Le▶ bon vieux temps présent
17 mars 1939
« ◀Le▶ Führer a passé ◀la▶ nuit au Hradschin. »
Après Vienne, avec Prague, c’est une Europe qui vient de mourir. Europe du sentiment, patrie ◀de▶ nostalgie ◀de▶ tous ceux qu’a touchés ◀le▶ romantisme — encore un paradis perdu ! Mais ◀les▶ vrais paradis seront toujours perdus : ils naissent à ◀l’▶heure où on ◀les▶ perd.
Souvenirs ◀de▶ Salzbourg et ◀de▶ Prague, Mozart et Rilke, et ◀la▶ Vienne de Schubert — à ◀l’▶heure où sombrent des nations sous ◀l’▶uniforme barbarie — je ◀les▶ vois s’élever rayonnants dans ◀la▶ lueur éternisée ◀d’▶un soir ◀d’▶été, après ◀l’▶orage, avant ◀la▶ nuit, dans une gloire déchirante et délicieuse comme les secondes voix ◀de▶ Schumann. Un mythe nouveau prend son essor au sein même ◀de▶ ◀la▶ catastrophe. Tout un âge, un climat ◀de▶ musiques, soudain se fixe en nos mémoires, s’idéalise. Un « bon vieux temps » de plus, tout près de nous…
◀Le▶ bon vieux temps, pour nos ancêtres, c’était très loin dans ◀le▶ passé, dans ◀la▶ légende, si loin que nul, en vérité, ne ◀l’▶avait vu. Mais déjà, pour beaucoup d’entre nous, ce fut simplement ◀l’▶avant-guerre, ◀les▶ souvenirs ◀de▶ notre enfance. Et voici que ce Temps Perdu, tout ◀d’▶un coup, est encore plus proche : c’est ◀l’▶an passé, c’est avant-hier, peut-être même est-ce — aujourd’hui ?
Mais oui, peut-être vivons-nous, ici, dans ce Paris ◀de▶ mars 1939, ◀les▶ derniers jours du bon vieux temps européen. Jours ◀de▶ sursis ◀d’▶une liberté dont nous avions à peine conscience, parce qu’elle était notre manière toute naturelle ◀de▶ respirer et ◀de▶ penser, ◀d’▶aller et venir, et ◀d’▶entretenir nos soucis, nos plaisirs personnels.
Combien ◀de▶ temps encore, combien ◀de▶ semaines pourrons-nous goûter ce répit, et sentir que nous prolongeons une existence que nos fils appelleront douceur ◀de▶ vivre ? Déjà nous éprouvons que ◀le▶ monde a glissé dans une ère étrange et brutale, où ces formes ◀de▶ vie qui sont encore les nôtres ne peuvent plus apprivoiser ◀le▶ destin. Soit que ◀les▶ tyrans nous accablent, soit qu’un sursaut nous dresse à résister, il faudra changer ◀le▶ rythme et rectifier ◀la▶ tenue, bander tous ◀les▶ ressorts, mobiliser ◀les▶ cœurs… C’est ◀le▶ crime des dictatures : elles ne tuent pas ◀la▶ liberté dans ◀les▶ pays seulement où elles sévissent, mais aussi bien chez ◀les▶ voisins qu’elles secouent ◀d’▶un défi grossier. ◀La▶ liberté ne peut survivre à ◀de▶ tels chocs. Car elle est vraiment comme un rêve, un rêve heureux où ◀l’▶on circule avec aisance, gardant parfois ◀l’▶arrière-conscience ◀d’▶un miracle. Elle est encore une œuvre d’art qui n’agit que par ◀l’▶atmosphère, par ◀le▶ charme qu’elle fait régner. Des lois adroites et humaines ne suffiront jamais à ◀l’▶assurer : il y faut ce climat sentimental, cette espèce ◀de▶ naturel qui naît ◀d’▶une entente tacite, ◀d’▶une confiance, presque ◀d’▶une insouciance…
C’est tout cela que vient de mettre en question ◀l’▶usurpateur du Hradschin. Et dès lors qu’il ◀l’▶a mis en question et qu’il nous force au réalisme à sa manière, ◀le▶ charme est détruit dans nos vies. Nous sommes pareils à celui qui s’éveille et goûte encore quelques instants ◀les▶ délices ◀d’▶un rêve inachevé. Mais il sait bien que c’est fini.
Brève dispense, ◀le▶ temps ◀d’▶un peu se souvenir… Il faut se lever. Il faut entrer résolument dans ◀le▶ grand jour du siècle mécanique, accepter pour un temps sa loi, en préservant, s’il se peut, dans nos cœurs, ce droit ◀d’aimer, cette bonté humaine, plus inutile que jamais, dominatrice et bafouée.