Puisque je suis un militaire…
En cantonnement, quelque part à la▶ frontière suisse, fin septembre 1939
— Tu te rends compte ? dit un camarade. — Pas trop. Mais pour sûr on y est !
◀L’▶impression générale, c’est qu’on nous a « mis dedans ». (Je dis on, je ne sais pas qui c’est. Comme ◀le▶ brave paysan vaudois, après ◀la▶ grêle, qui désignait ◀d’▶un doigt ◀le▶ ciel coupable : « Je n’accuse personne, mais c’est dégoûtant ! ») Nous voilà faits, refaits par ◀l’▶événement, plongés ◀d’▶un coup dans ◀le▶ détail technique ◀de▶ ces grandes choses terribles qu’on imaginait, qu’on redoutait, qu’on croyait préparer, et qui nous trouvent sans peur et sans préparation dès ◀l’▶instant qu’elles deviennent présentes, cessent ◀d’▶être imaginées, ou même imaginables.
Tout de même, après huit jours, ◀les▶ choses commencent à se situer. ◀Les▶ grandes masses ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀les▶ grandes lignes ◀de▶ ◀la▶ guerre, et çà et là, dans nos frontières, des secteurs minuscules, comme au hasard, qu’on voit ◀d’▶un coup avec une précision quasi absurde. Cette chambre paysanne où j’écris maintenant, sur un bon papier quadrillé, tandis qu’Albert Mermoud, en travers ◀de▶ son lit, ◀les▶ bottes pendantes, dépouille ◀le▶ courrier ◀de▶ ◀la▶ Guilde du Livre… Je ne puis pas dire où cela se trouve sans contrevenir aux ordres ◀les▶ plus stricts, mais c’est très bien ainsi, car nous sommes n’importe où, sans raison prévisible.
J’aime beaucoup ◀les▶ adresses militaires en Suisse. Deux ou trois chiffres pour ◀l’▶incorporation, et cette mention si belle, quand on y pense, dans son élémentaire grandeur : En campagne. Entendez : quelque part dans ◀le▶ pays, dans ◀les▶ champs anonymes, sous ◀la▶ pluie, dans ◀les▶ vergers où ◀l’▶on écrase des pommes mal mûres, dans des cuisines ◀de▶ ferme, dans cette chambre boisée…
Confort paysan, seul authentique. Aux parois, des versets bibliques, lettres ◀d’▶argent et myosotis, autour de ◀la▶ photo jaunie du « Chœur mixte » ◀de▶ ◀la▶ paroisse, 1913. Deux bons lits ◀de▶ bois aux « duvets » écrasants. Pour ◀le▶ reste, un désordre exemplaire, courroies, bandes molletières, cigarettes, boîtes ◀de▶ conserve, tuniques mouillées, paperasses. Revanche sur des journées ◀de▶ discipline et ◀de▶ paquetages alignés au cordeau qu’il faut inspecter gravement. Partirons-nous au milieu de ◀la▶ nuit ? Ou passerons-nous ◀l’▶hiver ici ? Plus rien ne dépend ◀de▶ nous. C’est notre liberté.
◀Les▶ hommes sont à ◀la▶ soupe. Nous dînerons dans une heure au café du village. Une heure creuse à ◀l’▶armée, quel beau vide, ou quelle plénitude du loisir ! Amusons-nous à dire un peu de quoi se fait ◀la▶ vie quotidienne, dans ◀les▶ débuts ◀d’▶une mobilisation.
◀Les▶ dames croient volontiers que c’est parades et bottes, fanfares, rythmes virils, flatteuses géométries garantissant ◀l’▶ordre social contre ◀le▶ mystérieux Esprit ◀de▶ Subversion. Ces dames sont en retard ◀d’▶au moins deux guerres ou victimes ◀d’▶expressions telles que « sous ◀les▶ drapeaux ». ◀L’▶armée c’est tout d’abord un cliquetis ◀de▶ casques et ◀d’▶ustensiles entrechoqués ; des mouvements brusques en tous sens, tissant une sombre confusion qui se révèle ordonnée à ◀l’▶heure H ; et beaucoup de choses très lourdes, bouclées et trimballées dans une hâte hargneuse et fouaillée ◀de▶ jurons, précipitant des hommes mal réveillés vers des attentes inexplicables sous ◀la▶ pluie. Mangeailles, arrêts, ahans, monotonie, ignorance des ensembles, objets numérotés, perdus, récupérés à ◀la▶ volée, c’est tout ce que ◀l’▶homme dans ◀le▶ rang peut constater, si toutefois ◀la▶ fatigue lui laisse ◀la▶ faculté ◀de▶ constater quoi que ce soit, hors ◀l’▶envie ◀de▶ boire et ◀de▶ se coucher.
Eh bien ! ◀de▶ tout cela se dégage un lyrisme. ◀De▶ cela précisément qui n’a pas ◀de▶ nom, qui n’a rien ◀de▶ spectaculaire, qui n’a pas sa photo dans ◀les▶ feuilles et qu’on peut seulement ressentir quand on a ◀les▶ pieds dans ◀la▶ boue, vers quatre heures du matin, après ◀l’▶alarme. La plupart des hommes ◀le▶ ressentent ; presque aucun n’oserait ◀l’▶avouer. On croit que ◀la▶ poésie n’existe qu’héroïque ou sentimentale, et ◀l’▶on ne sait plus ◀la▶ reconnaître au ras du sol, au niveau des choses brutes et brutales. Pourtant, rien n’est plus poétique qu’un rassemblement dans ◀la▶ nuit, grouillant ◀de▶ casques, ◀de▶ reflets sourds et ◀de▶ pas lourdement rythmés. Et, plus tard, au matin, quand ◀l’▶attaque se prépare, un « à terre » prolongé à ◀la▶ lisière ◀d’▶un bois, cela peut être un des plus beaux moments ◀de▶ notre furtive existence. Surtout quand il tombe une pluie fine.
Ce n’est pas seulement à cause de ◀la▶ saison qu’il convient ◀de▶ parler ◀de▶ ◀la▶ pluie. C’est à cause ◀d’▶une profonde affinité entre ◀la▶ vie en uniforme et ce que ◀l’▶on nomme par convention ◀le▶ mauvais temps. ◀La▶ pluie en ville et ◀la▶ pluie « en campagne » sont deux phénomènes bien distincts, aussi distincts que ◀la▶ vie civile et ◀la▶ vie militaire en général. ◀La▶ pluie civile n’est guère qu’un embêtement dont on se préserve comme sans y penser. On ouvre un parapluie, on passe un imperméable, on s’isole avec soin, avec dédain, des éléments. Mais ◀la▶ pluie militaire, comment dire, c’est quelque chose ◀d’▶immense et ◀de▶ sérieux. On y pénètre ◀de▶ tout son corps, ◀de▶ tout son sentiment charnel, on ◀l’▶accepte avec toute ◀la▶ nature, sans préjugés ni fausse pudeur.
Couché dans ◀l’▶herbe grasse, écrasé par son sac, ◀l’▶homme observe ◀l’▶avant-terrain par-dessous ◀la▶ visière ◀d’▶acier régulièrement ourlée ◀de▶ gouttes. ◀Le▶ vent siffle à travers ◀les▶ trous du casque. ◀L’▶homme tire ◀la▶ toile ◀de▶ tente qui couvre ses épaules et cherche à ◀la▶ caler sous son coude droit. Il sait que ◀d’▶une seconde à l’autre peut venir ◀l’▶ordre ◀de▶ bondir. Ça ne ◀l’▶empêche pas ◀de▶ s’installer comme s’il n’avait rien ◀d’▶autre à faire pendant des heures. (Est-ce une parabole ◀de▶ ◀la▶ vie ?) Il est bien. Merveilleusement bien. Libéré. Sans passé, sans avenir. Tout ◀le▶ présent limité par ces herbes où circulent des bestioles maladroites. ◀Le▶ drap du pantalon colle au mollet, ◀les▶ doigts sont rouges sur ◀le▶ fusil luisant. ◀Les▶ gouttes ◀de▶ ◀la▶ visière glissent ◀d’▶un coup sur ◀la▶ gauche quand on lève un peu ◀le▶ nez pour voir si rien ne vient. Non, rien ne vient. Grisaille, monotonie, envoûtement ◀de▶ ◀l’▶esprit par ◀le▶ corps — pourvu que ça dure encore quelques secondes, ça ressemble tellement au bonheur ! Un cri dans ◀le▶ vent va tout détruire. Oui, c’est ainsi, toujours ainsi, ◀le▶ bonheur : un instant ◀de▶ répit sous ◀la▶ menace. Alors on vit à plein. On sent ◀le▶ goût des choses. Et ◀l’▶on est prêt à tout abandonner au premier signe du destin, parce qu’on vient de remplir ◀les▶ limites du réel et ◀d’▶accomplir un seul instant parfait.
10 octobre 1939
Au mess des officiers ◀de▶ ◀la▶ compagnie, qui est ◀la▶ « chambre rangée » ◀d’▶une ferme cossue, je viens de tourner ◀le▶ bouton ◀de▶ ◀la▶ radio et suis tombé sur un récital ◀de▶ chansons militaires du xviiie siècle. Je note vite ces paroles charmantes :
Puisque je suis un militaireIl faut bien faireMon état…
11 octobre 1939
Six semaines déjà. ◀La▶ Pologne envahie. Il est clair qu’il ne se passera rien, avant longtemps, dans ces champs et forêts où nous marchons sans suivre ◀les▶ chemins. (À ce petit signe nous sentons ◀la▶ différence d’avec ◀la▶ vie civile, dans ◀le▶ pays des règlements.)
Nous vivons à côté de ◀la▶ population, mêlés à elle, et cependant hors de sa vie. Mis en marge pour autre chose, qui ne vient pas.
31 octobre 1939
Il neigeait ce matin ◀de▶ gros flocons humides sur ce petit vallon du haut Jura où nous avons à préparer des positions. Et ◀la▶ neige fondait dans ◀la▶ boue. J’arpentais mon secteur, ◀d’▶un groupe à l’autre, serrant contre mon harnachement ◀de▶ courroies une toile ◀de▶ tente raidie par ◀l’▶humidité. À l’improviste, je débouche en écartant ◀les▶ branches ◀de▶ deux sapins pleureurs, et je constate que mes hommes ont cessé ◀de▶ creuser leur trou ◀de▶ mitrailleuse : ils préfèrent s’enfumer autour ◀d’▶un feu ◀de▶ branches mortes, à ◀la▶ lisière du bois, mornes et ronchonneurs. J’essaie ◀de▶ ◀les▶ réconforter. Réprobation muette. L’un prétend que ◀le▶ sol est gelé, qu’on se casse ◀les▶ poignets à piocher. J’empoigne une pioche et tape quelques coups. ◀La▶ terre gicle sur mes joues glacées et sur mon casque. ◀Les▶ hommes me regardent sans bouger, ne rient même pas. J’entends cette phrase grommelée : « On se demande ce qu’on fout par là… »
Il a fallu ◀les▶ « reprendre en main » et parler fort, cela réchauffe. Mais je me suis dit à part moi : eh bien oui ! bande ◀de▶ rouspéteurs, vous avez bien raison ◀de▶ vous demander ça !
Je me ◀le▶ demande encore devant ce papier blanc, où j’écris à ◀la▶ lueur ◀d’▶une lampe à pétrole.
Pourquoi sommes-nous là, quelque part, loin de tout ce qui faisait notre vie ? Il faudrait essayer ◀de▶ répondre. ◀L’▶homme n’est pas né pour faire n’importe quoi, sans rien comprendre.
À quelques kilomètres d’ici commencent ◀les▶ tranchées ◀de▶ ◀la▶ guerre, et des hommes meurent. Pourquoi cette guerre, pourquoi ces morts ? D’abord, et techniquement pourrait-on dire, parce que ◀les▶ États de l’Europe n’ont pas pu résoudre autrement ◀le▶ problème des minorités, allemandes, tchèques, slovaques ou ukrainiennes. Et pourquoi ne ◀l’▶ont-ils pas pu ? Parce que tous ils s’imaginent — ou croient devoir s’imaginer ! — que ◀le▶ bonheur et ◀la▶ force ◀d’▶un peuple dépendent ◀de▶ sa grandeur physique, ◀de▶ sa mise au pas militaire, ◀de▶ son arrogance étatique. Nous sommes ici à patauger parce que nos voisins se font ◀la▶ guerre, et s’ils ◀la▶ font, c’est parce qu’ils n’ont pas su se fédérer progressivement, au lieu de s’unifier brutalement. Oui, cette guerre n’a pas ◀d’▶autre sens : elle marque ◀la▶ faillite retentissante des systèmes centralisateurs et du nationalisme étatisé. C’est ◀la▶ guerre ◀la▶ plus antisuisse ◀de▶ toute ◀l’▶histoire. C’est donc pour nous ◀la▶ pire menace. Mais en même temps, ◀la▶ plus belle promesse ! Maintenant, ◀la▶ preuve est faite, attestée par ◀le▶ sang, que ◀la▶ solution suisse et fédérale est seule capable ◀de▶ fonder ◀la▶ paix, puisque l’autre aboutit à ◀la▶ guerre. Ce n’est pas notre orgueil qui ◀l’▶imagine, ce sont ◀les▶ faits qui nous obligent à ◀le▶ reconnaître avec une tragique évidence. Et c’est cela que nous avons à défendre : ◀le▶ seul avenir possible ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀Le▶ seul lieu où cet avenir soit, d’ores et déjà, un présent.
Il ne s’agit pas ◀de▶ grands mots, ◀de▶ lyrisme ou ◀d’▶idéalisme. Il s’agit ◀de▶ voir qu’en fait, si nous sommes là, ce n’est pas pour défendre des fromages, des conseils ◀d’▶administration, notre confort et nos hôtels. ◀Les▶ fascistes feraient marcher cela aussi bien que nous, peut-être mieux ! Ce n’est pas non plus pour protéger nos « lacs ◀d’▶azur » et nos « glaciers sublimes ». (Certain ministre ◀de▶ ◀la▶ propagande se chargerait très volontiers ◀de▶ ce travail ◀de▶ Heimatschutz.) Si nous sommes là, c’est pour exécuter ◀la▶ mission dont nous sommes responsables, depuis des siècles, devant ◀l’▶Europe. D’autres se sont chargés ◀d’▶arrêter ◀les▶ brigands qui voulaient profiter ◀de▶ sa faiblesse. Nous sommes chargés ◀de▶ ◀la▶ défendre contre elle-même, ◀de▶ garder son trésor, ◀d’▶affirmer sa santé, et ◀de▶ sauver son avenir. Tel est ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ mission spéciale qui justifie notre neutralité. Si nous trahissons cette mission, si nous n’en gardons pas conscience, je ne donne pas lourd ◀de▶ notre indépendance.
Berne, fin novembre 1939.
(Au retour ◀d’▶un voyage en Hollande.)
Je ◀l’▶ai pourtant quittée, cette chambre paysanne, mais j’y suis pour peu que j’y pense, et c’est souvent. Faites ◀le▶ compte ◀de▶ vos heures et vous découvrirez que tout homme rêve une bonne part ◀de▶ sa vie.
Mais il arrive aussi que certains rêves, et certains cauchemars, soient vécus ; j’ai connu cela, dans une grande gare ◀de▶ cette Europe qui ne sait plus répondre aux menaces que par ◀l’▶extinction des lumières, — ◀de▶ toutes ◀les▶ lumières humaines. J’avais quitté mon train pendant ◀l’▶arrêt, à ◀la▶ recherche ◀d’▶un buffet quelconque, et je n’avais trouvé qu’un abri souterrain au bout du quai. Pendant ce temps, ◀l’▶express avait changé ◀de▶ voie. Dans ◀la▶ bleuâtre obscurité, nul écriteau lisible et nul visage reconnaissable. Une course haletante et bousculée dans ◀le▶ dédale des passages sous voie encombrés ◀de▶ sacs ◀de▶ sable, au long ◀d’▶étroits couloirs où je coudoyais des soldats sourds et muets — tous ◀les▶ numéros arrachés — tandis que des sifflets annonçaient un départ. À ◀la▶ fin, je retrouve un wagon qui me paraît être le mien, mais je ◀l’▶avais quitté presque vide et il est plein ◀de▶ dormeurs débraillés, ◀de▶ musettes et ◀de▶ masques à gaz. Déjà nous roulons lourdement. ◀Le▶ nom ◀de▶ cette gare — comme ◀de▶ toutes ◀les▶ autres — était camouflé, illisible. Je ne saurai jamais si j’ai rêvé. Mais au matin, oui, c’était bien Paris, et ◀les▶ sirènes ◀d’▶une fin ◀d’▶alerte.
Paris, capitale engloutie dans ◀l’▶épaisse nuit des campagnes. Mais une nuit sans clair de lune, sans arbres et sans abois dans ◀le▶ lointain. On y rôde en frôlant ◀les▶ murs, heurtant des corps, guettant des phares sans reflet sur ◀le▶ macadam. Tout au bas, tout au fond ◀de▶ ◀l’▶ombre, dans ◀la▶ pierre et dans ◀les▶ vestiges ◀d’▶une civilisation qui déserte… Je me suis enfermé dans ma chambre ◀d’▶hôtel et j’ai écrit pendant deux jours ces conférences que j’allais faire, absurdement, dans un pays qui n’existait peut-être plus, qui était réduit à se défendre par ◀le▶ suicide, ◀la▶ Hollande inondée, disait-on.
Et voici sous ◀la▶ pluie et ◀la▶ brume, à ◀l’▶horizon des marécages, une confusion ◀de▶ silhouettes griffues : moulins, clochers, grues, cheminées, au-dessus ◀de▶ faubourgs luisants ◀de▶ briques et ◀de▶ verreries. C’est Rotterdam. C’est ◀le▶ chaos ◀d’▶une Renaissance américanisée ! ◀Le▶ train passe au-dessus des ports, dans ◀la▶ puissante vibration ◀d’▶un pont ◀de▶ fer, au-dessus ◀de▶ canaux reflétant ◀les▶ décors ◀d’▶une grandiose activité marchande. ◀Les▶ sirènes, ici, n’annoncent encore que ◀l’▶approche des richesses ◀de▶ ◀la▶ terre…
Une connaissance intime et personnelle ◀de▶ ce que ◀l’▶on appellera ◀l’▶âme hollandaise, je doute qu’elle en apprenne au voyageur davantage qu’une vision intense du paysage urbain ◀de▶ ◀la▶ Hollande. Tout ce que je sais ◀de▶ ce pays, après deux semaines ◀de▶ voyage, je puis ◀le▶ lire et ◀le▶ relire dans ◀l’▶architecture ◀d’▶Amsterdam, ◀de▶ Rotterdam, ou des petites cités du centre. Je vois côte à côte un palais ◀de▶ ◀la▶ Renaissance flamande, un hôtel du xviiie siècle, un gratte-ciel et des entrepôts ◀de▶ marchandises venues des Indes. Cette même rue se prolonge par des villas ◀d’▶une incroyable variété ◀de▶ formes ultramodernes, puis se perd peu à peu dans ◀la▶ campagne, par des courbes douces et nettes. Nul disparate en tout cela : voilà ◀le▶ miracle hollandais. Je ne crois pas que ◀la▶ lumière fauve et ◀le▶ grenat des façades ◀de▶ briques renversées dans ◀l’▶eau jaune des canaux suffisent à expliquer cette harmonie solide, luxueusement nourrie ◀de▶ contrastes et ◀de▶ surprises. ◀Le▶ grand secret ◀de▶ ce pays, ce qu’il faut lire sur ces façades à la fois patinées et toujours neuves, c’est ◀la▶ continuité ◀d’▶une tradition et ◀d’▶une volonté créatrice qui n’ont jamais perdu ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶humain. Point ◀de▶ coupure ici, point ◀de▶ Révolution, point ◀de▶ scission ◀de▶ ◀l’▶Histoire et ◀de▶ ◀la▶ nation en deux camps longuement irréductibles et appauvris chacun ◀de▶ tout ce que l’autre annexe.
Ce mariage ◀de▶ ◀l’▶ancien et du moderne n’est pas seulement une réussite technique, une habileté des architectes. Il suppose une culture profonde et populaire, et plus encore, un arrière-plan spirituel, des assises religieuses fondant une unité si intérieure à chaque individu qu’elle permet ◀la▶ plus grande diversité dans ◀les▶ formes qui ◀la▶ manifestent. Quand je songe à ◀l’▶ennui, au désespoir qu’expriment ◀les▶ quartiers ouvriers ◀les▶ plus modernes des villes allemandes, je comprends, que dis-je : je vois ◀l’▶opposition tragique dont cette guerre est sortie, celle des deux conceptions ◀de▶ « ◀l’▶ordre » qui se partagent notre Europe : harmonie intérieure ou uniformité géométrique et militaire. Fédéralisme ou totalitarisme. Je comprends et je vois ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ paix : c’est une victoire ◀de▶ tous ◀les▶ jours, et ◀de▶ chacun, sur ◀l’▶esprit ◀de▶ laisser-aller ◀d’▶où naissent ◀les▶ réactions désespérées, ◀les▶ mises au pas brutalisantes et ◀le▶ triomphe des caporaux autodidactes et simplificateurs.
◀Les▶ petits peuples protestants ◀de▶ ◀l’▶Europe ont réalisé ce miracle ◀de▶ ◀l’▶équilibre entre l’Un et ◀le▶ Divers. Ils ont ◀la▶ charge ◀de▶ créer ◀les▶ seules bases vivantes ◀de▶ ◀la▶ paix.
Autre chose est ◀la▶ Suisse vue ◀de▶ loin, dans sa vérité séculaire, autre chose ◀les▶ bureaux où se décide son évolution actuelle. ◀La▶ déprimante architecture ◀de▶ notre Palais fédéral — où je corrige ces notes ◀de▶ voyage, ayant fini ◀le▶ travail ◀de▶ ◀la▶ journée — me décourage un peu, ce soir. C’est ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qui fonde nos vraies valeurs et notre raison ◀d’▶être. Cette école primaire démesurée, c’est ◀l’▶image même, en pierre verdâtre, ◀de▶ ◀l’▶esprit qu’il nous faut combattre si nous voulons mériter notre paix.
Janvier 1940
◀La▶ section Armée et Foyer ◀de▶ ◀l’▶état-major m’a chargé ◀de▶ composer un « bréviaire civique » à ◀l’▶intention des troupes. Je passe des heures à ◀la▶ Landesbibliothek, lisant Vinet, Benjamin Constant, Jacob Burckhardt, Rousseau, Gottfried Keller, et beaucoup d’autres ◀de▶ moindre envergure. (Frappé ◀de▶ constater qu’au sujet de ◀la▶ Suisse, ◀de▶ ses institutions, ◀de▶ sa neutralité, radicaux et conservateurs ou catholiques et protestants en viennent à louer ◀les▶ mêmes traits. Je m’amuse à juxtaposer Numa Droz et Gonzague de Reynold, quitte à glisser ensuite entre ◀les▶ deux une remarque ◀de▶ Napoléon sur ◀la▶ nature fédérative ◀de▶ notre État, et tous ◀les▶ trois disent ◀la▶ même chose.)
Drôle ◀d’▶occupation pour un militaire ? Pas si drôle si ◀l’▶on songe que cette guerre a précisément pour enjeu non point ◀la▶ possession ◀de▶ quelque territoire, mais ◀la▶ défense de « nos libertés » — dont je vais faire ◀le▶ titre du bréviaire. Il faut que chacun se batte à sa place. Et dans ◀l’▶attente ◀d’▶un combat qui tarde encore, il faut que chacun travaille à renforcer ◀les▶ positions ◀de▶ défense de ce pays. Ainsi ◀les▶ uns creusent ◀le▶ sol aux frontières, et moi je fouille et pioche dans une bibliothèque…
C’est du moins ce que je me répète pour justifier ma mutation ◀de▶ ◀la▶ troupe à ◀l’▶état-major. Elle a d’ailleurs coïncidé avec un accident au genou qui m’interdit encore tout exercice physique violent et toute marche prolongée.
Février 1940
Monté hier au Gothard, pour une affaire ◀de▶ service.
Ce haut lieu ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ce vrai cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe, je ne m’en suis jamais approché sans ressentir une émotion que j’essaie en vain ◀de▶ qualifier ; elle ne ressemble à aucune autre. Je devais avoir treize ou quinze ans lorsque j’y vins pour la première fois, descendant à pied ◀d’▶Andermatt et passant par ◀le▶ pont du diable. Et ce qui me saisit ne fut pas ◀la▶ grandeur presque lugubre du paysage, mais au fond ◀de▶ ◀la▶ vallée cet express obstiné dans sa vitesse régulière, qui serpentait ◀d’▶un flanc à l’autre, disparaissait, reparaissait, contournait ◀la▶ colline ◀de▶ Wassen surmontée ◀d’▶une église blanche, montait encore par des lacets immenses, passait enfin à notre hauteur, puis courait s’engouffrer dans ◀les▶ rochers, à ◀la▶ base ◀d’▶une paroi verticale, noircie ◀d’▶eau. J’avais pu lire sur ◀les▶ longs wagons bruns : Amsterdam-Basel-Milano-Zagreb-Bucuresti. Je me rappelle que j’en fis un poème. Pour la première fois, j’avais senti ◀l’▶Europe.
Hier, j’étais dans ce train. Il neigeait, on ne voyait guère que quelques pans ◀de▶ rochers sombres dans ◀les▶ déchirures ◀de▶ ◀la▶ brume. Mais de nouveau j’ai éprouvé ◀la▶ sensation ◀de▶ pénétrer dans une aire « sacrée », dans un territoire réservé pour quelque fonction solennelle.
Il est vrai qu’aujourd’hui, je sais pas mal ◀de▶ choses sur ce lieu et son rôle historique. (J’en ai même beaucoup écrit.) Je sais que ce nœud ◀de▶ fleuves et ◀de▶ montagnes percé par ◀le▶ seul col qui relie d’un seul coup ◀le▶ Nord et ◀le▶ Midi du continent à travers ◀les▶ deux chaînes des Alpes ici croisées, n’est pas seulement une position clé ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais aussi, et pour cette raison même, ◀l’▶origine très précise ◀de▶ nos libertés et ◀de▶ notre union fédérale. Quand je n’en saurais rien, j’ai lieu ◀de▶ supposer que ◀l’▶impression ne serait pas moins forte. Toutes ◀les▶ sources détiennent une puissance radiante, et c’est ici ◀la▶ source du Rhin, du Rhône, et des deux plus gros affluents du Danube et du Pô. Il se peut que d’autres éléments dits naturels entrent en composition dans ◀le▶ mystère qui pèse sur ce massif, qui en émane…
Je me disais en redescendant : ◀les▶ Suisses sont-ils sensibles à cette qualité ? Savent-ils qu’ils ont au Gothard un haut lieu, non pas seulement un tunnel et des forts ?
Fin février 1940
Terminé ma prospection ◀de▶ textes pour ◀le▶ « Bréviaire du citoyen ». Des lectures que j’ai faites, je retiens surtout quelques phrases admirables ◀d’▶Alexandre Vinet (« ◀La▶ tyrannie est ◀le▶ souverain désordre » par exemple), ◀la▶ brochure ◀de▶ Benjamin Constant sur ◀l’▶Esprit ◀de▶ conquête, dont chaque mot pourrait être écrit ◀d’▶Hitler avec plus ◀de▶ pertinence encore que ◀de▶ Napoléon, et ◀les▶ Lettres ◀de▶ Jacob Burckhardt. En 1871, il écrit à l’un ◀de▶ ses amis : « ◀Le▶ sort des ouvriers sera ◀le▶ plus étrange… ◀L’▶État militaire va devenir ◀le▶ grand fabricant. Ces masses humaines ne peuvent pas supporter éternellement leur misère et leur envie. Un certain degré ◀de▶ misère avec ◀de▶ ◀l’▶avancement et des uniformes, des journées commencées et terminées par un roulement ◀de▶ tambour, voilà ce qui doit logiquement se produire. » Et encore, en 1889 : « ◀Les▶ chefs futurs seront ◀de▶ terribles simplificateurs. Au surplus, ils ne seront pas toujours ◀les▶ individus isolés, mais une majorité, une corporation militaire. »
Je lis aussi, du même auteur, ◀les▶ Considérations sur ◀l’▶histoire du monde. C’est l’un des livres, combien rares, qui « tiennent ◀le▶ coup » pendant cette guerre. Je ne pense pas qu’il soit normal ◀de▶ ◀l’▶aimer, mais j’y trouve un moyen ◀de▶ dominer ◀l’▶événement. Son détachement serait étrange, voire haïssable, si nous vivions dans un monde acceptable ou simplement à ◀la▶ mesure ◀de▶ notre action. Je vais à lui pour me défendre contre ◀l’▶écœurement qui me guette. Et dans sa volonté presque cynique ◀de▶ sagesse et ◀de▶ réalisme, je sens aussi une force subversive. C’est ◀le▶ meilleur antidote dont je dispose contre ◀les▶ illusions bourgeoises et ◀la▶ naïveté politique qui trop souvent caractérisent notre opinion.
Début ◀de▶ mars 1940
◀L’▶homme au poignard enguirlandé. — Découvert un autre antidote : ◀l’▶exposition des chefs-d’œuvre ◀de▶ ◀la▶ peinture suisse du xvie siècle, repliés ◀de▶ Bâle à Berne, avant ◀d’▶être cachés en lieu sûr, à ◀l’▶abri des bombardements. Nicolas Manuel Deutsch, Urs Graf, Hans Baldung et Conrad Witz, personne n’a mieux traduit et illustré ◀les▶ vertus qui devraient nourrir, aujourd’hui, notre esprit ◀de▶ résistance. Ce réalisme libertaire, cette liberté ◀d’▶allure et ◀de▶ jugement qui tient compte des puissances ◀de▶ ◀l’▶instinct, reconnaît leurs excès mortels — au lieu de ◀les▶ ignorer, nier et refouler —, rien n’est plus tonifiant dans ce pays des Assis, où ◀l’▶on ne sait plus dévisager ◀les▶ vraies menaces.
Oui, je veux opposer ◀la▶ Suisse de Manuel à ◀l’▶Helvétie des manuels ! Et qu’importe ◀le▶ calembour, s’il fait hésiter ◀les▶ corrects dans un pays trop ajusté.
Ah ! Nicolas Manuel Deutsch, on ne s’embêtait pas ◀de▶ ton temps ! On allait faire ◀la▶ guerre en Italie pour ◀le▶ plaisir ◀d’▶un sang violent, et quand ◀les▶ lansquenets trichaient au jeu mortel, quand ◀les▶ canons détruisaient ◀l’▶art des armes, on rentrait écœuré mais libre, et ◀l’▶on exhalait sa colère dans un chant débordant ◀d’▶injures : « Tu mens plus largement que ta gueule n’est fendue !… Tu t’es creusé un trou en terre comme un cochon dans son fumier !… Ô toi mon doux petit faiseur ◀de▶ rimes, je te tire une crotte sur ◀le▶ nez, trois dans ta barbe ! »1 Mais nous voici mieux muselés que ces ours du duc de Milan ramenés en laisse, après Novare, par-dessus ◀les▶ Alpes, jusqu’à Berne. Quant à quitter ◀la▶ guerre il n’y faut plus songer, ce serait quitter du même pas ◀la▶ planète…
Un vers du temps — ◀d’▶un peu plus tard, sans doute, mais c’est encore ◀le▶ même rythme ◀de▶ vie — vient mêler sa guirlande à mes images, comme ◀la▶ devise du tableau, tandis que je songe à ◀la▶ vie ◀de▶ Nicolas Manuel Deutsch. C’est un autre guerrier qui parle en ses Tragiques ◀d’▶une nuit
Par ◀le▶ pinceau, par ◀l’▶épée et ◀la▶ plume, Manuel n’a cessé ◀de▶ provoquer ◀la▶ mort. Dans toute son œuvre, au cœur ◀de▶ son lyrisme, elle tient ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ passion ◀d’▶amour, et c’est elle qu’il invite à ◀la▶ danse avec une fougue adolescente, une peur naïve, un courage chrétien. Mort des martyrs et mort bourgeoise, mort soldatesque et mort ◀de▶ carnaval, vierge, paysanne, ou fille à lansquenets, c’est toujours elle qui ◀le▶ rejoint ou qu’il poursuit dans ◀les▶ métamorphoses ◀de▶ sa vie : toujours vêtue aux couleurs ◀de▶ sa fièvre et ◀de▶ sa nouvelle aventure.
Pourquoi ◀les▶ hommes ◀les▶ plus vivants ◀de▶ cette époque où ◀la▶ vie s’exaspère ont-ils fait à ◀la▶ mort, dans leurs rêves, ◀la▶ part que nous fîmes à ◀l’▶amour ? Urs Graf, Holbein, Hans Kluber, Grünewald, et tant d’autres, connus ou anonymes, dira-t-on que ce fut leur romantisme ? Mais non, ◀le▶ romantisme est littéraire, et ces hommes ont ◀le▶ regard net, accoutumé à taxer ◀le▶ réel avec une dure exactitude : face au danger. Leur Suisse est au sommet ◀de▶ son élan vers ◀la▶ conquête et ◀la▶ richesse, au comble ◀de▶ sa gloire et ◀de▶ son risque. Elle n’a jamais été moins neutre, moins confinée dans ses moyennes, ni moins en garde contre ◀les▶ tentations ◀de▶ ◀la▶ grandeur. Elle est sérieuse parce qu’elle est menacée et menaçante ; parce qu’elle est tout ◀le▶ contraire ◀d’▶un pays ◀d’▶« assurés ». Sérieuse et impétueuse comme ceux qui savent que ◀la▶ vie n’est pas ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ vie, qu’elle ne mérite pas ◀de▶ majuscule, et qu’elle est quelque chose qui doit brûler, flamber, et non pas rapporter du trois pour cent. Sérieuse comme ce qui compte avec ◀la▶ mort, comme ce qui compte avec ◀l’▶esprit, — avec ◀la▶ profondeur et ◀la▶ hauteur sans quoi toute vie demeure plate et basse.
Quanto bella giovinezzaChe si fugge tuttavia !Chi vuol esser lieto, sia !Di doman non c’è certezza.
Ainsi chantait Laurent le Magnifique. Manuel et ses contemporains savent et disent à leur manière que ◀de▶ demain rien n’est certain. Mais ce qu’ils sentent menacé, ce n’est point ◀la▶ jeunesse et ◀l’▶amour, je ne sais quel printemps platonicien, c’est ◀la▶ vie savoureuse et forte qui figure à leurs yeux ◀le▶ train normal ◀de▶ ◀l’▶homme. Leur œuvre illustre ◀la▶ vision ◀de▶ ◀l’▶Ecclésiaste, ce grand maître du vrai réalisme. « Jette ton pain sur ◀la▶ face des eaux, car avec ◀le▶ temps tu ◀le▶ retrouveras ; donnes-en une part à sept et même à huit, car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur ◀la▶ terre. » ◀Le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ vie généreuse est ◀la▶ conscience ◀de▶ sa brève vanité.
Dix-huit siècles ◀de▶ chrétienté ont prêché sur ◀le▶ thème du memento mori, mais nous préférons aujourd’hui ◀l’▶éloge ◀de▶ ◀la▶ vie au grand air. Et tout se passe comme si ◀le▶ souci ◀de▶ ◀l’▶hygiène, et celui ◀de▶ ◀l’▶épargne dans tous ◀les▶ domaines, tuaient en nous ◀le▶ sens métaphysique…
Sobre dans ◀la▶ plus libre fantaisie, mais énergique : je ne cesse ◀d’▶admirer chez Manuel la plupart des vertus qui nous manquent. Böcklin manque ◀de▶ sobriété, Hodler aussi. ◀D’▶où ◀l’▶espèce ◀de▶ niaiserie qui affecte essentiellement ◀les▶ solennelles démonstrations ◀d’▶art du premier, ◀le▶ gigantisme méthodique du second. Et quant à ◀l’▶élégance dans ◀le▶ style énergique, ou au contraire à ◀l’▶énergie dans ◀la▶ libre invention lyrique, ce sont là des secrets spirituels dont la plupart des artistes modernes paraissent ignorer même ◀l’▶existence, soit qu’ils rêvassent dans ◀la▶ couleur ou cernent brutalement des figures sans mystère.
Manuel est un nerveux, mais ◀de▶ ferme écriture : un imaginatif, mais sans excitation ; un homme qui prend ◀les▶ choses telles qu’elles sont, ni vulgaires ni belles en soi, mais ◀les▶ compose avec une liberté puissamment significative. ◀Le▶ sens des fins dernières et une facture, ce qu’il faut pour faire du grand art, pour composer des hommes et des paysages dans une architecture théologique, c’est à peu près ce que nous avons perdu par une longue suite ◀de▶ « libérations » qui ne laissent enfin subsister que ◀la▶ plus discutable envie ◀de▶ peindre…
Son réalisme ne fait pas ◀d’▶histoires, parce qu’il n’est pas une polémique mais une acceptation des choses, à toutes fins utiles ou spirituelles, à ◀la▶ volée ◀d’▶une imagination qui se soucie d’abord ◀de▶ composer. Entre une épaule et une arcade, vous découvrez un lac entouré ◀de▶ cultures, ◀de▶ beaux champs gras, des laboureurs et des bateaux, toute une nature à ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme, portant ◀les▶ marques ◀de▶ ◀l’▶usage, et dominée par quelques Alpes qui sont des vagues à peine figées dans leur élan. Une Suisse réelle, et non pas un décor ; non pas un état d’âme vaporeux, comme ◀les▶ idylles du xviiie , non pas ◀l’▶opéra romantique, bien moins encore ces planches ◀de▶ minéralogie que nous bariolent ◀les▶ peintres ◀d’▶Alpe. Ce qu’il peint, lui, c’est ◀la▶ terre des hommes, vue par ◀les▶ yeux ◀de▶ qui ◀l’▶habite et ◀l’▶utilise, et non point des « paysages » ou des « vues » que ◀l’▶« Art » dissout en impressions, et que ◀la▶ photo durcit et fixe comme nul regard vivant n’a jamais rien perçu.
Mais je m’attarde à ces tableaux, et Manuel n’est pas un « artiste » au sens moderne et bien suspect du terme. Un beau jour, fatigué ◀de▶ signer ◀d’▶un poignard ses tumultueuses compositions, il se joint aux guerriers du chevalier ◀de▶ Stein, va combattre à Novare et pille ◀la▶ cité, assiste à ◀la▶ défaite ◀de▶ ◀la▶ Bicoque, crie son indignation dans un furieux poème, et s’en revient à Berne pour y faire ◀la▶ Réforme. Il écrira d’abord des jeux ◀de▶ carnaval qui sont en vérité bien plus que des satires « contre ◀le▶ pape et sa séquelle » : des catéchismes illustrés, tout comme sa Danse des morts en était un. Le premier jeu se termine sur ce vers :
Et voilà qui résume toute sa vie. Car ce poignard, c’était déjà celui qu’il joignait à son monogramme, enguirlandé au coin ◀de▶ ses tableaux ; ce sera ◀l’▶arme réelle du guerrier suisse, signe des vieilles libertés ; et maintenant c’est ◀le▶ sceau des poèmes qu’il dédie « à ◀la▶ gloire ◀de▶ Dieu ».
Quand on dit chez nous ◀de▶ quelqu’un « qu’il a fait un peu tous ◀les▶ métiers », ce n’est pas un éloge, il s’en faut, c’est plutôt une manière ◀de▶ lui refuser cette considération bourgeoise qui s’attache aux carrières monotones. Mais ◀la▶ grandeur ◀d’▶un Manuel, et ◀de▶ plusieurs à son époque, est ◀d’▶avoir su conduire leur vie vers un but qui transcende toutes nos activités. Fougueux et appliqué dans sa peinture, Manuel n’hésite pas un instant à planter là pinceaux et chevalet lorsque ayant dominé son art, il entrevoit une action plus urgente. Poète satirique ou guerrier, architecte ou négociateur, à quelle passion maîtresse ordonna-t-il sa vie ? Peut-être à ◀la▶ recréation ◀d’▶une unité ◀de▶ rythme et ◀de▶ vision au sein d’un monde qui perdait ses mesures. Et quand ◀le▶ lieu du grand débat devient enfin ◀l’▶Église et sa réforme, courant toujours au plus pressé, au plus vivant, Manuel se fait théologien ; puis, après ◀la▶ victoire, homme d’État.
Je vois ainsi ◀l’▶unité ◀de▶ sa vie dans ◀la▶ recherche ◀d’▶une forme et ◀d’▶un sens. Si ◀l’▶art n’y suffit pas, c’est que ◀le▶ mal est profond : ◀d’▶où ◀la▶ nécessité ◀d’▶agir sur ◀la▶ cité. Si ◀la▶ cité n’a plus ◀de▶ vraies mesures, c’est ◀l’▶Église qui doit ◀les▶ refaire. Qu’elle s’y refuse, il faut ◀la▶ réformer. Après quoi ◀l’▶on pourra rebâtir un État…
◀La▶ sagesse des manuels a ◀le▶ don ◀de▶ stériliser ◀d’▶un seul mot ◀l’▶exemple ◀d’▶une vie trop ardente : « romantique » ou « aventurier » ou mieux encore « homme ◀de▶ ◀la▶ Renaissance ». Rappelons alors que ce guerrier fut bon époux, et bon père ◀de▶ six enfants ; que cet artiste, l’un des plus grands ◀de▶ son pays, fut aussi ◀le▶ plus raisonnable parmi ◀les▶ chefs ◀de▶ ◀la▶ Réformation. ◀L’▶année même où pour divertir Zwingli et ses savants collègues il leur envoie ◀le▶ manuscrit ◀d’▶une satire contre ◀la▶ messe, on vante à Berne ◀la▶ modération ◀de▶ ses discours lors des débats ◀de▶ religion. Ce dernier trait achève ◀de▶ peindre ◀le▶ sérieux ◀de▶ ce fantastique. Mais je m’aperçois un peu tard que j’oubliais ◀de▶ citer sa devise, inscrite au coin ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ ses dessins : N. K. A. W., ce qui veut dire : « Personne ne peut tout savoir » (Nieman kan alls wüssen). Comme pour s’excuser, comme s’il croyait au fond qu’on devrait tout savoir, et que pourtant… C’est ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, si ◀l’▶on veut. Je crois plutôt que c’est encore ◀l’▶angoisse avide ◀d’▶une unité ◀de▶ sens spirituel, inaccessible à tout « savoir » aussi vaste qu’on ◀l’▶imagine.
◀Le▶ 21 mars 1530, Manuel parut pour la dernière fois à ◀la▶ Diète ◀de▶ Baden. Du 1er au 12 avril, il assiste chaque jour aux séances du Conseil ◀de▶ Berne. ◀Le▶ 16, il est signalé comme absent. ◀Le▶ 18, on ◀le▶ confirme dans sa charge ◀de▶ banneret. ◀Le▶ 20 avril, il n’est plus. « Pareil au cierge qui se consume ◀d’▶autant plus vite qu’il a mieux éclairé — écrit un chroniqueur du temps — notre banneret Manuel apparut parmi nous comme un flambeau brûlant et éclatant. Survint alors ◀la▶ maladie qui nous ◀l’▶arrache dans sa quarante-sixième année.
◀Le▶ seul autoportrait qui subsiste ◀de▶ lui nous montre, à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie, un regard doux et perspicace, un visage aigu ◀de▶ malade, peint avec ◀la▶ véracité ◀d’▶un homme qui sait exactement ce que vaut une vie ◀d’▶homme devant Dieu.
9 mars 1940
Il nous est né hier une fille que nous avons nommée Martine. J’inscris ici, pour qu’elle ◀les▶ lise plus tard, ◀les▶ raisons qui nous firent adopter ce prénom. C’est un souvenir ◀de▶ France et ◀de▶ ◀la▶ paix française, qui nous émeut comme un adieu à ◀la▶ douceur ◀de▶ vivre, à ◀la▶ confiance. Cela se passait dans l’autre monde, au début ◀de▶ ◀l’▶été ◀de▶ 1938…
Périgny… C’était bien ce nom-là ? Un long village en bordure ◀de▶ ◀la▶ route. ◀D’▶un côté, ◀les▶ maisons dominaient une vallée, ◀de▶ l’autre elles s’élevaient à peine ◀d’▶un étage au-dessus des champs ◀de▶ roses et des blés, aux bords du plateau ◀de▶ ◀la▶ Brie. Nous montions vers Périgny par un sentier fort raide entre ◀les▶ ronces, aboutissant à ◀de▶ vieux escaliers. Une seule rangée ◀de▶ maisons à traverser, et ◀l’▶on parvient dans ◀la▶ grand-rue : comme elle est vide !
◀Les▶ toits ◀d’▶ardoise ne dépassent pas ◀les▶ façades nues, brunies par ◀l’▶âge, patinées par ◀les▶ vents. Rares sont ◀les▶ boutiques, et même ◀les▶ cafés. Et s’il passe une auto, c’est une ◀de▶ ces voitures branlantes qui semblent ne pouvoir rouler que sur ◀les▶ routes écartées, ◀d’▶une ferme au marché ◀le▶ plus proche. Nulle part au monde ◀la▶ vie n’apparaît si discrète, si pacifique et séculaire. Ce pays-là n’est qu’amitié des tons et des lignes humaines, humilité sous ◀la▶ douceur du ciel, retrait des âmes dans leur destin.
Nous longions cette rue silencieuse, imaginant ◀d’▶y vivre un jour dans une fermette aux volets pâles, sans adresse, au ras de ◀la▶ plaine. Un peu avant ◀la▶ sortie du village, ◀la▶ rue bifurque : une route prend à droite, vers ◀la▶ plaine, escortée ◀de▶ quelques maisons ; l’autre s’incline lentement vers ◀la▶ vallée, dans ◀les▶ vergers. Nous nous étions arrêtés là, hésitant sur ◀le▶ chemin à prendre. Et soudain nous vîmes à nos pieds, tracé à ◀la▶ craie sur ◀le▶ sol, un grand cercle entourant une inscription en lettres capitales bien arrondies :
martine
je suis
aux champs
Paix du village, silence des rues vides, ouvertes sur ◀le▶ ciel et sur ◀les▶ blés. J’étais là fasciné comme par ◀la▶ découverte ◀d’▶un secret ◀de▶ pudeur naïvement dévoilé. Secret ◀de▶ ce village aux volets clos. Imaginant une idylle muette. Celui qui revient au pays après une longue absence et des déboires : il entre, il ne trouve personne. Mais ses outils sont là, contre ◀le▶ mur. Il reprend ◀le▶ chemin ◀de▶ son champ. En passant au carrefour il s’est dit : Peut-être est-elle à Mandres, c’est donc jour ◀de▶ marché. Il a écrit ces mots. Elle saura bien. Il a rejoint ◀l’▶usage du pays, ◀l’▶intimité des choses ◀de▶ toujours. Et ◀le▶ moindre signe suffit.
Nous sommes redescendus vers ◀la▶ vallée ◀de▶ ◀l’▶Yerres, qui coule entre des saules et des peupliers blancs. Il faisait lourd et doux, ◀le▶ goudron ◀de▶ ◀la▶ route sentait plus fort que ◀les▶ champs ◀de▶ roses, et des nuages noirs traînaient sur ◀les▶ vergers.
Mars 1940
Entre ◀le▶ déclenchement précis des mécanismes ◀de▶ ◀la▶ catastrophe, et ◀la▶ catastrophe elle-même, un moment imprévu a pris place, et il s’étire interminablement depuis des mois. Tout est changé, ◀la▶ guerre est là, mais rien n’arrive. Et nous vivons dans ◀le▶ suspens. À moins que ce ne soit dans une chute prolongée, avant ◀l’▶écrasement fatal ? (« Jusqu’ici tout va bien. Continuons ! » murmurait en passant devant ◀le▶ 5e étage ◀l’▶homme qui était tombé du 10e). De nouveau, cette attente épuisante…
Je m’amuse à recopier des notes éparses dans mes carnets ou mes blocs militaires.