶on entendait sur ◀le▶ paquebot entre Lisbonne et New York (21 septembre 1946)ag
Lisbonne, 8 septembre 1940
Blanche et bleue dans ◀l’▶immense lumière ◀de▶ ◀la▶ liberté atlantique, avec tous ses drapeaux claquant et ses rues débouchant sur ◀le▶ ciel, ◀la▶ ville aux sent collines renie ◀la▶ guerre, oublie ◀l’▶Europe. Dans quelques heures nous embarquons pour ◀l’▶Amérique.
Mais ici je fais ◀le▶ serment ◀d’▶opposer une stricte mémoire à ◀la▶ candeur intarissable ◀de▶ ◀la▶ vie, toujours pressée ◀d’▶imaginer un monde où tout peut encore continuer.
Je viens de voir une civilisation frappée au cœur, je ◀l’▶ai vue chanceler, j’ai vu qu’elle peut mourir. Durant cette traversée en autocar ◀de▶ Genève aux Pyrénées, pendant deux jours, j’ai vu ◀la▶ France toute pareille à un homme qui vient de tomber sur ◀la▶ tête : il se relève, se tâte, et ne sait pas encore où il a mal. Va-t-il vivre ? A-t-il rêvé ? Serait-il déjà mort ? J’ai vu ◀l’▶Espagne ◀de▶ cendre et ◀d’▶esprit, incapable ◀de▶ retrouver son équilibre entre ◀le▶ démoniaque et ◀le▶ surhumain. Et j’ai vu, aux frontières ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ◀l’▶invasion des herbes sauvages venant des terres abandonnées du Nord et que nos paysans s’efforcent ◀d’▶arrêter avant qu’elles n’étouffent leurs champs. J’ai vu renaître ◀les▶ paniques dévastatrices du ve siècle ◀de▶ notre ère. Et je songe au bastion que mon pays élève, nuit et jour, autour du massif du Gothard, cœur mystérieux du continent, dernier symbole ◀d’▶une liberté qui ne peut plus vivre que sous ◀la▶ cuirasse. Hâtons-nous, car tout peut périr. Nous qui sommes encore épargnés, ne perdons pas notre délai ◀de▶ grâce !
À bord de ◀l’▶Exeter, 11 septembre 1940
◀Les▶ derniers barrages traversés, ◀la▶ passerelle relevée, et nos papiers enfin déposés chez ◀le▶ purser, nous n’avons plus devant nous qu’un océan sans douanes ! Dix jours vierges, dix jours durant lesquels on peut imaginer que ◀la▶ police renoncera au viol ◀de▶ notre vie privée. Pourtant, certains des passagers gardent encore ◀l’▶air ◀de▶ s’attendre au pire, tandis qu’ils font leur premier tour ◀de▶ pont. Ils se rappellent sans doute ce Polonais, tiré, jeté par ◀la▶ police franquiste hors du train qui sifflait déjà pour ◀le▶ départ vers ◀la▶ frontière — à deux-cents mètres — du Portugal et ◀de▶ ◀la▶ liberté. Car tel est ◀le▶ sadisme policier.
Nous venons de passer, en quatre jours ◀de▶ voyage, sept contrôles différents ◀de▶ douane et ◀de▶ police. Secondés par ◀la▶ chance, nous n’y avons passé, si je compte bien, guère plus ◀de▶ 22 heures, mais ◀le▶ total normal est ◀d’▶au moins 30, m’affirme-t-on, et ◀les▶ « accidents » sont fréquents.
Paradoxe du siècle où tout est fait pour réduire ◀l’▶homme à ◀l’▶anonyme, pour ◀le▶ priver du sentiment ◀de▶ sa vocation, ◀de▶ sa différence personnelle, cependant qu’on lui demande à chaque pas ◀de▶ prouver son identité. Or plus il en proteste et moins il s’en assure. Plus il ◀la▶ chiffre et moins il ◀la▶ ressent. Et plus il ◀la▶ démontre à coups ◀de▶ documents, moins il se reconnaît dans ◀le▶ portrait simplifié que ◀la▶ police en compose à toutes fins menaçantes.
Songeons aussi que ces procédés s’appliquent précisément à ◀l’▶émigrant, à celui qui s’éloigne ◀de▶ ses bases, des réflexes ◀de▶ son milieu, ◀de▶ tout ce qui allait de soi autour de lui et ◀l’▶assurait quotidiennement, inconsciemment, qu’il était bien réel et bien lui-même…
En mer, nuit du 12 au 13 septembre 1940
◀Les▶ derniers bateaux ◀de▶ la dernière ligne reliant ◀l’▶Europe à ◀l’▶Amérique ont tous des noms en « Ex » : Exeter, Excalibur, Excambion. Et ils ne transportent, en effet, que des ex-quelque chose, ex-ministres, ex-directeurs, ex-Autrichiens, ex-millionnaires, ex-princes, vers leur exil. Mais moi, ◀de▶ quoi pourrais-je bien être ◀l’▶ex ? Ni fugitif, ni juif, ni riche, ni détrôné, et ne pouvant me réclamer que ◀d’▶une « mission ◀de▶ conférences » (prétexte évidemment peu convaincant) je fais figure ◀d’▶ex-voyageur normal. Touriste des catastrophes, scandaleux personnage, comme ◀le▶ serait un témoin vivant même aux colloques des fantômes…
Je crois bien que cette image m’est venue à cause ◀d’▶une conversation entendue sur ◀le▶ pont cette nuit même. ◀L’▶heure était fort tardive et propice aux aveux. V., ex-cagoulard, ayant raconté, non sans verve comment ses camarades et lui-même, avant ◀la▶ guerre, organisaient des dépôts ◀de▶ mitraillettes dans certaines rues stratégiques ◀de▶ Paris, T., ex-militant ◀de▶ ◀la▶ gauche, lui répondit avec un demi-sourire et sans retirer son mégot, que ◀de▶ l’autre côté on savait tout cela, et qu’au surplus, on en faisait autant, avec des armes fournies par certains ministères. Si j’en crois ces deux ex-adversaires, leurs astucieux préparatifs ◀de▶ guerre civile n’auraient été troublés que par ◀l’▶attaque intempestive des nazis. Contre ceux-là, il semblerait qu’on eût moins brillamment prévu ◀les▶ choses… ◀De▶ fait, ◀les▶ étrangers sont toujours surprenants. On ne s’entend vraiment bien qu’entre gens du même peuple.
17 septembre 1940
Chaque soir, ◀les▶ passagers se pressent devant ◀la▶ porte ◀de▶ ◀la▶ cabine du capitaine, avec ◀l’▶espoir ◀d’▶entendre ◀la▶ radio. Tout à ◀l’▶heure comme j’essayais ◀de▶ me faufiler, R. s’extrait du groupe, me cède sa place, et je ◀l’▶entends dire à sa femme qui attendait un peu en arrière : « Rien de nouveau, c’est toujours ◀les▶ mêmes petites histoires… »
Depuis des mois, c’est ce que répètent dix fois par jour ◀les▶ usagers ◀de▶ ◀la▶ radio. ◀Le▶ monde a changé ◀de▶ face sous nos yeux, mais nous ◀le▶ regardions ◀de▶ trop près : ◀d’▶heure en heure, nous n’avons rien vu. C’est après coup, en nous retournant, que nous avons entrevu ◀l’▶ampleur et ◀la▶ rapidité des événements.
Il a dit : « Rien de nouveau, rien ◀d’▶important… » Mais je crois avoir entendu dans ◀le▶ ronron nasillard qui sortait ◀de▶ ◀la▶ petite chambre : « 165 avions allemands ont été abattus sur Londres. » Et c’est peut-être ◀la▶ nouvelle ◀la▶ plus importante ◀de▶ ◀la▶ guerre. Car tout tient aux Anglais, et si ce bulletin dit vrai, ◀les▶ Anglais tiennent.
L’autre jour à Lisbonne une lady me disait : « Nous ne serons jamais battus, parce que nous sommes un peuple qui ne sait pas quand il est battu. » J’ai pensé aux chefs français trop cartésiens qui ont admis ◀la▶ défaite sur sa définition, — avant qu’elle fût définitive.
18 septembre 1940
Comment prévoir ◀l’▶issue ◀de▶ cette guerre, lorsqu’on a remarqué qu’elle n’oppose plus que deux nations : l’une qui ne sait pas vaincre, mais qui gagne, et l’autre qui ne sait pas être vaincue, mais qui perd ? ◀Les▶ Allemands, en effet, même victorieux, se plaignent encore comme des victimes. Et ◀les▶ Anglais, même battus, se comportent en propriétaires ◀de▶ droit divin ◀de▶ ◀la▶ victoire en général. ◀La▶ seule solution « possible » serait donc ◀la▶ victoire anglaise.
19 septembre 1940
Un journaliste américain, qui revient ◀de▶ Paris, s’appuie au bastingage, près de moi, et me dit en crachant dans ◀l’▶eau entre chaque phrase : « Il y a des gens, des Parisiens, qui trouvent que ◀les▶ Boches sont corrects… Well… Quand un gangster ◀de▶ Chicago vous prend votre portefeuille, il vous donne quelquefois cinq sous pour rentrer en métro… Il est correct, isn’t he ? » À mon tour, j’ai craché dans ◀l’▶eau, pour marquer mon approbation.
20 septembre 1940,
en rade ◀de▶ New York
Je me suis éveillé dans ma cabine moite avec ◀le▶ sentiment que tout était changé autour de moi. Eh oui ! des verdures proches défilaient au hublot !
Couru sur ◀le▶ pont. Nous sommes dans ◀les▶ passes ◀de▶ ◀l’▶Hudson. Une brume ◀de▶ chaleur tropicale bleuit ◀les▶ rives. Je ne m’attendais pas à ◀la▶ nature américaine, à ◀la▶ voir la première et ◀de▶ si près, avant ◀les▶ gratte-ciel, ◀la▶ statue… Je n’ai jamais eu ◀la▶ sensation ◀d’▶un paysage plus étranger, mais plus étrangement accueillant. Tous ces arbres si riches, touffus et un peu fous ! Et ces maisons coloniales espacées, si intimes semble-t-il derrière leurs grands portiques. Et comme on aime une terre qui s’approche, avec ◀l’▶immense sécurité du continent qu’on imagine au-delà ◀de▶ ces falaises orangées, frangées ◀de▶ forêts ◀d’▶un vert sombre ◀de▶ luxueuse tapisserie…
◀La▶ rivière s’élargit et se peuple ◀de▶ mâts. Au sommet ◀d’▶une falaise qui fuit obliquement éclate une longue façade claire et neuve : la première rue américaine ! Nous approchons.
Tournant ◀la▶ tête vers ◀l’▶avant, un peu au-dessus ◀de▶ ◀la▶ poupe, je viens de voir un groupe ◀de▶ tours serrées, presque diaphanes dans ◀la▶ brume — Manhattan, comme une prémonition qui serait vérifiée à l’instant même !