Noël à New York (décembre 1946)j
Le▶ 1er décembre au matin, ◀la▶ ruée vers ◀les▶ magasins s’est déclenchée dans toute ◀l’▶Amérique, inaugurant officiellement ◀le▶ Yuletide, ◀la▶ saison de Noël. Nous sommes ◀le▶ 15 et ◀les▶ rayons de jouets sont déjà presque vides à New York.
Cet an de grâce rationnée 1945 se termine en pleine équivoque : est-ce ◀la▶ paix déjà ? ◀La▶ guerre encore ? Interférences de disette et de luxe, d’appétits ranimés et d’amertumes durables. Et Noël va tomber au milieu de ◀l’▶An Un d’une ère de paix profonde sur ◀la▶ plus grande menace de toute ◀l’▶Histoire.
◀Les▶ enfants, comme ◀les▶ gouvernements, demandent pour leur Noël de petites bombes atomiques. Trois d’entre eux, à Brooklyn, viennent d’être blessés sérieusement, en jouant à faire sauter ◀le▶ monde. ◀Les▶ trois Grands, à Moscou, seront-ils plus adroits dans ce même jeu ? On ne ◀le▶ croirait pas, à ◀les▶ voir. Curieux trio : un loup déguisé en mouton et deux moutons vêtus de leur vraie peau. Mais rien n’empêche ◀le▶ Waldorf-Astoria d’annoncer que sa nuit de ◀l’▶An « promet d’être ◀la▶ plus grande nuit de ◀l’▶histoire de ◀l’▶hôtel — à partir de $ 20 ◀la▶ place ».
Nous fûmes hier chez Schwartz, grand magasin de jouets de la Cinquième Avenue. « Auriez-vous, dis-je d’un ton suave, quelque chose qui ressemble à un modèle de ◀la▶ bombe atomique pour ◀les▶ enfants ? » ◀La▶ vendeuse ouvrit ◀la▶ bouche, puis ses yeux s’écarquillèrent largement : devant nous venait d’apparaître une jeune femme au visage anguleux et couvert de taches de rousseur, ◀la▶ tête serrée dans un foulard de soie rose feu. « Papa, me dit mon petit garçon, c’est Miss Hepburn ! » — « C’est moi ! », dit-elle en lui pinçant ◀la▶ joue, et ◀la▶ vendeuse nous planta là.
Il neigeait sur la Cinquième Avenue, sur ◀les▶ paquets enrubannés, sur ◀les▶ fourrures, sur ◀l’▶arbre immense du Rockefeller Plaza, transporté avec toutes ses racines d’un parc où il sera replanté dès janvier, n’ayant coûté que 100 dollars de location à Mr. John D. Rockefeller, car tout se sait. Des haut-parleurs répandaient sans relâche ◀l’▶Adeste Fideles et des carols transformés en jazz hot par ◀les▶ klaxons d’interminables embarras de trafic. Aux vitrines triomphait ◀le▶ rêve américain, ◀le▶ clinquant, ◀l’▶irréel, ◀le▶ rose et ◀le▶ doré. Rêve d’enfance et d’innocence universelle, bercé de musiques nostalgiques.
Noël, ici, devient ◀la▶ fête du Bébé Cadum des réclames et non plus de cet Enfant vrai qui naquit tant bien que mal dans ◀la▶ paille, sous ◀le▶ souffle d’un bœuf malodorant.
Plus que dix jours pour acquérir dans cette aimable bousculade ◀la▶ bonne conscience que représente une table de famille chargée de cadeaux enveloppés de papiers brillants, verts, rouges, argent et mordorés. Pourquoi ces échanges éperdus ? Est-ce en souvenir du seul cadeau de paix jamais fait à ◀l’▶humanité ? Ou bien cette fièvre de rivaliser dans ◀la▶ dépense, en fin d’année, est-elle comme chez ◀les▶ primitifs une manière de conjurer ◀le▶ sort et de se rendre ◀l’▶an nouveau propice ? Plus que dix jours pour s’assurer une place dans ◀le▶ monde des familles, un droit à ◀la▶ chaleur des groupes. Et ceux qui seront laissés dehors, ceux qui n’appartiennent pas à une cellule sociale, formeront ◀la▶ foule de Times Square. ◀Le▶ coudoiement universel leur tiendra lieu d’intimité…
Pour moi, j’irai comme chaque année à ◀la▶ messe de minuit des protestants, dans ◀la▶ plus grande église gothique du monde, ◀la▶ Cathédrale de Saint-Jean-de-Dieu, siège de ◀l’▶évêque anglican de New York. Dix mille personnes y chanteront des carols avant ◀la▶ procession du chœur et du clergé, précédée de porteurs de torches à ◀la▶ Burne Jones. Et, comme chaque année, j’entendrai ◀le▶ Credo de Gretchaninov et ◀le▶ motet de Prætorius, Une rose est née… Et je me dirai que ◀l’▶Amérique n’a pas encore très bien compris ◀les▶ traditions, parce qu’elle ◀les▶ respecte un peu trop…
Times Square, tous ses feux rallumés, semblera célébrer un V Day, une nouvelle victoire sur ◀le▶ temps, comme si ce n’était pas lui qui gagne à tous ◀les▶ coups. Qu’apportera cette fin d’année ?
Un dernier speech de ◀La▶ Guardia à ◀la▶ radio, révélant une dernière recette aux ménagères pour cuire ◀la▶ dinde. Politicien rusé autant qu’honnête, gros petit homme à ◀la▶ face de clown, Fiorello, ◀la▶ Fleurette ou ◀le▶ Chapeau, comme ◀le▶ peuple ◀l’▶a baptisé, saisissant ◀la▶ baguette des mains du chef dirigera pour la dernière fois ◀l’▶orchestre ou ◀la▶ fanfare d’un grand meeting. Sur ◀le▶ coup de minuit, ◀le▶ 31 décembre, nous perdrons ◀le▶ meilleur maire de New York. Tammany reviendra au pouvoir. Et Roosevelt n’est pas remplacé… Et toutes ◀les▶ utopies prévues par ◀l’▶avant-guerre entreront dans ◀la▶ voie des réalisations. Déjà ◀l’▶on met en vente ◀la▶ « bicyclette du ciel », un petit avion de 1000 dollars. Déjà ◀les▶ banques de Buffalo ouvrent des guichets extérieurs où ◀l’▶on peut déposer de ◀l’▶argent sans descendre de sa voiture. Déjà ◀les▶ biches et ◀les▶ daims sont amenés dans ◀les▶ forêts de chasse au moyen de taxis aériens. Déjà ◀la▶ télévision en couleurs prouve qu’elle ne ◀le▶ cède en rien à ◀la▶ photographie pour « ◀le▶ brillant et ◀la▶ précision du détail », qualités préférées de ◀l’▶Américain. Déjà ◀l’▶on nous annonce de Hollywood un superfilm sur ◀la▶ bombe atomique, où ◀le▶ love interest ne manquera pas ; cependant que déjà ◀le▶ New Yorker se moque des clichés à ◀la▶ mode au sujet de cette invention « qui signifie ◀la▶ fin de ◀l’▶humanité ou ◀l’▶aube d’un âge d’or » à votre choix. Déjà, ◀le▶ Syndicat des ouvriers de ◀l’▶industrie automobile offre à Ford un contrat collectif qui ◀le▶ protégera, lui ◀le▶ patron, contre ◀les▶ grèves irrégulières. Car ◀la▶ force et ◀l’▶initiative ont changé de camp, et ◀les▶ vainqueurs se montrent généreux. Et déjà ◀les▶ pasteurs et ◀les▶ prêtres se préparent à parler du message de Noël aux « hommes de bonne volonté », répétant sans scrupules avec M. Romains une grave erreur de traduction. Car ◀l’▶Évangile dans ◀le▶ texte original dit simplement : « Paix sur ◀la▶ terre, bonne volonté (de Dieu) envers ◀les▶ hommes ». Est-il besoin de ◀la▶ bombe, et des grèves, et de ◀la▶ famine européenne, et de ◀la▶ guerre endémique dans tout ◀l’▶Orient, et de ◀la▶ méfiance et de ◀la▶ peur réciproques qui président aux rapports des nations, et de ◀l’▶antisémitisme, et de ◀l’▶antisoviétisme, et de ◀l’▶antiaméricanisme de ◀l’▶Europe, pour que nous comprenions que ◀les▶ hommes ont fort peu de bonne volonté ? La plupart sont involontaires. Ils ne font que subir leur condition.
À Times Square, dans ◀la▶ foule compacte et lente, dans ◀la▶ rumeur assourdissante des petites trompettes de foire et des crécelles, GI Joe, ◀le▶ combattant moyen, se dira : « Well, c’était donc pour tout cela… »