Beekman Place (octobre 1946)g h
Parallèle à l’▶East-River dont ◀la▶ sépare une rangée ◀d’▶hôtels particuliers à cinq étages, cette rue très courte est l’une des rares — j’en connais trois dans Manhattan — qui à la fois ne portent pas ◀de▶ numéro et ne coupent point ◀les▶ avenues à angle droit. Hors-série, modèle ◀de▶ grand luxe, elle s’orne ◀d’▶arbres, ◀de▶ silence et ◀de▶ grands portiers galonnés. Une buée bleue, pendant ◀l’▶été, emplit cet espace fermé par ◀les▶ hauts bâtiments ◀de▶ ◀la▶ 51e rue, en brique vernie, tous luisants ◀de▶ fenêtres dépourvues ◀d’▶ornements.
Beekman Place est un ◀de▶ ces lieux où ◀l’▶exilé s’écrie : « Mais c’est ◀l’▶Europe ! » parce qu’il y trouve un charme, simplement. Mais quand je ◀la▶ vois du haut ◀de▶ mon douzième étage, en enfilade, petite tranchée ◀d’▶asphalte et ◀de▶ brique jaune et rose dans un chaos géométrique, c’est bien New York… Si je me retourne un peu sur ma terrasse, voici ◀la▶ perspective ◀de▶ ◀l’▶East River jusqu’à Brooklyn.
Un paysage immense ◀de▶ minéral et ◀d’▶eau. ◀La▶ rivière, sillonnée ◀de▶ remorqueurs toussotants, luit ◀d’▶un éclat ◀d’▶étain pâli. ◀Les▶ ponts immenses, vers Brooklyn, font une dentelle ◀d’▶un kilomètre, toute menue dans ◀la▶ distance. Cheminées, mâts, clochers, usines plates, basses, et réclames lumineuses en plein jour. ◀Le▶ seul vestige ◀de▶ nature — car ◀l’▶eau même est canalisée — ce sont ces trois îlots ◀de▶ granit noir couverts ◀de▶ mouettes et signalés par deux petits phares dont clignotent irrégulièrement ◀le▶ feu vert — cinq secondes ◀de▶ révolution — et ◀le▶ feu rouge — six ou sept secondes. Tout ce qu’embrasse mon regard, tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme, sauf ◀les▶ mouettes. Qu’on ne me parle plus des lois économiques et ◀de▶ leurs fatales réalités : car ce sont ◀les▶ réalités ◀d’▶un monde tout artificiel que nous, ◀les▶ hommes, avons bâti selon nos caprices, nos passions et nos raisons folles. Si nous changions un jour ◀de▶ goûts et ◀d’▶ambition, ce paysage se transformerait.
Si je me tourne vers ◀le▶ nord, je vois un monde ◀de▶ terrasses, du dixième au trentième étage du River Club, où vivent ◀les▶ milliardaires et ◀les▶ acteurs. Et tout près, ces jardins suspendus où circulent ◀de▶ jeunes femmes en maillot ◀de▶ bain. Elles se penchent sur leurs géraniums, elles ajustent des lunettes noires… Quelques jeunes gens viennent boire un verre, ◀le▶ soir. Un violoniste s’escrime à vingt reprises sur le deuxième Concerto brandebourgeois, mais deux radios martèlent ce Tchaïkovski qu’on entend siffler dans ◀la▶ rue…
Je me souviens ◀de▶ ce que j’ai sous ◀les▶ yeux : je ◀le▶ vois déjà comme je me ◀le▶ rappellerai, une fois ◀de▶ retour en Europe. J’en connais par avance ◀la▶ nostalgie. ◀Le▶ soir vient dans un luxe américain ◀d’▶ocres, ◀de▶ roses, ◀d’▶argents et ◀d’▶éclats ◀d’▶or sur ◀les▶ fenêtres des usines. Des fumées traînent, ◀les▶ ponts s’éteignent, ◀le▶ sommet des gratte-ciel se met à luire sous ◀la▶ lune, au-dessus des premiers nuages. Une grande nuit s’ouvre au travail paisible.
◀D’▶heure en heure, je me lève et sors. Je me promène sur cette terrasse qui fait ◀le▶ tour ◀de▶ mes chambres blanches, posées sur le onzième étage et festonnées ◀de▶ tuiles provençales. ◀La▶ brique est chaude encore sous mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, et puis beaucoup plus bas, dans ◀les▶ buildings voisins séparés ◀de▶ ma terrasse par un gouffre profond mais étroit, je vois des couples et des solitaires éteindre et rallumer leurs lampes. Une blonde platinée, en peignoir rose, ouvre son frigidaire, sort ◀de▶ ◀la▶ glace, ôte enfin ◀le▶ peignoir, il fait trop chaud. Des rires viennent ◀d’▶une terrasse obscure, un cliquetis ◀de▶ tiges ◀de▶ verre dans ◀les▶ highballs. Je rentre et j’aligne mes mots.
Petits matins déjà doux des terrasses, moments ◀les▶ plus aigus ◀de▶ ◀la▶ vie, au jour qui point, quand toutes choses et ◀les▶ souvenirs ◀d’▶hier changent ◀de▶ poids et ◀de▶ millésime, quand ◀les▶ mouettes éclosent du rocher, quand les premiers remorqueurs se mettent à souffler fort dans ◀la▶ brume ◀d’▶été flottant sur ◀la▶ rivière… Une langue ◀de▶ lumière orangée vient râper doucement ◀le▶ crépi des murs bas, sur ◀la▶ terrasse toute voisine. Un autre jour, ◀le▶ même amour, mais ◀le▶ cœur s’ouvre — ◀l’▶aube est ◀l’▶heure du pardon délivrant — et je me donne au jour américain !
Sur ◀le▶ grand fond sonore à bouche fermée des usines ◀de▶ l’autre rive, ◀les▶ sirènes des ferry-boats poussaient leur solo ◀de▶ désastre, ◀de▶ faux désastre et ◀d’▶appel commercial, dans ◀le▶ matin strident ◀de▶ ◀l’▶East River. Un quadrimoteur argenté passait très haut entre deux tours babyloniennes, l’une phallique, l’autre en Moïse de Michel-Ange. Et sur une terrasse dormante, deux ou trois étages plus bas, quelqu’un sortait en robe de chambre, un vieux monsieur, pour arroser au tuyau ses arbustes.
Soudain, passant ◀la▶ tranche ocrée ◀d’▶un bâtiment ◀de▶ trente étages, à mi-hauteur, sur ◀la▶ rivière, une proue grise et ses canons glissait sans bruit, un énorme croiseur défilait, tout ◀l’▶équipage en fête saluant New York ◀d’▶adieux, filant pavois au vent vers ◀l’▶Europe et ◀la▶ guerre…