Épilogue (novembre 1946)bf bg
Comment un Américain juge la France
Au lendemain de▶ la démission ◀d’▶un nième cabinet à Paris, un Américain me disait :
— En France, n’importe quel problème ◀d’▶ajustement économique devient aussitôt politique, c’est-à-dire qu’il provoque des discours plus ou moins littéraires, un torrent ◀de▶ clichés qui n’ont aucun rapport avec la question, et des affirmations grandiloquentes ◀d’▶attachement indéfectible aux principes généraux ◀de▶ la gauche ou ◀de▶ la droite. Posez la question ◀d’▶une répartition des huiles et savons par l’État, et vous serez bientôt en plein délire : tous les partis nommeront des commissions pour savoir si l’usage du savon favorise sournoisement le fascisme, ou bien la mainmise moscoutaire. Ces commissions, d’ailleurs, ne seront occupées qu’à clamer, la cravate en bataille, des résolutions farouchement patriotiques ou républicaines jusqu’à la mort. Plus question du savon. Brossez-vous.
Nous ne posons pas ◀de▶ question ◀de▶ principe à propos de ce produit utile et hygiénique. S’il y a crise dans la fabrication et dans la répartition ◀de▶ l’article, nous étudions deux questions, et prenons les mesures nécessaires pour les résoudre, non pas pour qu’on en parle. Notre tendance est ◀de▶ nous en remettre à une agence ◀d’▶État, qui généralement fait le travail à la satisfaction du plus grand nombre, puis se dissout.
C’est ainsi que ◀de▶ 1942 à 1946, l’État américain a contrôlé les prix, la répartition ◀de▶ la main-d’œuvre aux entreprises publiques et privées, celle des matières premières et ◀d’▶une façon générale toute l’économie ◀de▶ guerre, laquelle représentait environ les 9/10 ◀de▶ la production. Le job a été bien fait : l’Allemagne et le Japon ont été battus. Et les agences ◀de▶ contrôle des prix, ◀de▶ la main-d’œuvre et des matières premières se dissolvent l’une après l’autre, sans trop ◀d’▶histoires.
Ce qui veut dire que pendant quatre ans, l’Amérique a « nationalisé » (ou plus exactement étatisé) toute son industrie et tout son commerce, sans dépense ◀de▶ salive patriotique, pour des raisons bien évidentes, connues ◀de▶ tous, et qui ne relevaient point ◀de▶ la lutte des partis. C’est pourquoi les partis ne s’en sont point occupés, et n’ont point jugé nécessaire ◀de▶ proclamer l’union sacrée, au terme ◀de▶ négociations dramatiques, coupées ◀de▶ pathétiques interventions des vieux chefs, et ◀de▶ bouillantes interruptions ◀de▶ la jeune garde. Les partis, dans les commissions du Congrès et du Sénat, se sont bornés à des échanges ◀d’▶arguments souvent brutaux, au cours ◀d’▶enquêtes rétrospectives sur l’administration ◀de▶ ces agences. Peu importe : le travail était fait.
En France, les partis s’arrangent en général pour rendre tous les problèmes aussi insolubles que leurs principes respectifs sont incompatibles. Cela conduit à des crises mortelles. Alors les chefs ◀de▶ partis baissent le nez, font appel à l’union sacrée, et délèguent tout pouvoir à l’État, qui est en l’espèce un nouveau chef ◀de▶ gouvernement. Ce dernier pris au dépourvu change subitement ◀de▶ direction — crise ministérielle, c’est-à-dire vidange des responsabilités — et repart dans une politique nécessairement improvisée, puisqu’il a reçu ses pouvoirs au moment même où il devait en faire un usage maximum, ◀de▶ toute urgence. Ainsi le système français suppose que le nouveau venu, encore tout étourdi ◀de▶ sa puissance, et qui ne sait pas où l’on cache les dossiers, doit juger plus sagement en 24 heures que le vieux routier n’avait su le faire en plusieurs mois. Les Anglais ont ce proverbe : « Ne changez pas ◀de▶ chevaux au milieu du fleuve ». Les Français prétendent empêcher un accident ◀de▶ chemin de fer en votant avec émotion le renvoi ◀de▶ l’ingénieur en chef et son remplacement à la dernière seconde soit par un antifasciste convaincu, soit par un bénéficiaire éprouvé ◀de▶ la tradition dite nationale…
Et si nous ne sommes pas là pour consentir un prêt, payant la casse, vous parlez ◀de▶ notre hypocrisie…
Avec tout cela, je me demande bien pourquoi nous adorons la France comme une femme ! Pour sa grâce et pour ses faiblesses ◀de▶ grande coquette blessée, peut-être. Mais aussi pour une certaine sagesse, une certaine retenue ou rigueur, un certain équilibre élégant et hardi, qui nous en imposent encore… Nous faisons à la France un crédit démesuré, plus qu’à nul autre pays du monde. Le sentez-vous ? À vous ◀de▶ n’en point abuser. C’est d’ailleurs très facile, me semble-t-il. Soyez honnêtes dans les négociations, comme le fut votre Herriot, que nous respectons. Et cessez ◀de▶ répéter sur notre compte des sottises pittoresques ou méprisantes. Nous sommes adultes.
Comment un Américain moyen voit le Monde
— Quels sont, se dit-il, les pays qui marchent le mieux en Europe ?
Les États scandinaves, la Suisse, la Hollande, et la Grande-Bretagne. Ce sont des démocraties en majorité socialistes, ce qui peut inquiéter, mais aussi en majorité protestantes, ce qui doit rassurer. Ils ont donné nos meilleurs immigrants, ceux qui ont fondé nos vieilles familles.
Quels sont les pays qui marchent mal et qui nous créent le plus ◀d’▶ennuis ?
L’Espagne et le Portugal, parce que ce sont des dictatures, et peu importe qu’elles réussissent matériellement, elles n’achèteront jamais notre respect. L’Europe centrale et les Balkans, livrés aux Russes, qui les mettent au pillage, ce qui est peu rationnel : ils feraient mieux ◀de▶ les équiper, puisque ce sont leurs colonies. L’Allemagne nous plaît mieux que la Pologne : pays ◀de▶ blonds et les noirs sont suspects, tous les villains ◀de▶ nos films ont les cheveux noirs. De plus l’Allemand est propre et travailleur, et mon arrière-grand-mère était du Wurtemberg. Les Italiens ? Nous en aurons bientôt autant chez nous qu’il en reste là-bas. Nous aimions beaucoup La Guardia, que nous baptisions la Fleurette. Nous n’avons jamais admiré Mussolini, comme l’ont fait les bourgeois ◀d’▶Europe : ce n’était pas un regular guy. Le Vatican a la plus vieille diplomatie secrète du monde : c’est sans doute lui qui sait le mieux comment traiter ces États turbulents, susceptibles et toujours prêts et se battre.
Oui, l’Europe, ce sont nos Balkans.
Mais il y a l’Amérique du Sud, il y a les Russes, il y a l’Asie, voilà ce qui compte pour le commerce et pour l’avenir ◀de▶ la paix.
Vous avez bien envie ◀de▶ savoir ce que je pense ◀de▶ l’URSS ? Mais aussi… Une moitié ◀de▶ moi-même se révolte au spectacle de la mauvaise volonté internationale des Soviets, ◀de▶ cette brutalité vis-à-vis de leurs sujets, ◀de▶ ce mépris ◀de▶ la ◀vie▶ humaine en gros et en détail, ◀de▶ ce refus ◀d’▶ouvrir leurs frontières, ◀de▶ l’esclavage où ils tiennent leur presse, et ◀de▶ l’orgueil ◀de▶ parvenus ◀de▶ l’industrie et des sciences appliquées dont ils font montre même quand ils viennent chez nous. Cette moitié ◀de▶ moi n’irait peut-être pas jusqu’à demander une guerre préventive, mais elle l’accepterait sans doute dans le cas ◀d’▶un nouveau Pearl Harbor. Quant à l’autre moitié, elle ne demande qu’à s’ouvrir à l’amitié ◀de▶ ce grand peuple des plaines, qui se met à vous ressembler si curieusement. Nous n’avons guère plus que lui le sens ◀de▶ la vie privée, nous avons le même goût ◀de▶ la production en masse et sans y regarder ◀de▶ trop près, du travail par équipes, pour battre un record, du gaspillage, des chants et des beuveries.
On dit que c’est la question ◀de▶ l’Asie qui nous sépare. Car en réalité, nous touchons à l’Asie. Nous sommes une puissance maritime et cela compense la proximité géographique ◀de▶ la Russie. Pourquoi donc aurions-nous organisé, par les soins ◀de▶ la marine ◀de▶ guerre, et comme pour démontrer sa force à toute épreuve, les expériences ◀de▶ Bikini ? C’était un clair avertissement aux Russes. La Chine est un ◀de▶ nos grands marchés, le Japon un ◀de▶ nos gros clients. C’est là que les choses pourraient se gâter…
Quant à nos bons voisins « latins », je ne sais pourquoi, chaque fois que nous leur serrons la main, ils pincent les lèvres, comme si l’on venait de leur marcher sur le pied. Ils ont les cheveux noirs, attention. Mais dans trois ◀de▶ leurs États, les dernières élections se sont passées presque sans coups de fusil. Peut-être atteindront-ils bientôt l’âge ◀de▶ majorité civique où la démocratie devient possible…
To sum up : Liberté, Prospérité et Poursuite du Bonheur, ce sont là mes trois idéaux. Et je ne les vois réalisés qu’en Amérique.
Comment l’Europe peut aider l’Amérique
Comme je m’en veux ◀de▶ chacun ◀de▶ mes articles trop favorables ou trop critiques sur l’Amérique ! Car le contraire, chaque fois, peut aussi être vrai.
Car ces rêveurs sont aussi, et souvent, ◀de▶ vieux cornichons à lunettes, aux lèvres minces, sachant compter leurs sous et damner les buveurs ◀de▶ whisky ; ces fils ◀de▶ puritains, ◀de▶ charmants petits coquins ; ces joueurs ◀de▶ base-ball, ◀de▶ pédants logiciens ; ces grands souriants, des névrosés ; ces dynamiques, des timorés ; ces commerçants, des utopistes généreux ; ces « fondamentalistes » des déistes hérétiques ; et ces pieux catholiques des amateurs réjouis ◀de▶ confessionnaux climatisés munis ◀d’▶une « grille désodorisante »… Ils sont modernes. Car avec une belle énergie et beaucoup moins ◀de▶ naïveté que nous ne le pensons, ils embrassent mieux que nous la confusion du siècle, ils y sont installés carrément, et ils l’exploitent non sans une sorte ◀de▶ bon sens pour que le plus grand nombre en tire le plus ◀de▶ profit.
Comme tous ceux qui décrivent une nation étrangère, j’ai péché par stylisation. Ajouter des nuances à mon tableau n’arrangerait pas grand-chose à cet égard. Ce qui échappe par définition à toute formule ou forme ◀d’▶expression, c’est l’incohérence du réel. (Tout ce que l’on peut en dire, c’est qu’on l’éprouve.) Or justement, la civilisation américaine souffre ◀d’▶une grave incohérence interne. Mais je vois bien que je n’ai pas su la faire sentir autant que je la sens et peut-être n’y parviendrai-je que ◀d’▶une manière négative : en suggérant certaines mesures et attitudes spirituelles que l’Europe seule peut opposer ou proposer à l’Amérique.
Cinq choses témoignent ◀de▶ l’esprit et ◀de▶ sa présence active dans une culture. Les meilleurs d’entre nous les ont encore, tandis que les masses chez eux les fuient et que leurs élites ne s’en approchent qu’en hésitant. Ils nous sont supérieurs à tant d’autres égards ; saurons-nous garder au moins cela ?
Le goût ◀de▶ la complexité. La tendance à simplifier, à géométriser, typique ◀d’▶une civilisation mécanisée, est signe ◀de▶ lourdeur ◀d’▶esprit, ◀de▶ paresse ◀d’▶âme, ◀d’▶appauvrissement ◀de▶ la vitalité. En politique, c’est le respect des complexités organiques qui peut seul ménager des libertés réelles.
Le sens ◀de▶ l’échec, ◀de▶ sa nécessité métaphysique et ◀de▶ sa valeur ◀d’▶enseignement spirituel. La croyance exclusive et la réussite est le signe ◀d’▶une vue bornée ◀de▶ notre condition humaine, de même que le goût des formes parfaitement arrondies révèle une pauvre conception ◀de▶ l’art.
Le sens des formes, des symboles, des signes et des correspondances. On ne peut pas impunément se vêtir ◀de▶ n’importe quelle couleur, sous prétexte que cela « fait bien », construire une banque qui a l’air ◀d’▶une église, et une église qui a l’air gothique quand plus rien ne l’est en nous ni autour ◀d’▶elle. Un peuple, s’il éduque son sens des formes, cesse ◀d’▶imiter et se met à créer.
La réduction du fait à une signification. L’Américain croit aux faits, dur comme fer. Il les réduit d’ailleurs en chiffres et se sent aussitôt rassuré. Mais un fait n’est qu’un signe dans une équation, une lettre ou une virgule dans une phrase, on ne peut le lire qu’avec tout le contexte. S’en tenir aux faits seuls, aux faits bruts, c’est une timidité ◀de▶ l’esprit qui recule devant son acte propre : donner un sens, voir au-delà, relier les moyens aux fins.
La volonté ◀de▶ prendre conscience. J’ai dit qu’ils rêvent. J’ajouterai qu’ils détestent celui qui vient les réveiller. Ils le tiennent pour pervers et masochiste. Et il est vrai que la conscience s’éveille généralement dans la douleur, mais ils préfèrent l’anesthésie. Aussi n’ont-ils pas ◀de▶ philosophes, ni ◀de▶ mystiques, mais beaucoup de paradis artificiels à bon marché : l’alcool et Hollywood, les pin-up-girls et le glamour, Superman et les sports à la radio. Et ils s’entourent ◀d’▶objets polis, luisants, emballés dans ◀de▶ la cellophane, qui n’offrent plus ◀d’▶aspérités et ne posent plus aucune question ; ◀de▶ mécanismes qui répondent à leur place ; et ◀de▶ musiques qui empêchent ◀d’▶entendre le silence. Ils s’imaginent qu’un certain nombre ◀de▶ recettes et ◀de▶ martingales, — d’ailleurs communiquées à tous les joueurs — suffiraient pour que chacun gagne. Enfin, ils ne croient pas au Mal…
Le krach ◀de▶ 1928, Hitler, la guerre, et quelques privations ont causé les premières fissures dans cet édifice ◀d’▶inconscience que chacun s’ingéniait à rendre étanche, — inconsciemment. Ce sont là des secousses extérieures. Qui sait si une loi ◀de▶ l’esprit ne les rend pas ◀d’▶autant plus fortes et fréquentes que les poussées intimes ◀de▶ la conscience sont plus méthodiquement refoulées ? Qui sait quels malheurs historiques un réveil spirituel ◀de▶ l’Amérique ne pourrait pas lui épargner ? Si l’Europe peut y contribuer, elle aura bien mérité ◀de▶ la planète.
Comment l’Amérique peut aider l’Europe
Seuls, les Européens — je connais leurs complexes — trouveront trop dures pour l’Amérique les quelques pages qui précèdent. L’Amérique a les reins solides. Elle a, sur tout autre pays que je connaisse, l’avantage ◀d’▶accueillir les critiques avec mieux que ◀de▶ la tolérance : avec une volonté souriante mais sérieuse ◀d’▶apprendre et ◀de▶ s’améliorer. J’y vois la marque ◀de▶ sa force.
Qui n’a pas lu les éreintements ◀de▶ l’esprit américain auxquels se livrent avec exubérance les revues et les journaux américains ne sait pas ce que c’est que la confiance en soi.
Ceci dit, je me retourne vers mes compatriotes européens et je leur dis : si vous voulez que l’Europe dure encore — et le reste du monde en a besoin — ne vous contentez pas ◀d’▶appeler périodiquement l’Amérique à votre secours, quitte à la mépriser sitôt le travail fait. Sachez que les Américains ont beaucoup mieux à nous donner que des frigidaires, des capitaux et des avions. Ils ont libéré nos villages. Libérons-nous à leur contact, à leur exemple, ◀de▶ l’esprit villageois.
Apprenons ◀d’▶eux à mépriser le politicien mais à respecter l’homme d’État ; à perdre aux élections sans insulter le vainqueur, et à gagner sans écœurer le vaincu.
Apprenons ◀d’▶eux à tenir parole, à nous laver, à boire du lait, à être à l’heure, à ne pas couper les files par principe, à observer les règles du jeu dans la mesure où elles sont raisonnables, à faire crédit, à payer nos impôts, à exiger des fonctionnaires décents, à trouver drôles plutôt que ridicules ceux qui ont d’autres allures que nous.
Apprenons ◀d’▶eux la valeur créatrice ◀d’▶un certain gaspillage lyrique, dans tous les domaines ◀de▶ la ◀vie▶ ; car notre économie minutieuse des moyens, surestimée par l’École et l’État, et par toute la morale bourgeoise, trahit aussi un vice ◀de▶ l’âme.
Apprenons ◀d’▶eux le sens spirituel ◀de▶ la mise en pratique à tous risques ◀d’▶un idéal même imparfait ; car notre rigorisme intellectuel masque souvent des lâchetés ◀de▶ frileux.
Enfin, apprenons ◀d’▶eux le souci ◀d’▶être dignes non seulement ◀d’▶un passé qui nous a faits, mais surtout ◀d’▶un avenir qu’il dépend ◀de▶ nous ◀de▶ faire. Cette attitude détient le secret ◀de▶ la liberté. Car il n’est ◀de▶ liberté réelle qu’en avant, dans tous les ordres, à chaque instant, — si l’on veut bien y réfléchir en refermant ce petit livrebh.