Tableaux américains (décembre 1946)d
New York alpestre
Personne ne m’avait dit que New York est une île en forme de gratte-ciel couché. C’est la▶ ville ◀la▶ plus simple du monde. Douze avenues parallèles, dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ longueur, qui est ◀de▶ vingt-cinq kilomètres environ — elles figurent assez bien ◀les▶ ascenseurs ◀d’▶un grand building — et deux-cent-cinquante rues coupant ◀les▶ avenues à angle droit : autant ◀d’▶étages. Au milieu, Central Park, rectangulaire. C’est tout, c’est ◀la▶ cité ◀de▶ Manhattan. Mais ◀les▶ faubourgs, au-delà ◀de▶ ◀l’▶Hudson et ◀de▶ ◀l’▶East River qui entourent ◀l’▶île, s’étendent sur des espaces bien plus vastes, îles et plaines reliées par un immense réseau ◀de▶ ponts, ◀de▶ tunnels et ◀d’▶autostrades surélevées.
Personne ne m’avait dit, non plus, que New York est une ville alpestre ! Je ◀l’▶ai senti le premier soir ◀d’▶octobre, quand ◀le▶ soleil couchant flambait ◀les▶ hauteurs des gratte-ciel, ◀de▶ cette couleur orangée aérienne qu’on voit aux crêtes des parois rocheuses, alors que ◀la▶ vallée s’emplit ◀d’▶une ombre froide. Et j’étais bien au fond ◀d’▶une gorge, dans cette rue ◀de▶ briques noircies où circulait un vent âpre et salubre.
◀La▶ mer et ◀la▶ montagne se ressemblent partout. Ici, elles se rejoignent et se mêlent. ◀Les▶ grands souffles océaniques, chargés ◀de▶ sel et ◀d’▶aventure, viennent frapper ◀les▶ « faces » argentées ◀de▶ ◀l’▶Empire State, du Chrysler, du Centre Rockefeller, ◀de▶ vingt autres ◀de▶ ces sommités célèbres que ◀les▶ New-Yorkais vous désignent comme ◀les▶ Suisses énumèrent leurs Alpes au visiteur qui en contemple ◀la▶ chaîne.
◀Le▶ vent fou, ◀l’▶air ozoné et ◀la▶ lumière éclatant très haut dans ◀le▶ ciel sur des parois violemment découpées, c’est un climat que je connais… Mais il y a plus. Il y a ◀le▶ sol qui est alpestre dans sa profondeur. À Central Park, au milieu des prairies, vous voyez affleurer ◀de▶ larges dalles ◀de▶ granit. Autrefois, ◀les▶ glaciers sont venus jusqu’ici ! Ils couvraient ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀l’▶île, et ◀la▶ moraine s’étendait bien plus avant. Voici l’un des secrets ◀de▶ ◀la▶ démesure ◀de▶ Manhattan : seules, ces assises ◀de▶ granit étaient capables ◀de▶ supporter ◀le▶ formidable poids ◀d’▶un gratte-ciel ◀de▶ cent étages. Et ◀les▶ blocs erratiques, débités en tranches, polis et luisants comme du marbre, ont été plaqués sur ◀les▶ façades et dans ◀les▶ vestibules des plus riches bâtiments, reliques scellées ◀d’▶une antiquité souterraine.
À Chicago et Saint-Louis, au contraire, sur ◀les▶ plaines ◀d’▶alluvions ou dans ◀les▶ marécages, ◀les▶ gratte-ciel déjà, me dit-on, menacent ◀de▶ suivre ◀l’▶inquiétant exemple ◀de▶ ◀la▶ célèbre tour ◀de▶ Pise.
Bien des aspects physiques et moraux ◀de▶ ◀la▶ cité ◀de▶ Manhattan s’expliquent par ce sol et ce climat. Entre ◀la▶ Prairie proche et ◀l’▶Océan, ce lieu ◀d’▶extrême civilisation matérielle demeure hanté par on ne sait quelle sauvagerie des hauteurs ; et ce lieu ◀d’▶extrême densité humaine demeure baigné dans une atmosphère irrémédiablement désertique. ◀Les▶ Américains des plaines ◀de▶ ◀l’▶Ouest, venant à New York, ont coutume ◀de▶ se plaindre ◀de▶ ◀l’▶inhumanité que revêtent ici ◀les▶ rapports quotidiens. Ils pensent, dans leur ignorance, que c’est une ville « trop européenne »… Mais, moi, je m’y sens contemporain ◀de▶ ◀la▶ préhistoire ◀de▶ quelque avenir démesuré.
Sortie ◀de▶ Manhattan
Sur un quai souterrain, après avoir traversé ◀les▶ parvis populeux surmontés ◀d’▶une coupole astronomique ◀de▶ ◀la▶ gare ◀de▶ Pennsylvanie, j’ai pris mon premier train américain. Comme tout le monde, j’ai glissé mon billet dans ◀le▶ ruban ◀de▶ mon chapeau, où ◀le▶ contrôleur ◀l’▶a pris et replacé sans me déranger dans ◀la▶ lecture ◀de▶ mon journal. Il n’y a que deux classes en Amérique : l’une où ◀les▶ fauteuils au dossier très haut sont fixes (deux ◀de▶ chaque côté du couloir central), l’autre où ◀les▶ fauteuils sont espacés et pivotent ; classe ◀de▶ luxe et classe ◀de▶ grand luxe, coaches et pullman cars. J’ai pris un coach. Je me suis enfoncé dans ◀le▶ velours bleu sombre et j’ai regardé mes voisins, car nous roulions dans un tunnel. Dans ◀l’▶ensemble, ◀les▶ femmes m’ont paru dignes ◀de▶ ce que ◀le▶ cinéma nous en promet — mais il suffit ◀de▶ trois ou quatre beautés saines ou frappantes, sur cinquante femmes qu’on ne remarque pas, pour qu’on s’écrie : « Comme elles sont belles dans ce pays ! »
Soudain, je n’ai plus vu ◀les▶ gens. ◀Le▶ train surgissait du tunnel dans une plaine ◀de▶ marécages et ◀de▶ roseaux géants, coupée ◀de▶ canaux et ◀de▶ digues, enjambée par ◀les▶ arches ◀de▶ fer ◀d’▶un pont à n’en pas croire ses yeux, qui porte ◀l’▶autostrade pendant des kilomètres au-dessus des usines, des feux rouges et des hangars ◀d’▶avions aux coupoles surbaissées. Paysage ◀de▶ déluge où s’enlisent, fumants, des monstres antédiluviens.
Une falaise ◀de▶ granit se dresse près de ◀la▶ voie. Nous ◀la▶ passons. Sur son autre versant s’étale un cimetière ◀d’▶autos décarcassées, déchets du grand délire ◀de▶ construction qui enfièvre tout ◀le▶ continent et dont ◀le▶ pont ◀de▶ ◀l’▶autostrade au long ◀de▶ ◀l’▶horizon porte ◀la▶ gloire.
Manhattan — Suite
◀Le▶ bel hiver. — J’ai retrouvé New York glaciale et belle, ce bleu ◀de▶ poudre claire et rose au lointain des avenues trop larges ◀le▶ matin, ce bleu ◀d’▶ombre ◀de▶ brique au puits des rues luisantes, dos longs ◀d’▶autos jaunes ou noires, harmonie fauve des façades, circulation vibrante aux pieds, fumerolles au ras de ◀l’▶asphalte et ◀le▶ vent fou ! Si ◀le▶ détail est laid, voyez ◀l’▶ensemble. Pour un homme qui est seul, Manhattan est sublime. Il n’a qu’à s’oublier dans ◀l’▶énergie fusante ◀de▶ cette capitale du matin.
Ville pure. — Entre ◀la▶ Trente-troisième et ◀la▶ Soixantième rue, ◀le▶ cœur ◀de▶ Manhattan c’est ◀la▶ ville pure.
Ici, tout ce que ◀le▶ regard touche et mesure dans ◀les▶ trois dimensions ◀de▶ ◀l’▶espace, sauf un découpage ◀de▶ ciel mat, tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme sur table rase, imbriqué, condensé, superposé, pour un usage massif, exactement prévu.
Plus une trace ◀de▶ campagne primitive ne subsiste, plus un seul coin ◀de▶ terre à nu, et plus une ligne indécise, ni ◀d’▶eau qui court, ni ◀de▶ feuillages. Tout est pans ◀de▶ brique peinte et ◀de▶ ciment armé diversement coupés et étagés, asphalte plane, parois ◀de▶ verre et angles droits, circulation horizontale et verticale, intensité suprême ◀de▶ ◀la▶ présence humaine jusqu’à trois-cents mètres du sol. Pour la première fois, je vois une ville aussi purifiée ◀de▶ nature que ◀l’▶est ◀de▶ prose un groupe ◀de▶ mots ◀de▶ Mallarmé.
Paris, Rome, en comparaison, sont ◀d’▶immenses parcs semés ◀de▶ monuments. ◀Le▶ site et ◀le▶ paysage y sont partout sensibles. ◀Les▶ rues montent et tournent, épousant ◀les▶ collines. ◀Le▶ sol des plaines environnantes paraît encore à nu dans ◀les▶ cours des hôtels, entre ◀les▶ pavés provinciaux, aux esplanades, aux terrains vagues envahis ◀d’▶herbes. ◀Les▶ arbres cachent ◀les▶ façades, moutonnent à ◀la▶ hauteur des toits, et ◀la▶ rivière ouvre ◀l’▶espace, double ◀le▶ ciel, qui règne seul au coucher du soleil.
À New York, ◀la▶ lumière du soir évacue rapidement ◀les▶ rues profondes, remonte au sommet des buildings, se perd dans un dernier éclat ◀d’▶avion fuyant, et c’est ◀la▶ ville alors qui s’empare du ciel, s’en fait un dôme à sa mesure et ◀le▶ referme sur sa nuit ◀de▶ ville.
Appartements. — ◀Les▶ grandes maisons ◀les▶ mettent mal à l’aise, parce qu’ils pensent tout de suite à ◀l’▶usage physique, non point à ces symboles ◀de▶ ◀l’▶âme que forment ◀les▶ châteaux au fond ◀de▶ nos mémoires.
◀L’▶idéal ◀de▶ ◀l’▶Américain serait sans doute ◀la▶ maison ◀d’▶une seule pièce, avec au centre un grand fauteuil tournant et basculant, qui se transformerait ◀le▶ soir en lit et ◀d’▶où, sans se lever, ◀l’▶on atteindrait ◀le▶ téléphone, ◀la▶ poignée du frigidaire, ◀les▶ boutons du fourneau électrique, ceux ◀de▶ ◀la▶ radio et ◀les▶ robinets ◀de▶ ◀la▶ baignoire.
Désespoir à Times Square. — Errer dans ◀la▶ foule, regarder ou subir ◀les▶ vitrines et ◀les▶ réclames lumineuses en délire, passer une heure aux Actualités, écouter ◀les▶ conversations des voisins dans un bar, coudoyer des hommes déformés ou épais, des femmes malades ou trop vernies, Times Square, après un dîner solitaire, un soir ◀de▶ pluie, c’est ◀le▶ contraire ◀d’▶un exercice spirituel : une véritable centrifugation ◀de▶ ◀l’▶être.
Mais peut-être, me dis-je après coup, mais peut-être, en poussant à ◀l’▶extrême cette « distraction » ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ ◀la▶ volonté, rejoindrait-on quelque réalité valable, et par ◀la▶ sensation directe du monde tel que ◀le▶ crée ◀l’▶homme privé ◀de▶ ◀l’▶Esprit, l’une des entrées ◀de▶ ◀la▶ Voie négative et du Désert dont parlent ◀les▶ mystiques ? Homéopathie spirituelle : traitement par ◀l’▶absence-de-quelque-chose-qui-y-était, qui n’y est plus, mais dont ◀la▶ progressive évacuation a laissé ◀le▶ milieu actif… Plus simplement, ce vide est encore un appel ; ce désespoir, s’il est conscient, un dernier signe ◀de▶ ◀la▶ vie…
Non, j’ai surtout senti ◀le▶ désespoir tout court dans cette promenade ◀de▶ plusieurs heures, et c’est ici seulement, sur ◀le▶ papier, que je comprends qu’il faut pousser plus loin.
On se demande parfois : qu’est-ce, en somme, que ◀le▶ péché ? C’est cela, c’était ce que j’éprouvais à Times Square avec une acuité crispante : ◀l’▶état du monde ◀d’▶où ◀l’▶Esprit s’est retiré. Ce n’étaient pas « ◀les▶ péchés » ◀de▶ ces hommes et ◀de▶ ces femmes, ni les miens, dont nul ne peut juger et qui peut-être n’en sont point. Ce n’était pas ◀le▶ froid, ◀la▶ pluie, ◀la▶ poisse aux pieds mêlée ◀d’▶essence sur ◀l’▶asphalte des avenues, c’était ce vide. C’était ◀le▶ sens absent.
Beekman Place
Parallèle à ◀l’▶East River, dont ◀la▶ sépare une rangée ◀d’▶hôtels particuliers à cinq étages, cette rue très courte est l’une des rares — j’en connais trois dans Manhattan — qui, à la fois, ne portent pas ◀de▶ numéro et ne coupent point ◀les▶ avenues à angle droit. Hors série, modèle ◀de▶ grand luxe, elle s’orne ◀d’▶arbres, ◀de▶ silence et ◀de▶ grands portiers galonnés. Une buée bleue, pendant ◀l’▶été, emplit cet espace fermé par ◀les▶ hauts bâtiments ◀de▶ ◀la▶ Cinquante-et-unième rue, en brique vernie, tout luisants ◀de▶ fenêtres dépourvues ◀d’▶ornements.
Beekman Place est un ◀de▶ ces lieux où ◀l’▶exilé s’écrie : « Mais c’est ◀l’▶Europe ! » parce qu’il y trouve un charme, simplement. Mais quand je ◀la▶ vois du haut ◀de▶ mon douzième étage, en enfilade, petite tranchée ◀d’▶asphalte et ◀de▶ brique jaune et rose dans un chaos géométrique, c’est bien New York… Si je me retourne un peu sur ma terrasse, voici ◀la▶ perspective ◀de▶ ◀l’▶East River jusqu’à Brooklyn.
Un paysage immense ◀de▶ minéral et ◀d’▶eau. ◀La▶ rivière, sillonnée ◀de▶ remorqueurs toussotants, luit ◀d’▶un éclat ◀d’▶étain pâli. ◀Les▶ ponts immenses, vers Brooklyn, font une dentelle ◀d’▶un kilomètre, toute menue dans ◀la▶ distance. Cheminées, mâts, clochers, usines basses et réclames lumineuses en plein jour. ◀Le▶ seul vestige ◀de▶ nature — car ◀l’▶eau même est canalisée — ce sont ces trois îlots ◀de▶ granit noir couverts ◀de▶ mouettes, et signalés par deux petits phares dont clignotent irrégulièrement ◀le▶ feu vert — cinq secondes ◀de▶ révolution — et ◀le▶ feu rouge — six ou sept secondes. Tout ce qu’embrasse mon regard, tout est fait ◀de▶ main ◀d’▶homme, sauf ◀les▶ mouettes. Qu’on ne me parle plus des lois économiques et ◀de▶ leurs fatales réalités : car ce sont ◀les▶ réalités ◀d’▶un monde tout artificiel que nous, ◀les▶ hommes, avons bâti selon nos caprices, nos passions et nos raisons folles. Si nous changions un jour ◀de▶ goûts et ◀d’▶ambition, ce paysage se transformerait.
Si je me tourne vers ◀le▶ nord, je vois un monde ◀de▶ terrasses, du dixième au trentième étage du River Club, où vivent ◀les▶ milliardaires et ◀les▶ acteurs. Et tout près, ces jardins suspendus où circulent ◀de▶ jeunes femmes en maillot ◀de▶ bain. Elles se penchent sur leurs géraniums, elles ajustent des lunettes noires… Quelques jeunes gens viennent boire un verre, ◀le▶ soir. Un violoniste s’escrime à vingt reprises sur le Deuxième Concerto brandebourgeois, mais deux radios martèlent ce Tchaïkovski qu’on entend siffler dans ◀la▶ rue…
Je me souviens ◀de▶ ce que j’ai sous ◀les▶ yeux : je ◀le▶ vois déjà comme je me ◀le▶ rappellerai, une fois ◀de▶ retour en Europe. J’en connais par avance ◀la▶ nostalgie. ◀Le▶ soir vient dans un luxe américain ◀d’▶ocres, ◀de▶ roses, ◀d’▶argents et ◀d’▶éclats ◀d’▶or sur ◀les▶ fenêtres des usines. Des fumées traînent, ◀les▶ ponts s’éteignent, ◀le▶ sommet des gratte-ciel se met à luire sous ◀la▶ lune, au-dessus des premiers nuages. Une grande nuit s’ouvre au travail paisible.
◀D’▶heure en heure, je me lève et sors. Je me promène sur cette terrasse qui fait ◀le▶ tour ◀de▶ mes chambres blanches, posées sur le onzième étage et festonnées ◀de▶ tuiles provençales. ◀La▶ brique est chaude encore sous mes pieds nus. À ma hauteur, et un peu plus bas, et puis beaucoup plus bas, dans ◀les▶ buildings voisins séparés ◀de▶ ma terrasse par un gouffre profond mais étroit, je vois des couples et des solitaires éteindre et rallumer leurs lampes. Une blonde platinée en peignoir rose ouvre son frigidaire, sort ◀de▶ ◀la▶ glace, ôte enfin ◀le▶ peignoir, il fait trop chaud. Des rires viennent ◀d’▶une terrasse obscure, un cliquetis ◀de▶ tiges ◀de▶ verre dans ◀les▶ highballs. Je rentre et j’aligne mes mots.
Petits matins déjà doux des terrasses, moments ◀les▶ plus aigus ◀de▶ ◀la▶ vie, au jour qui point, quand toutes choses et ◀les▶ souvenirs ◀d’▶hier changent ◀de▶ poids et ◀de▶ millésime, quand ◀les▶ mouettes éclosent du rocher, quand les premiers remorqueurs se mettent à souffler fort dans ◀la▶ brume ◀d’▶été flottant sur ◀la▶ rivière… Une langue ◀de▶ lumière orangée vient râper doucement ◀le▶ crépi des murs bas, sur ◀la▶ terrasse toute voisine. Un autre jour, ◀le▶ même amour, mais ◀le▶ cœur s’ouvre — ◀l’▶aube est ◀l’▶heure du pardon délivrant — et je me donne au jour américain !
Sur ◀le▶ grand fond sonore à bouche fermée des usines ◀de▶ l’autre rive, ◀les▶ sirènes des ferry-boats poussaient leur solo ◀de▶ désastre, ◀de▶ faux désastre et ◀d’▶appel commercial, dans ◀le▶ matin strident ◀de▶ ◀l’▶East River. Un quadrimoteur argenté passait très haut entre deux tours babyloniennes, l’une phallique, l’autre en Moïse de Michel-Ange. Et sur une terrasse dormante, deux ou trois étages plus bas, quelqu’un sortait en robe de chambre, un vieux monsieur, pour arroser au tuyau ses arbustes.
Soudain, passant ◀la▶ tranche ocrée ◀d’▶un bâtiment ◀de▶ trente étages, à mi-hauteur, sur ◀la▶ rivière, une proue grise et ses canons glissait sans bruit, un énorme croiseur défilait, tout ◀l’▶équipage en fête saluant New York ◀d’▶adieux, filant pavois au vent vers ◀l’▶Europe…
Slums
◀La▶ Soixante-quinzième rue n’a rien ◀de▶ particulier. Elle part luxueusement ◀de▶ la Cinquième avenue et ◀de▶ Central Park, traverse en direction ◀de▶ ◀l’▶est ◀de▶ beaux quartiers gris clair ◀d’▶un gothique sobre et astiqué, change subitement ◀d’▶aspect et tourne au populaire un demi-block après Lexington avenue, perd toute tenue dès qu’elle a traversé ◀les▶ piliers du métro aérien qui longe encore la Troisième avenue, s’anime alors dangereusement ◀d’▶enfants s’exerçant au base-ball parmi des seaux ◀d’▶ordures plus hauts qu’eux et des tourbillons fous ◀de▶ papiers sales, pour s’ouvrir enfin toute béante sur ◀les▶ fumées ◀de▶ ◀l’▶East River, au terme ◀d’▶un parcours rectiligne ◀d’▶un kilomètre et demi, sans changer ◀de▶ largeur. (Seuls, ◀les▶ trottoirs se rétrécissent.)
Cette rue, comme cent autres pareilles, fait voir en coupe ◀la▶ société américaine. C’est une coupe mégaloscopique — ◀le▶ contraire ◀de▶ microscopique — permettant ◀l’▶examen à ◀l’▶œil nu. Décrivons sa partie, inférieure.
◀La▶ rue huileuse, parsemée ◀de▶ vieilles lettres, ◀de▶ bouts ◀de▶ bois et ◀d’▶éclats ◀de▶ verre. Des tas ◀de▶ neige noircissent au rebord des trottoirs. ◀Les▶ enfants qui ne jouent plus à ◀la▶ balle parce que ◀la▶ nuit vient de descendre — depuis cinq ans que je circule dans cette ville, je n’ai jamais été touché ; ils sont ◀d’▶une folle brutalité, mais surpassée par leur adresse — allument des feux avec des arbres ◀de▶ Noël roussis, des morceaux ◀de▶ caisses, ◀d’▶immenses cartonnages goudronnés. Flammes gaies sur ◀le▶ couchant rose et fuligineux, en rectangle au bout de ◀la▶ rue, légèrement mordu sur ◀les▶ bords par ◀la▶ silhouette des escaliers ◀de▶ sauvetage.
Ces grands seaux à ordures en métal, rarement ou mal vidés dans ce quartier, débordent sur ◀la▶ neige entre ◀les▶ escaliers ◀de▶ quatre marches qui conduisent aux portes ◀d’▶entrée. Portes étroites, ouvrant sur des couloirs hauts et profonds où deux personnes peuvent à peine se croiser. ◀L’▶angoisse me prend chaque fois que j’y pénètre. (Rappel inconscient ◀de▶ ◀la▶ naissance, me dirait un psychanalyste.) ◀Les▶ boîtes à lettres portent des noms en cek, nous sommes dans ◀le▶ quartier slovaque. Je gravis ◀l’▶escalier jusqu’au troisième. ◀La▶ porte donne dans ◀la▶ cuisine. En face du fourneau à charbon, qui est censé chauffer ◀l’▶appartement, une espèce ◀de▶ baignoire couverte et fort étroite se dresse sur quatre pieds ◀de▶ fonte : il faudrait monter sur une chaise pour y entrer. ◀De▶ ◀la▶ cuisine, on passe par une baie sans porte dans ◀le▶ frontroom, qui donne sur ◀la▶ rue. ◀De▶ l’autre côté ◀de▶ ◀la▶ cuisine, deux petites chambres sans fenêtres ni portes. Au fond, une autre pièce plus claire, sur ◀la▶ cour. Ce logis, qui n’est guère qu’un corridor légèrement cloisonné, s’annonce dans ◀les▶ journaux : « Cinq pièces, eau chaude et bain. » Il en existe dans Manhattan des centaines ◀de▶ milliers construits sur ce même type : deux pièces claires sur cour et rue, reliées par deux ou trois alvéoles aveugles. Tout ◀l’▶East Side populaire est ainsi, sur une vingtaine ◀de▶ kilomètres.
Je me penche à ◀la▶ fenêtre, au-dessus ◀de▶ ◀la▶ cour. ◀Le▶ sol en est jonché ◀de▶ plâtras, ◀de▶ journaux, ◀de▶ chiffons qui bougent, ou ce sont peut-être des chats. Des cordes tendues sur ◀l’▶abîme supportent des lessives et ◀de▶ grands draps claquants. Du haut en bas des façades ◀de▶ brique zigzaguent ◀les▶ noirs escaliers ◀de▶ sauvetage. Dans un sous-sol violemment éclairé, je vois quelques Chinois courbés qui empilent du linge ; au cinquième, une grosse femme en peignoir qui se farde à gestes menus. ◀Le▶ concierge irlandais hurle dans ◀l’▶escalier. Des enfants pleurent parmi ◀les▶ radios nostalgiques, des fenêtres s’allument et s’éteignent. On peut vivre ici comme ailleurs, mais dans un cadre strictement rectangulaire. Tous ◀les▶ objets qu’on voit sont des rectangles, à part ◀les▶ chiffons et ◀les▶ chats. ◀Les▶ façades, hauts rectangles troués ◀de▶ lumières et ◀de▶ scènes du soir, s’étagent en silhouettes sur ◀le▶ ciel rouge. Une radio clame Amapola, plus fort que tout, dans ◀la▶ cour où ◀les▶ draps au vent font ◀de▶ grands gestes frénétiques.
New York possède aussi deux-cents gratte-ciel pour ◀les▶ bureaux et quelques belles avenues ◀de▶ résidences pour ◀les▶ directeurs ◀de▶ bureaux. C’est ce qu’on en voit ◀de▶ ◀l’▶étranger.
Cohoes
Ayant remarqué qu’on me refusait du beurre à ◀l’▶épicerie du village ◀de▶ Lake George10, et que j’en paraissais fort ennuyé, nos voisins vinrent un soir nous en offrir, et c’est ainsi que nous avons fait connaissance. Deux femmes ◀d’▶âge moyen et leurs maris se partagent une maison que ◀les▶ pins nous cachent, à deux-cents pas, plus petite que ◀la▶ nôtre, donc plus commode et plus confortable à leur sens. (Seuls ◀les▶ Européens ◀de▶ mon espèce aiment ◀les▶ maisons trop grandes, en Amérique.) L’un des maris se nomme Robert ; son père était un Canadien français et sa vieille mère est une Allemande du Sud. ◀La▶ famille ◀de▶ l’autre mari est ◀de▶ ce pays depuis plusieurs générations ; et leurs épouses, fort plantureuses, viennent ◀d’▶Irlande. « True average-Americans all ! ◀de▶ vrais Américains moyens », concluent-ils en souriant. Nous leur avons offert des boissons, et nous nous appelons par nos prénoms, sans avoir jamais bien compris nos noms ◀de▶ famille.
Hier, Robert m’a conduit à Albany, pour m’éviter ◀la▶ moitié du trajet jusqu’à New York dans un train bondé ◀de▶ soldats. (◀Le▶ nombre ◀de▶ ces petits services que vous rendent ici ◀les▶ voisins ! En Europe, ◀le▶ voisin n’est que ◀l’▶ennemi virtuel.) J’ai cru poli ◀de▶ m’arrêter pour une heure dans ◀la▶ ville natale ◀de▶ Robert, à quelques kilomètres ◀d’▶Albany.
Vingt-cinq-mille habitants. ◀Le▶ nom, très difficile à prononcer : Cohoes, est sans doute ◀d’▶origine indienne. « Personne ne connaît notre ville, me dit Robert, et pourtant elle avait ◀les▶ plus grandes filatures du monde avant l’autre guerre, j’entends pour ◀la▶ longueur des bâtiments. » (Il est peu de villes américaines qui ne réussissent à se vanter ◀de▶ quelque chose ◀d’▶unique au monde, compensant ainsi ◀l’▶impression qu’elles sont interchangeables à tant d’autres égards.)
◀Le▶ paysage pourrait bien être européen : collines douces, bois et prairies, une rivière lente et ◀les▶ longs bâtiments des filatures — tout me rappelle ◀la▶ Souabe, ◀le▶ Wurtemberg. Et, justement, nous arrivons devant une maison ◀de▶ bois peinte en jaune clair, ornée ◀de▶ géraniums aux fenêtres. C’est là qu’habite ◀la▶ mère de Robert, une vieille dame maigre et digne, dont ◀les▶ ancêtres quittèrent ◀l’▶Allemagne en 1848, parce qu’ils étaient républicains. Cette vague ◀d’▶émigration germanique, libérale et plus ou moins morave, a modifié ◀l’▶aspect et ◀les▶ coutumes ◀de▶ maint État du Middle West et ◀de▶ ◀la▶ partie nord ◀de▶ ◀la▶ Pennsylvanie.
Nous traversons maintenant ◀la▶ ville pour aller au bureau ◀de▶ Robert. Plusieurs églises dominent ◀de▶ leur masse rouge ◀les▶ maisons ◀de▶ bois ou ◀de▶ brique ◀d’▶un seul étage. Je remarque un groupe ◀de▶ clochetons à bulbe ◀d’▶or. Serait-ce une usine orthodoxe ? « Oui, dit Robert, c’est l’une ◀de▶ nos deux églises ukrainiennes. » ◀La▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ Cohoes est slave, polonaise ou russe ◀d’▶origine. L’autre moitié se compose ◀de▶ Canadiens français, ◀d’▶Allemands, ◀d’▶Italiens et ◀d’▶une minorité ◀d’▶Anglo-Saxons, laquelle d’ailleurs conduit tout ◀le▶ reste.
Une petite ville internationale ◀de▶ province, sans grand avenir, qui vit déjà sur son passé ◀d’▶un siècle…
Robert me dépose devant ◀l’▶entrée ◀de▶ son agence ◀de▶ locations, dans l’une des rues principales. ◀Le▶ bureau donne sur ◀le▶ trottoir par trois portes grandes ouvertes. Je vois Robert tomber ◀la▶ veste, lire quelques lettres, puis je ◀l’▶entends dicter à sa secrétaire. ◀Les▶ passants me paraissent aussi laids que ces maisons ◀de▶ bois grisâtres ou vert olive, mauves ou goudron, aux parois renflées ou légèrement obliques. Seule, ◀la▶ Banque est en pierres blanches, ornée ◀de▶ colonnes et ◀d’▶un fronton ◀de▶ temple grec. Je compte beaucoup de barbes longues et bouclées. ◀La▶ rue est sale. Suis-je en Russie ? Non, il y a trop ◀d’▶autos.
Robert revient et nous roulons vers Albany. À la sortie de ◀la▶ ville, il me montre un terrain ◀d’▶aviation :
— C’est moi qui ai fondé notre Air Club, il y a quinze ans, j’étais tout jeune. J’ai eu jusqu’à trente appareils et une école ◀de▶ pilotage. Mais, coup sur coup, quatre accidents mortels en une semaine… C’était ◀le▶ moment du grand krach, en 1929. Tout s’écroulait. Ma faillite a passé inaperçue. J’ai ouvert cette agence que vous venez de voir, et je n’ai plus piloté depuis lors. Aujourd’hui, je suis président du club ◀de▶ golf. Si ◀les▶ affaires vont bien, après ◀la▶ guerre, j’espère m’acheter de nouveau un petit avion. Ce sera plus commode pour ◀les▶ week-ends, surtout que madame Robert n’aime pas conduire ◀l’▶auto…
J’essaie en vain ◀de▶ comparer Cohoes à une ville du même nombre ◀d’▶habitants chez nous ; ◀de▶ comparer Robert à un Robert d’Europe, de même niveau social et de même éducation.
Nous ne manquons pas ◀de▶ petits bourgeois pieux et honnêtes, mais ils n’ont pas ◀le▶ sens du risque et ◀de▶ ◀la▶ vitesse. Nous avons bien des fanatiques ◀de▶ ◀l’▶aviation, mais ce ne sont pas des agents ◀de▶ location, d’autre part amateurs ◀de▶ golf, ◀de▶ géraniums et ◀de▶ week-ends paisibles au bord d’un lac.
Mais il ne serait guère plus facile ◀de▶ comparer cette vie, cette ville aux images que, par Hollywood, ◀l’▶Amérique nous propose ◀d’▶elle-même et qu’elle s’efforce ◀d’▶imiter.
Souvenir ◀d’▶un orage en Virginie
Grands plateaux onduleux et livrés aux chevaux, jusqu’à ◀l’▶horizon bleu des Appalaches. Pendant que nous roulons sur une route ◀de▶ campagne, au creux des haies, ◀le▶ ciel se couvre. « C’est là-haut, me dit-on, à mi-pente des coteaux. » On ne distingue pas encore cette maison célèbre, cachée dans ◀les▶ bosquets au bout d’une longue allée qui monte entre des barrières blanches.
— Et vous verrez ce qu’elle en a fait ! C’est sa manière ◀de▶ se venger ◀de▶ W…, car c’était ◀la▶ maison ◀de▶ ses ancêtres, à lui. Elle ◀la▶ déteste. Elle n’aime vraiment que ses chevaux…
◀L’▶auto s’arrête devant un haut portique. Deux colonnes blanches entre des ifs géants, comme des ailes noires. Je n’en ai jamais vu ◀d’▶aussi grands, ils montent jusqu’aux fenêtres du deuxième étage. Une odeur écœurante vient de ◀la▶ porte dont un battant s’entrouvre devant nous. Trois grands longs chiens sortent, ◀le▶ museau bas, et l’un vient vomir à nos pieds des morceaux ◀de▶ cire mal mâchés. Une servante ◀les▶ poursuit armée ◀d’▶une cravache. Elle crie qu’ils viennent encore ◀de▶ manger ◀les▶ bougies du carrosse ◀de▶ George Washington. (C’est une pièce ◀de▶ musée que nous allons voir, remisée sous ◀la▶ colonnade des écuries.) Nous pénétrons dans un vestibule sombre. ◀La▶ maîtresse de maison est sortie à cheval. Promenons-nous en ◀l’▶attendant.
◀L’▶odeur des chiens imprègne ◀les▶ corridors. Dans un fumoir, à droite, en contrebas, deux hommes en veste ◀de▶ chasse et deux jeunes femmes très blondes boivent des whiskys, sans se déranger. Nous traversons toute ◀la▶ maison, puis une large galerie ouverte, encombrée ◀de▶ vieux meubles et ◀de▶ pièces ◀de▶ bois sculptées, stalles ◀d’▶églises, aigles ◀de▶ lutrin. De nouveau, des ifs non taillés sur un pré ◀d’▶un vert sombre enclos ◀de▶ murs. Du lierre partout. Çà et là, des statues ◀de▶ faunes et ◀de▶ chiens gisent ◀le▶ nez dans ◀l’▶herbe, près ◀d’▶un socle brisé. ◀Le▶ pré s’élève et s’ouvre sur ◀la▶ cour sablée des écuries. Celles-ci se déploient en demi-cercle, ornées ◀d’▶une colonnade et ◀d’▶un clocheton ◀de▶ brique portant ◀l’▶œil blanc ◀d’▶un énorme cadran. Voici ◀le▶ carrosse ◀de▶ Washington, à ◀l’▶abandon. ◀La▶ peinture craquelée tombe par morceaux, ◀les▶ coussins ◀de▶ velours rouge sont moisis. Nous redescendons. ◀Le▶ ciel est devenu noir.
Du portique, entre ◀les▶ hautes colonnes blanches et ces ifs dramatiques, on domine un paysage ◀de▶ pluies lointaines et ◀de▶ prairies dorées. Soudain, un coup de vent violent a jeté contre ◀la▶ façade et nos visages un tourbillon ◀de▶ feuilles et ◀de▶ grosses gouttes obliques. Entrée ◀de▶ ◀l’▶automne ! The Fall, ◀la▶ Chute, comme ils ◀l’▶appellent… Premiers éclairs sur ◀les▶ prairies.
Par ◀la▶ charmille, où il fait presque nuit — mais on devine encore quelques statues décapitées ou renversées dans ◀les▶ branchages — nous arrivons au coin ◀d’▶un bâtiment ◀de▶ ferme. C’est ◀le▶ chenil. ◀Le▶ parc s’arrête ici et s’ouvrent ◀les▶ espaces ◀de▶ pâturages nus, en pente douce. Très loin, en silhouette sur ◀la▶ crête ◀d’▶une colline, nous voyons deux chevaux au galop. Ils disparaissent dans un vallonnement et maintenant remontent vers nous sans ralentir. Une femme en jaune, suivie ◀d’▶un homme. Comme ils s’approchent, on voit qu’elle tient ◀la▶ bride ◀d’▶une main, et ◀de▶ l’autre porte à sa bouche une pomme qu’elle mord en galopant. Nouveaux éclairs. Tous ◀les▶ chiens du chenil se sont mis à hurler ensemble. Est-ce ◀l’▶orage ou ◀l’▶approche ◀de▶ leur maîtresse ? ◀Les▶ cavaliers ralentissent et s’arrêtent devant ◀la▶ barre du portail. Elle pousse son cheval, ◀le▶ portail cède et lui livre passage. C’est une grande femme bottée, sauvage et belle, qui mord une pomme, et son torse paraît nu dans un fin sweater jaune. Elle rit, jette ◀la▶ pomme et nous salue ◀de▶ ◀la▶ main. ◀Le▶ jeune homme mince, immobile sur son cheval, nous considère avec hostilité. Il a ◀les▶ yeux ◀d’▶un bleu très pâle et dur. Il n’a pas salué. Son silence nous supprime. C’est sans doute ◀le▶ nouvel intendant. « Je vous retrouve à ◀la▶ maison ! », crie-t-elle. Et piquant son cheval, penchée sur ◀l’▶encolure, elle disparaît dans ◀le▶ tunnel ◀de▶ ◀la▶ charmille, tandis qu’une meute ◀de▶ chiens ◀de▶ toutes ◀les▶ tailles s’élance sur ses traces en aboyant.
Au fond ◀d’▶une pièce vaste et noire, une petite lampe fait une flaque rose. « Je ne trouve pas ◀les▶ prises ! explique-t-elle, je ne mets jamais ◀les▶ pieds dans ce dégoûtant salon ! » Des éclairs illuminent longuement ◀les▶ meubles lourds, une bibliothèque, des boiseries. ◀Le▶ lustre, enfin, s’allume par degrés. Elle court aux fenêtres et ferme avec fracas des volets intérieurs, en chêne clair, puis elle tire encore ◀les▶ rideaux. « ◀Les▶ orages me rendent folle, j’ai tellement peur. Et vous ? Vous êtes muets. Vous avez soif ? »
◀Les▶ coups ◀de▶ tonnerre se succèdent sans répit, et parfois ◀les▶ lumières vacillent, baissent, remontent…
Paraît dans ◀la▶ porte du fond un homme en veste ◀de▶ chasse, qui tient des verres ◀de▶ whisky à ◀la▶ main. Deux femmes blondes entrent et vont s’asseoir un peu à ◀l’▶écart ◀de▶ notre groupe. Un autre homme apporte un plateau. On ◀le▶ renvoie chercher des verres et des bouteilles. Qui sont ces gens ? Elle dit :
— Je ne ◀le▶ sais pas plus que vous. Ils sont dans ◀la▶ maison depuis deux ou trois jours et se disent ◀les▶ amis ◀de▶ Jim.
— Mais où est Jim ?
— Je ne sais pas. Il est parti.
Jim était ◀l’▶intendant, une sorte ◀de▶ géant toujours en bottes qu’elle emmenait partout avec elle. Je pense au regard ◀d’▶acier du jeune homme silencieux ◀de▶ tout à ◀l’▶heure. Des chiens se glissent entre ◀les▶ meubles, humides et tremblants. « Mais je ne sais pas recevoir ! dit-elle moqueuse. Voulez-vous que je vous joue du piano ? Pour faire croire que je n’ai pas peur… »
— Eh bien ? m’ont demandé mes amis dans ◀la▶ voiture qui nous emporte sous ◀la▶ pluie, qu’en pensez-vous ?
— Well… pour la première fois ◀de▶ ma vie, je me sens tenté ◀d’▶écrire ◀la▶ suite du roman.
◀La▶ route américaine
◀L’▶Européen parle parfois ◀de▶ sa conception ◀de▶ ◀la▶ vie. Aux États-Unis, on parle tous ◀les▶ jours ◀de▶ ◀l’▶american way of life, littéralement : ◀de▶ ◀la▶ route américaine ◀de▶ ◀la▶ vie. Ce qui est pour nous concept, forme arrêtée, devient chez eux chemin, mouvement indéfini.
C’est pourquoi je prendrai ◀les▶ routes ◀d’▶Amérique comme un symbole du rêve et ◀de▶ ◀la▶ volonté du Nouveau Monde.
On croyait close ◀l’▶ère des pionniers, ◀l’▶ère des défricheurs ◀de▶ savanes qui firent reculer ◀la▶ frontière ◀de▶ décade en décade, à travers ◀le▶ Far West, jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint ◀les▶ terres du Pacifique. On ne pouvait plus rien ajouter aux plus hauts gratte-ciel ◀de▶ New York, à ces grandiloquents témoins ◀de▶ ◀la▶ crise ◀de▶ 1929, où ◀les▶ affaires périssent et ◀les▶ bureaux se vident au-dessus du cinquantième étage, pour peu que ◀la▶ pression baisse à Wall Street. Un grand malaise étreignait ◀l’▶âme américaine, prise ◀de▶ nausée dès qu’elle ressent ◀l’▶approche ◀d’▶une limite infranchissable. Où s’élancer encore ? Comment sortir ◀de▶ cet embouteillage ◀de▶ richesses matérielles ? Il restait à construire des routes.
Depuis dix ans, ◀les▶ autostrades américaines allongent sans répit leur ruban ◀de▶ béton, semblables à ◀la▶ trace ◀d’▶un grand fer à repasser au travers des savanes, des cultures et des territoires urbains. Cet effort gigantesque se poursuit en silence à travers tout ◀le▶ continent. Personne n’en parle. On n’a pas eu besoin ◀de▶ changer ◀de▶ régime pour ◀le▶ réaliser. ◀Les▶ autostrades américaines ne sont pas une réclame politique, ni même un expédient pour lutter contre ◀le▶ chômage. Elles sont ◀le▶ produit du rêve et ◀de▶ ◀la▶ vitalité inépuisable ◀d’▶un peuple libre, et qui voit grand sans se forcer. Voici enfin un spectacle émouvant qui n’effraye pas, mais au contraire atteste une force paisible et utile.
Trois pistes parallèles dans chaque sens, séparées par une large bande gazonnée où ◀l’▶on s’est ingénié à conserver, ici ou là, un grand arbre isolé, témoin ◀de▶ ◀la▶ prairie. Trois pistes blanches délimitées par des lignes jaunes et noires, entre lesquelles se déplacent lentement, ◀de▶ droite à gauche, ◀de▶ gauche à droite, entre cent et cent-trente à ◀l’▶heure, des millions ◀de▶ larges voitures. Une telle aisance dans ◀la▶ vitesse, ◀l’▶absence ◀de▶ secousses et ◀d’▶obstacles, ◀l’▶enivrante continuité du déferlement général, tout cela vous donne, après quelques minutes, ◀l’▶illusion ◀d’▶une puissance immobile qui vaincrait ◀la▶ distance par ◀le▶ charme, attirant ◀les▶ villes à soi et déplaçant ◀de▶ vastes paysages au gré ◀d’▶une curiosité rêveuse. Mais, soudain, ◀le▶ regard est pris par un panneau rutilant sur ◀la▶ droite, puis mitraillé à bout portant par cent, par mille panneaux ◀de▶ toutes formes et couleurs. Sans relâche, ils croissent en gros plan et disparaissent en coup de vent, jusqu’à ce que ◀l’▶œil s’éduque et se mette à déchiffrer cette espèce ◀de▶ manuel ◀de▶ conduite et ◀de▶ morale élémentaire (avec publicité dans ◀le▶ texte) dont ◀les▶ phrases fragmentées s’échelonnent tout au long des superhighways.
« Perdez une minute, épargnez une vie !… Gardez votre droite… Dépassez à gauche… Avez-vous pensé à ◀l’▶anniversaire ◀de▶ votre femme ?… Donnez-lui un aspirateur Smith… Des bonbons Johnson… Ici, trois tués par jour… Lisez ◀la▶ Bible… Cabines ◀de▶ touristes à cent yards… Ferryboat du Delaware en grève… Faites un détour par Philadelphie… Et arrêtez-vous à ◀l’▶hôtel Franklin… Ralentissez, région ◀de▶ daims… ◀Les▶ partis se réconcilient… autour ◀d’▶un verre ◀de▶ champagne Renault !… Avez-vous vérifié votre niveau ◀d’▶huile ?… ◀L’▶État de Pennsylvania vous souhaite ◀la▶ bienvenue… Et limite votre vitesse à cinquante miles… cinq-cents dollars ◀d’▶amende ou un an ◀de▶ prison… ou ◀les▶ deux ensemble… Dieu bénisse ◀l’▶Amérique… »
Je ferme ◀les▶ yeux et j’écoute ◀le▶ grondement sourd des pneus qui mordent ◀le▶ béton. En cinq heures, nous aurons couvert ◀les▶ quatre-cents kilomètres qui séparent ◀le▶ centre ◀de▶ New York de Washington, en traversant deux villes énormes : Philadelphie et Baltimore. ◀La▶ vitesse rétrécit ◀l’▶espace américain, ◀les▶ routes ◀de▶ ◀la▶ vitesse lui créent enfin des cadres. Quand ◀la▶ surface sera suffisamment organisée, vers quoi se tourneront ◀les▶ efforts ◀de▶ ce peuple ? Peut-être vers ◀la▶ profondeur, vers ◀la▶ culture, vers ces problèmes que ◀le▶ grand nombre a toujours fuis, partout. Peut-être alors ◀les▶ masses elles-mêmes comprendront-elles qu’il n’est qu’un seul infini véritable : celui que chacun porte en soi, celui ◀de▶ ◀l’▶âme inépuisable. Ce jour-là, ◀les▶ glorieux highways aboutiront enfin à ◀l’▶Homme.