Souvenir d’▶un orage en Virginie (novembre 1946)i
Grands plateaux onduleux et livrés aux chevaux, jusqu’à ◀l’▶horizon bleu des Appalaches. Pendant que nous roulons sur une route ◀de▶ campagne, au creux des haies, ◀le▶ ciel se couvre. « C’est là-haut, me dit-on, à mi-pente des coteaux. » On ne distingue pas encore cette maison célèbre, cachée dans ◀les▶ bosquets au bout d’une longue allée qui monte entre des barrières blanches.
« Et vous verrez ce qu’elle en a fait ! C’est sa manière ◀de▶ se venger ◀de▶ J. car c’était ◀la▶ maison ◀de▶ ses ancêtres, à lui. Elle ◀la▶ déteste. Elle n’aime vraiment que ses chevaux… »
◀L’▶auto s’arrête devant un haut portique. Deux colonnes blanches entre des ifs géants, comme des ailes noires. Je n’en ai jamais vu ◀d’▶aussi grands, ils montent jusqu’aux fenêtres du deuxième étage. Une odeur écœurante vient de ◀la▶ porte dont un battant s’entrouvre devant nous. Trois grands longs chiens sortent, ◀le▶ museau bas, et l’un vient vomir à nos pieds des morceaux ◀de▶ cire mal mâchés. Une servante ◀les▶ poursuit armée ◀d’▶une cravache. Elle crie qu’ils viennent encore ◀de▶ manger ◀les▶ bougies du carrosse ◀de▶ George Washington. (C’est une pièce ◀de▶ musée que nous allons voir, remisée sous ◀la▶ colonnade des écuries.) Nous pénétrons dans un vestibule sombre. ◀La▶ maîtresse de maison est sortie à cheval. Promenons-nous en ◀l’▶attendant.
◀L’▶odeur des chiens imprègne ◀les▶ corridors. Dans un fumoir, à droite, en contrebas, deux hommes en veste ◀de▶ chasse et deux jeunes femmes très blondes boivent des whiskies, sans se déranger. Nous traversons toute ◀la▶ maison, puis une large galerie ouverte, encombrée ◀de▶ vieux meubles et ◀de▶ pièces ◀de▶ bois sculptées, stalles ◀d’▶églises, aigles ◀de▶ lutrin. De nouveau des ifs non taillés sur un pré ◀d’▶un vert sombre enclos ◀de▶ murs. Du lierre partout. Çà et là, des statues ◀de▶ faunes et ◀de▶ chiens gisent ◀le▶ nez dans ◀l’▶herbe, près ◀d’▶un socle brisé. ◀Le▶ pré s’élève et s’ouvre sur ◀la▶ cour sablée des écuries. Celles-ci se déploient en demi-cercle, ornées ◀d’▶une colonnade et ◀d’▶un clocheton ◀de▶ brique portant ◀l’▶œil blanc ◀d’▶un énorme cadran. Voici ◀le▶ carrosse ◀de▶ Washington, à ◀l’▶abandon. ◀La▶ peinture craquelée tombe par morceaux, ◀les▶ coussins ◀de▶ velours rouge sont moisis. Nous redescendons. ◀Le▶ ciel est devenu noir.
Du portique, entre ◀les▶ hautes colonnes blanches et ces ifs dramatiques, on domine un paysage ◀de▶ pluies lointaines et ◀de▶ prairies dorées. Soudain, un coup de vent violent a jeté contre ◀la▶ façade et nos visages un tourbillon ◀de▶ feuilles et ◀de▶ grosses gouttes obliques. Entrée ◀de▶ ◀l’▶automne ! The Fall, ◀la▶ Chute, comme ils ◀l’▶appellent… Premiers éclairs sur ◀les▶ prairies.
Par ◀la▶ charmille, où il fait presque nuit — mais on devine encore quelques statues décapitées ou renversées dans ◀les▶ branchages — nous arrivons au coin ◀d’▶un bâtiment ◀de▶ ferme. C’est ◀le▶ chenil. ◀Le▶ parc s’arrête ici, et s’ouvrent ◀les▶ espaces ◀de▶ pâturages nus, en pente douce. Très loin, en silhouette sur ◀la▶ crête ◀d’▶une colline, nous voyons deux chevaux au galop. Ils disparaissent dans un vallonnement, et maintenant remontent vers nous sans ralentir. Une femme en jaune, suivie ◀d’▶un homme. Comme ils s’approchent, on voit qu’elle tient ◀la▶ bride ◀d’▶une main et ◀de▶ l’autre porte à sa bouche une pomme qu’elle mord en galopant. Nouveaux éclairs. Tous ◀les▶ chiens du chenil se sont mis à hurler ensemble. Est-ce ◀l’▶orage ou ◀l’▶approche ◀de▶ leur maîtresse ? ◀Les▶ cavaliers ralentissent et s’arrêtent devant ◀la▶ barre du portail. Elle pousse son cheval, ◀le▶ portail cède et lui livre passage. C’est une grande femme bottée, sauvage et belle, qui mord une pomme, et son torse paraît nu dans un fin sweater jaune. Elle rit, jette ◀la▶ pomme, et nous salue ◀de▶ ◀la▶ main. ◀Le▶ jeune homme mince, immobile sur son cheval, nous considère avec hostilité. Il a ◀les▶ yeux ◀d’▶un bleu très pâle et dur. Il n’a pas salué. Son silence nous supprime. C’est sans doute ◀le▶ nouvel intendant. « Je vous retrouve à ◀la▶ maison ! », crie-t-elle. Et, piquant son cheval, penchée sur ◀l’▶encolure, elle disparaît dans ◀le▶ tunnel ◀de▶ ◀la▶ charmille, tandis qu’une meute ◀de▶ chiens ◀de▶ toutes ◀les▶ tailles s’élance sur ses traces en aboyant.
Au fond ◀d’▶une pièce vaste et noire une petite lampe fait une flaque rose. « Je ne trouve pas ◀les▶ prises ! explique-t-elle, je ne mets jamais ◀les▶ pieds dans ce dégoûtant salon ! » Des éclairs illuminent longuement ◀les▶ meubles lourds, une bibliothèque, des boiseries. ◀Le▶ lustre enfin s’allume par degrés. Elle court aux fenêtres et ferme avec fracas des volets intérieurs, en chêne clair, puis elle tire encore ◀les▶ rideaux. « ◀Les▶ orages me rendent folle, j’ai tellement peur, et vous ? Vous êtes muets ? Vous avez soif ? »
◀Les▶ coups ◀de▶ tonnerre se succèdent sans répit, et parfois ◀les▶ lumières vacillent, baissent, remontent…
Paraît dans ◀la▶ porte du fond un homme en veste ◀de▶ chasse qui tient des verres ◀de▶ whisky à ◀la▶ main. Deux femmes blondes entrent et vont s’asseoir un peu à ◀l’▶écart ◀de▶ notre groupe. Un autre homme apporte un plateau. On ◀le▶ renvoie chercher des verres et des bouteilles. Qui sont ces gens ? Elle dit : « Je ne ◀le▶ sais pas plus que vous. Ils sont dans ◀la▶ maison depuis deux ou trois jours et se disent ◀les▶ amis ◀de▶ Jim. — Mais où est Jim ? — Je ne sais pas ? Il est parti. »
Jim était ◀l’▶intendant, une sorte ◀de▶ géant toujours en bottes, qu’elle emmenait partout avec elle. Je pense au regard ◀d’▶acier du jeune homme silencieux ◀de▶ tout à ◀l’▶heure. Des chiens se glissent entre ◀les▶ meubles, humides et tremblants. « Mais je ne sais pas recevoir ! dit-elle moqueuse. Voulez-vous que je vous joue du piano ? Pour faire croire que je n’ai pas peur… »
— Eh bien ? m’ont demandé mes amis dans ◀la▶ voiture qui nous emporte sous ◀la▶ pluie, qu’en pensez-vous ?
— J’ai pensé que, pour la première fois ◀de▶ ma vie, je me sens tenté ◀d’▶écrire ◀la▶ suite du roman.