Anecdotes et aphorismes
L’▶Évangile dit que ceux qui ne sont ni froids ni bouillants seront vomis. Mais Hitler, loin de vomir ◀les▶ neutres, ◀les▶ mange.
C. B. fut reçu en audience par Hitler au moment de la première crise polonaise, en mai 1939. ◀Le▶ Führer lui montra un album où il faisait coller chaque jour ◀les▶ articles parus à ◀l’▶étranger sur sa personne. Il y avait une coupure du Courrier ◀de▶ Saint-Étienne intitulée : « ◀Le▶ Führer a perdu ◀la▶ guerre des nerfs ». Hitler entra dans une rage folle. « Vous voyez, cria-t-il, il faut bien que je fasse ◀la▶ guerre à ◀la▶ Pologne, puisqu’on écrit des choses pareilles sur moi ! » C. B. lui ayant demandé pourquoi il attachait tant ◀d’▶importance aux propos ◀d’▶une feuille ◀de▶ province. « Pourquoi ? gémit ◀le▶ Führer, mais parce que moi, je ne suis rien, je n’ai que mon prestige vis-à-vis de mon peuple ! Je ne suis qu’un petit homme du commun ! si je perds mon prestige, je perds tout ! Vous, monsieur B., vous pourriez vous moquer ◀d’▶un tel article. Mais moi je ne suis qu’un prolétaire ! »
◀La▶ clé du langage officiel hitlérien est des plus simples. Il suffit ◀de▶ changer chaque terme en son contraire pour obtenir un texte raisonnable. Ainsi, lorsque ◀les▶ hitlériens réclament ◀la▶ liberté, cela signifie qu’ils rétablissent une armée pour tyranniser toute ◀l’▶Europe. (◀Le▶ congrès ◀de▶ Nuremberg célébrant ◀le▶ réarmement du Reich s’intitula « Tag der Freiheit »). Quand ils décrètent qu’ils vont rétablir ◀l’▶ordre en Tchécoslovaquie, cela veut dire qu’ils vont achever ◀le▶ travail ◀de▶ désorganisation entrepris par leur cinquième colonne. Et quand ils annoncent que ◀la▶ Hollande fait partie ◀de▶ leur espace vital, cela trahit, je ◀le▶ crains, leur décision ◀de▶ transformer ce pays en champ de bataille, c’est-à-dire en espace mortel.
Je ne connais qu’un seul descendant authentique ◀de▶ Napoléon : il est objecteur ◀de▶ conscience. (C’est P. C., qui sort ◀de▶ chez moi.)
À propos d’un récent discours où Hitler assurait ◀le▶ peuple anglais ◀de▶ ses bonnes intentions, et ◀le▶ menaçait en même temps ◀de▶ raser Londres en cas ◀de▶ résistance, ◀le▶ jeune Lord D. me disait en riant : « C’est comme dans Carmen : ‟Si tu ne m’aimes pas, je t’aime — Mais si je t’ai-ai-me, prends garde à toi !” »
Supposez qu’un dictateur devienne fou et descende tout nu dans ◀la▶ rue. Combien ◀de▶ temps faudra-t-il pour que son entourage admette qu’il est fou, et qu’il ne s’agit pas simplement ◀d’▶une « nouvelle politique » ou ◀d’▶un « renversement dialectique » ? C’est qu’on en a vu d’autres, et de plus graves, et personne n’a crié au fou.
R. vient ◀d’▶être reçu au palais ◀de▶ Venise et me raconte sa visite. Il pénètre dans ◀le▶ fameux cabinet où ◀le▶ Duce a coutume ◀de▶ laisser ses interlocuteurs debout. « Suis-je reçu, dit-il, par ◀le▶ chef de l’État ou par ◀l’▶ami ? — Par ◀l’▶ami, répond aimablement ◀le▶ Duce. — Alors je m’assieds. »
En sortant, ajoute R., je n’ai vu que des dos !… ◀La▶ nouvelle s’était répandue et ◀l’▶on saluait jusqu’à terre.
◀Le▶ capitalisme industriel a créé ◀les▶ grandes villes et des machines. Celles-ci ont produit ◀la▶ question sociale, qui a produit ◀la▶ guerre moderne, laquelle avec ◀l’▶aide des machines est en train de détruire ◀les▶ grandes villes et ◀le▶ capitalisme industriel. Cela s’appelle : retour à ◀la▶ terre.
Des populations entières, déracinées par ◀l’▶industrie, puis par ◀la▶ guerre, se nourrissent aujourd’hui ◀de▶ racines. ◀L’▶orgie moderne finit en jeûne forcé, après ◀le▶ sacrifice sanglant. Chez ◀les▶ Papous prévalait ◀l’▶ordre inverse : jeûne, sacrifice sanglant, orgie.
◀L’▶éducation totalitaire abaisse certainement ◀le▶ niveau ◀de▶ ◀l’▶intelligence moyenne dans une nation. Mais je redoute parfois que ◀l’▶instruction publique, dans nos démocraties, ne réussisse qu’à élever ◀le▶ niveau ◀de▶ ◀la▶ bêtise moyenne. (Voir ◀les▶ magazines populaires, chez nous autant qu’en Amérique.)
Pourquoi ◀les▶ Suisses ne condamnent-ils que ◀les▶ excès, et jamais ◀le▶ défaut ◀de▶ grandes vertus ? Pourquoi disent-ils sans cesse ◀de▶ leur voisin : il boit trop, il court trop, il parle trop, il en fait trop, il est trop passionné, — mais jamais : c’est une petite nature, il est bien sec, il manque ◀d’▶esprit, il ne se passionne pour rien ? Pourquoi détestent-ils tout ce qui dépasse et tolèrent-ils si bien ce qui n’atteint même pas une moyenne réputée honnête ?
Ils ne se doutent pas que pécher par défaut est bien plus grave que pécher par excès, et bien plus funeste pour ◀l’▶âme. À leurs yeux, ◀le▶ péché c’est ◀l’▶excès. Mais ◀l’▶excès ◀de▶ médiocrité, même dans ◀les▶ vices, ◀le▶ voient-ils ?
Quand j’entends certains personnages officiels appeler ◀l’▶esprit à ◀la▶ rescousse pour « barrer ◀la▶ route au fascisme », je me dis à part moi : ◀Les▶ imprudents ! S’ils étaient pris au mot, s’ils étaient exaucés, si ◀les▶ puissances ◀de▶ ◀l’▶esprit se réveillaient vraiment dans ◀le▶ monde, ces messieurs comprendraient, mais trop tard, qu’Hitler était beaucoup plus tolérable, beaucoup moins puissant et jaloux que cet esprit qui faisait dire à un prophète : « C’est une chose terrible que ◀de▶ tomber entre ◀les▶ mains du Dieu vivant ! »
Pourquoi ◀l’▶époque présente est-elle une basse époque spirituelle ? Parce que tout y est dominé par ◀la▶ lutte contre Hitler. Or il est trop facile ◀d’▶être contre Hitler, trop facile ◀de▶ se sentir meilleur que ◀les▶ nazis. ◀Les▶ grandes époques spirituelles sont celles qui centrent leur conflit sur une définition métaphysique : filioque, salut par ◀la▶ foi, grâce suffisante…
Fin mars 1940
Au mois ◀d’▶août ◀de▶ ◀l’▶année dernière, ◀le▶ jour du pacte germano-soviétique, j’ai fait deux choses. Primo, j’ai bouclé mes dossiers, lettres et papiers personnels, je ◀les▶ ai mis en lieu sûr et j’ai sorti mes uniformes pour ◀les▶ aérer. Secundo, j’ai envoyé à un certain nombre ◀de▶ mes amis ◀la▶ phrase suivante : « Au plus fort ◀de▶ ◀la▶ persécution entreprise par Julien l’Apostat contre ◀les▶ chrétiens, quand tout espoir humain semblait perdu, tout horizon bouché, Athanase prononça ces mots : nubicula est, transibit, c’est un petit nuage, il passera. »
◀La▶ semaine passée, je reçois une lettre ◀de▶ « quelque part dans ◀le▶ Proche-Orient » et une autre des États-Unis. La première me dit : « ◀Le▶ petit nuage n’est pas passé. Il passera, et nous serons encore une fois assis au café des Deux Magots. ◀La▶ vie reprendra. Cela paraît irréel. » La seconde me dit : « ◀Le▶ petit nuage passera, oui… et nous avec ! »
Selon ◀l’▶humeur du jour, je donne raison à l’une ou à l’autre de ces lettres. Pas ◀d’▶importance. Ce qui est important, c’est ◀la▶ certitude « qu’il passera ».
Que sont nos petits accès ◀de▶ découragement, ces brumes qu’un léger vent ◀d’▶avant-printemps suffit à dissiper en cinq minutes ? Qu’est-ce que cela au regard de ◀la▶ menace énorme qui domine ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui ?
Eh bien, cette menace, à son tour, n’est qu’un tout petit nuage, au regard du Règlement des comptes universels que sera notre jugement au dernier jour ◀de▶ tous ◀les▶ temps. Karl Barth nous ◀le▶ disait l’autre jour à Tavannes : « Comme chrétiens, nous n’avons à redouter que ◀le▶ Prince ◀de▶ tous ◀les▶ démons, et non pas tel ou tel démon qu’il nous délègue ◀de▶ temps à autre. ◀Le▶ combat que nous devrons peut-être engager militairement contre l’un ◀de▶ ces petits personnages, ce combat, si “total” qu’il soit, ne saurait figurer pour nous qu’un exercice, une première escarmouche, un entraînement pour ◀le▶ “combat final” où Christ seul pourra nous sauver, lorsque ◀le▶ Malin en personne nous accusera au Jugement dernier. »
Voilà ◀les▶ dimensions réelles qu’il faut oser envisager. Elles ne sont pas démesurées. Elles doivent au contraire nous donner ◀la▶ vraie mesure ◀de▶ nos soucis, ◀de▶ nos misérables cafards, ◀de▶ nos craintes dérisoires et mesquines. « C’est un petit nuage, il passera. » Ce mot me fut comme parole ◀d’▶Évangile quand je ◀le▶ lus ◀l’▶année dernière.
En voici un écho que je viens de trouver dans un livre interdit par nos censeurs3. ◀L’▶auteur fut l’un des chefs du parti hitlérien ; écœuré, il vient de démissionner (◀la▶ scène se passe en 1935) et il s’attend à être abattu par ses anciens amis. Dans ◀le▶ refuge précaire ◀d’▶un Christliches Hospiz, il sent peser sur lui ◀d’▶une manière insupportable ◀le▶ sombre avenir ◀de▶ son pays. « Dans mon désespoir, écrit-il, j’eus recours à ◀l’▶Évangile qu’on trouve sur toutes ◀les▶ tables ◀de▶ nuit ◀de▶ ces hospices. Je ◀le▶ feuilletai et mon premier regard tomba sur cette parole consolante : Ils ne continueront pas toujours, car leur folie devient évidente aux yeux de tous. »
Berne, avril 1940
◀L’▶arme secrète ◀de▶ ◀la▶ démocratie, c’est ◀la▶ franchise. On nous répète : « Qui ne sait se taire nuit à son pays. » Fort bien. Mais il y a des silences plus dangereux pour ◀l’▶âme ◀d’▶un peuple que ◀les▶ paroles imprudentes… Il y a des cas où qui ne sait parler nuit à son pays et à ◀l’▶humanité en général.
C’est ce que j’ai développé hier matin devant ◀le▶ micro ◀de▶ Radio Berne, qui m’avait offert un quart d’heure, libre ◀de▶ toute censure préalable.
11 mai 1940
Nouvelle mobilisation générale. Il m’apparaît que notre section Armée et Foyer n’aura plus rien à faire pendant ◀les▶ jours qui viennent. Accompagné ◀d’▶un ◀de▶ mes camarades, je vais donc m’annoncer auprès du chef ◀de▶ ◀la▶ police qui a demandé quelques volontaires. Il nous expose notre tâche : prendre ◀le▶ commandement des pelotons chargés ◀d’▶arrêter en cas ◀d’▶agression allemande, à la première heure, ◀les▶ quelques dizaines ◀de▶ chefs ◀de▶ quartier nazis qui opèrent dans ◀la▶ ville fédérale. Des camions sont alignés dans ◀la▶ cour pour cette éventualité. Voici ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ ville, ◀les▶ maisons, ◀les▶ étages et ◀les▶ noms ◀de▶ ces messieurs, indiqués avec précision. Forcer ◀la▶ porte, couper ◀les▶ fils ◀de▶ téléphone, prendre ◀le▶ type, ramasser ◀les▶ papiers…
◀La▶ légation allemande, nous dit-il, est un dépôt ◀d’▶armes et un blockhaus bétonné. Mais nous avons installé un canon dans ◀la▶ maison ◀d’▶en face. ◀L’▶ordre récemment donné aux étrangers ◀de▶ déposer leurs armes aux postes ◀de▶ police a permis ◀d’▶observer ◀le▶ phénomène suivant : au jour fixé, tous ◀les▶ employés ◀de▶ ◀la▶ légation nazie se sont rendus à leur bureau porteurs ◀de▶ petites valises et ◀de▶ serviettes anormalement gonflées. Une femme traînait un énorme filet à provision qui semblait bien lourd pour ne contenir que des salades…
16 mai 1940, près de ◀la▶ frontière
Rappelé à ◀la▶ troupe. ◀Les▶ hommes gonflés à bloc crient : « À Stuttgart ! » ◀La▶ Hollande écrasée. Je traîne encore ◀la▶ jambe gauche, suite ◀de▶ cette déchirure du ménisque. On me renvoie à Berne.
24 mai 1940
Écouté ◀la▶ radio. Opéra ◀de▶ Mozart. Et dans une seule bouffée, toutes ces nuits ◀de▶ Vienne, élégantes passions égarées, musique aux jardins jusqu’à ◀l’▶aube… Un quart ◀de▶ tour, nouvelles ◀de▶ ◀la▶ bataille des Flandres, c’est ◀la▶ fin ◀d’▶un communiqué, régions perdues encore, régions perdues dans ◀le▶ passé et territoires envahis. ◀Le▶ passé, ◀le▶ présent réduits se rétrécissent vers ◀la▶ catastrophe. Il n’est plus ◀d’▶autre issue que ◀la▶ nuit, mais viendra-t-elle après ma mort ou avec elle ?
« Une nuit viendra, pendant laquelle personne ne peut agir ». C’est quelque part dans ◀l’▶Évangile.
Ou faudra-t-il enterrer nos secrets pour d’autres, qui peut-être ne viendront jamais ?
Car ◀la▶ carte des pays libres, hier encore presque aussi vaste que ◀la▶ terre, se rétrécit ◀de▶ jour en jour et ◀d’▶heure en heure, à chaque fois que j’allume cet œil vert — pays perdus, souvenirs saccagés. S’il y avait une victoire enfin, ce serait un retour au passé. Vaudrait-il mieux qu’alors ? Saurions-nous mieux ◀le▶ vivre, augmenté du souvenir ◀de▶ sa perte ? Mais ◀le▶ passé ne reviendra jamais, ce bon vieux temps que je sentais présent — un an déjà ! comme dans ◀les▶ chansons — même si ◀la▶ guerre était gagnée, même si demain nous devions vivre encore…
À quoi pensent-ils, ceux ◀de▶ ◀la▶ bataille ? Ont-ils ◀de▶ ces retours soudains vers des moments ◀de▶ tendresse banale ? Ils deviendraient fous ◀de▶ révolte… Ils en ont, ils en ont sûrement quand ils s’endorment épuisés, sur un talus, ou pire encore : ils en ont au réveil, affreux bonheur ◀d’▶une illusion rapide, où suis-je ? Déjà tout recommence, sans relâche, et cet acharnement des choses contre moi, voulant quoi, sans relâche ? voulant ma mort à moi. C’est sérieux, cette fois-ci ça y est !…
Vivant un cauchemar qui est vrai, nous allons en désordre au réveil. ◀La▶ mort, ◀le▶ désespoir en plein midi, — ou ◀la▶ reconnaissance ◀de▶ ◀l’▶unique nécessaire ?
6 juin 1940
Hier soir, à Lausanne, avec Theo Spoerri, pour ◀l’▶émission nationale à ◀la▶ radio. Il a parlé ◀de▶ ◀la▶ Suisse romande, moi ◀de▶ ◀la▶ Suisse allemande. En sortant du studio, nous apprenons que Paris vient ◀d’▶être bombardé pour la première fois.
Dans ◀le▶ train qui nous ramenait ce matin à Berne, je lui ai dit : « Si ◀la▶ France est battue, ◀le▶ moral ◀de▶ ◀la▶ Suisse va flancher. Beaucoup seront tentés ◀de▶ céder à diverses pressions. Pourtant nous sommes ◀les▶ seuls à pouvoir nous défendre. Depuis plusieurs années, je pense au Saint-Gothard comme au cœur ◀de▶ ◀l’▶Europe, à son bastion sacré. C’est pour ◀le▶ garder libre que nos premiers cantons ont reçu ◀la▶ liberté ◀d’▶Empire. Or il se trouve que providentiellement, ◀le▶ Gothard est ◀le▶ type même ◀de▶ ◀la▶ position imprenable dans ◀la▶ guerre actuelle. Il faudrait déclencher une action, dans tout ◀le▶ pays, pour ◀la▶ résistance à tout prix, avec ◀le▶ Gothard comme symbole et comme grand atout militaire… »
Il acquiesce. Je poursuis.
— Une action qui réunirait tous ◀les▶ groupements organisés en Suisse, mais en dehors des partis politiques…
— Oui, dit-il, c’est une idée. (Et pendant une seconde je n’ai pas su s’il était ironique ou sérieux.) Une bonne idée… Seulement ce n’est rien ◀d’▶en parler. Il faut ◀le▶ faire.
J’ai senti, sous son regard direct, ◀le▶ danger ◀d’▶avoir une idée et ◀de▶ ◀l’▶exprimer sans précautions, avant ◀d’▶avoir calculé ◀la▶ dépense…
12 juin 1940
Débâcle française sur ◀la▶ Seine. Notre projet me travaille. Spoerri insiste, agit, et des contacts sont pris à droite et à gauche. Vertige ◀de▶ sentir une idée qui s’incarne, qui « prend corps ».
Dimanche, 16 juin 1940
À 11 heures, hier matin, mon ordonnance fait irruption dans mon bureau, claque ◀les▶ talons, et m’annonce qu’on vient ◀d’▶entendre à ◀la▶ radio que ◀les▶ Allemands sont entrés dans Paris.
— Merci. Repos !
Il est sorti, me voyant incapable ◀de▶ rien dire de plus. Je suis resté immobile un long moment. Je n’avais pas grand-chose ◀d’▶urgent à faire jusqu’à midi. J’ai écrit deux pages sur ◀l’▶entrée ◀d’▶Hitler à Paris, ◀les▶ ai recopiées, et envoyées à ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne . « Voyez si ◀les▶ prescriptions ◀de▶ ◀la▶ censure vous permettent ◀de▶ publier cela. »
Aujourd’hui, M. qui est à ◀la▶ Censure, vient déjeuner. Je lui dis ◀le▶ contenu ◀de▶ mon article. Il pense que ça ne passera pas. Tant pis, j’ai fait ce qu’il fallait faire.
Je recopie mon brouillon ◀d’▶une page et demie.
À cette heure où Paris exsangue voile sa face ◀d’▶un nuage et se tait, que son deuil soit ◀le▶ deuil du monde ! Nous sentons bien que nous sommes tous atteints.
Quelqu’un disait : Si Paris est détruit, j’en perdrai ◀le▶ goût ◀d’▶être un Européen. ◀La▶ Ville lumière n’est pas détruite : elle s’est éteinte. Désert ◀de▶ hautes pierres sans âme, cimetière…
◀L’▶envahisseur avait prophétisé : ◀le▶ 15 juin j’entrerai dans Paris. Il y entre, en effet, mais ce n’est plus Paris. Et telle est sa défaite irrémédiable devant ◀l’▶esprit, devant ◀le▶ sentiment, devant ce qui fait ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀la▶ vie.
Je songe au chef ◀de▶ guerre qui traverse aujourd’hui ces rues ◀les▶ plus émouvantes du monde : il ne ◀les▶ connaîtra jamais. Il ne verra que ◀d’▶aveugles façades. Il s’est privé à tout jamais ◀de▶ quelque chose ◀d’▶irremplaçable, ◀de▶ quelque chose qu’on peut tuer, mais qu’on ne peut conquérir par ◀la▶ force, et qui vaut plus, insondablement plus que tout ce que peuvent rafler dans ◀le▶ monde entier ◀les▶ servants des « Panzerdivisionen ». Quelque chose ◀d’▶indéfinissable et que nous appelions Paris.
C’est ici ◀l’▶impuissance tragique ◀de▶ ce conquérant victorieux : tout ce qu’il veut saisir se change à son approche — Midas ◀de▶ ◀l’▶ère prolétarienne — en fer tordu, en pierraille lépreuse.
N’importe quel badaud ◀d’▶un soir ◀de▶ juin pouvait s’annexer pour toujours ◀le▶ bonheur ◀d’▶un couchant sur Saint-Germain-des-Prés, ◀le▶ grisant glissement ◀de▶ ◀la▶ foule ◀de▶ ◀l’▶Arc aux Chevaux ◀de▶ Marly, ◀les▶ siècles ◀de▶ grandeur, ◀de▶ misère, ◀de▶ sagesse, dont ◀le▶ visage ◀de▶ cette capitale plus douce et plus fière qu’aucune autre portait ◀les▶ traces pacifiées. N’importe quel badaud, mais pas un conquérant.
◀La▶ confrontation stupéfiante ◀de▶ cet homme et ◀de▶ cette ville était peut-être nécessaire pour faire comprendre au monde entier qu’il est des victoires impossibles. On ne conquiert pas avec des chars ◀les▶ dons ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀les▶ raisons ◀de▶ vivre dont on manque. Qu’ils fassent dix fois ◀le▶ tour du monde ! Ils ne rencontreront partout que ◀le▶ fracas du néant mécanique. Jusqu’au jour bien plus terrifiant que ◀le▶ jour ◀de▶ ◀la▶ pire vengeance où, s’arrêtant enfin, ils comprendront qu’aucun triomphe ne vaut pour eux ◀la▶ moindre des réalités humaines qu’ils ont tuées. « …car ils ne savent ce qu’ils font. »
Lundi 17 juin 1940, soir
Faisons ◀le▶ point, bon exercice pour rester maître ◀de▶ soi-même.
Petite maison louée à mi-pente du Gurten. Au-dessous, des cités-jardins et des usines. Plus loin ◀la▶ ville, ◀la▶ longue façade verdâtre du Palais fédéral sur une falaise. À ◀l’▶horizon, ◀la▶ barrière sombre du Jura, et au-delà se passe ◀la▶ guerre. Derrière notre maison, des prairies montent jusqu’aux lisières ◀de▶ ◀la▶ forêt ◀de▶ sapins couronnant ◀le▶ Gurten. Toutes ◀les▶ demi-heures, des avions passent, volant très bas. Cette prairie dominant ◀la▶ ville serait un terrain ◀d’▶atterrissage tout désigné pour des parachutistes. Je ◀la▶ regarde ◀de▶ temps à autre en écartant ◀le▶ rideau, mais rien encore.
Au milieu de ◀la▶ nuit dernière, réveillé par deux détonations qui semblaient provenir ◀de▶ ◀la▶ forêt. Me suis levé pensant que c’était commencé. ◀D’▶une fenêtre donnant au nord, j’ai regardé longtemps ◀la▶ ville, apparemment paisible, et ◀la▶ ligne précise des crêtes du Jura sur un ciel tourmenté où je guettais des lueurs. Quelques camions ont passé sous ◀la▶ fenêtre, tous feux éteints, montant lentement vers ◀le▶ Gurten. Pas ◀d’▶autre bruit. Me suis recouché pensant que s’il se passait quelque chose, je serais alerté par téléphone. Peu dormi, et levé à six heures.
Avant ◀d’▶entrer à mon bureau, près de ◀la▶ gare, acheté comme chaque matin ◀la▶ Gazette. Mon article — je n’y pensais plus — en première page, à côté ◀d’▶un appel à se taire lancé par ◀le▶ gouvernement vaudois ! Je ◀le▶ relis rapidement dans ◀l’▶escalier : il me paraît un peu sentimental, je me demande s’il est bien à ◀la▶ mesure du tragique dans lequel nous baignons… ◀L’▶ai fait lire au lieutenant-colonel et aux autres camarades, ils ◀le▶ trouvent bien, mais ne paraissent pas spécialement frappés. Cela passera donc sans histoires. Vers ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ matinée, téléphone ◀de▶ M. Oui, il y aura des histoires, paraît-il… Mais rien de nouveau jusqu’à six heures moins deux minutes. Je me prépare à sortir. Sonnerie du téléphone. On va me parler ◀de▶ ◀l’▶E.-M. du Général.
C’est bien vous qui avez écrit ◀l’▶article paru ce matin dans ◀la▶ Gazette ?
Oui, mon colonel.
— Avez-vous demandé ◀l’▶autorisation ◀de▶ vos supérieurs ?
— Non, mon colonel.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas officier ◀de▶ carrière.
— Vous deviez ◀le▶ faire quand même. Vous êtes accusé ◀d’▶injures à un chef d’État étranger. Vous mettez en danger ◀la▶ sécurité ◀de▶ ◀la▶ Suisse. C’est grave, c’est… très grave ! Terminé.
— Terminé.
Bon. Nous verrons cela demain matin. Arriver à sept heures tapantes au bureau, surtout.
Notre projet du 6 juin se précise. Ph. est en train de convoquer pour ◀le▶ 22 juin ◀les▶ dix personnes que nous avons « contactées » ces jours derniers. Secret bien gardé jusqu’ici.
Ce matin, on nous a informés au bureau ◀de▶ ce qui s’est passé ◀la▶ nuit dernière. C’était sérieux. Attaques ◀de▶ saboteurs contre nos aérodromes. Mais on veillait partout. À ◀la▶ nuit, des barricades ont été dressées dans ◀les▶ rues ◀de▶ ◀la▶ ville. ◀La▶ troupe a arrêté des automobilistes munis ◀de▶ passeports français, mais aucun n’était français. ◀La▶ population, sortie pour voir, avait l’air en fête. Raisons ◀de▶ croire que ◀le▶ coup nazi, raté cette nuit, sera suivi à bref délai ◀de▶ manifestations plus énergiques…
Mon genou est enflé. Handicap embêtant dans ces moments où tout peut arriver.
18 juin 1940
À sept heures précises au bureau. Sur ma table une note me priant ◀de▶ passer chez ◀le▶ colonel.
— Bonjour, mon cher. Asseyez-vous.
(Je me dis : c’est donc si grave que cela ?)
— J’ai beaucoup aimé votre article… Mais ◀la▶ Légation ◀d’▶Allemagne a protesté hier matin. J’ai ◀l’▶ordre ◀de▶ vous faire conduire chez vous pour y prendre ◀les▶ arrêts. Voulez-vous me laisser votre pistolet ?
Je dépose mon pistolet sur ◀le▶ bureau. Je me sens tout nu. Faute ◀de▶ soldats baïonnette au canon — on n’en trouve point —, c’est ◀le▶ lieutenant-colonel M. qui m’accompagne à ◀la▶ maison, en voiture.
J’attends deux heures. Breakfast. Une auto militaire vient me prendre. Comparutions diverses. Dialogue invariable :
— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Absolument rien. Je suppose que vous êtes d’accord avec mon article.
Il est question ◀de▶ me déférer au tribunal militaire. On me reconduit enfin chez moi.
Écouté ◀la▶ radio pendant des heures. ◀La▶ débâcle est consommée, ◀la▶ Suisse cernée par ◀l’▶Axe — ◀les▶ colonnes ◀de▶ Guderian descendent vers ◀la▶ Faucille.
19 juin 1940
Atmosphère ◀d’▶imminence, je ne puis ◀la▶ caractériser mieux. Tout est immédiat, concret, naturel et extravagant à la fois, comme ◀l’▶événement quand il arrive. Je vois ce pré et je sais qu’il peut y apparaître dans un instant des hommes qui me tireront dessus. Je n’ai même plus mon pistolet, que je déposais chaque soir à côté de mon lit, depuis quelque temps. ◀La▶ radio, heure par heure, accumule par petites touches précises ◀les▶ éléments ◀d’▶un énorme désastre, incroyable et vrai. ◀Le▶ téléphone m’apporte, heure par heure, ◀les▶ nouvelles ◀de▶ ◀l’▶action entreprise pour notre « défense à tout prix ». (Beaucoup de précautions sont nécessaires, car je sens qu’on écoute mes téléphones.) ◀Le▶ risque individuel prend sa place normale dans ◀le▶ risque collectif. Cet accord supprime ◀la▶ réflexion sentimentale sur son propre cas, et sur ◀le▶ sort des nations. Il ne reste que ◀la▶ préoccupation des petites choses précises à faire.
20 juin 1940
Tourné ◀le▶ bouton ◀de▶ ma radio qui se trouvait arrêtée sur Londres. Une voix nasille, puis se précise à mesure que ◀l’▶appareil s’échauffe. Je renforce. Quelle belle voix grave… Et tout ◀d’▶un coup, ◀le▶ coup au cœur ! « … moi, général de Gaulle, je vous dis… »
Cette fois-ci j’ai pleuré. Quelle délivrance.
21 juin 1940
◀La▶ justice militaire ne veut pas ◀de▶ mon cas. On m’a donc décerné, en lieu si haut qu’il n’y a pas ◀de▶ recours possible, quinze jours ◀d’▶arrêts ◀de▶ rigueur, dans un fort. Point ◀d’▶ordre écrit ni ◀de▶ motifs allégués.
J’ai toujours été partisan des vacances payées, et n’ai donc pas à me plaindre, personnellement. Quant au principe, c’est plus grave.
Céder à ◀l’▶ennemi sur le point de ◀la▶ liberté ◀d’▶expression, n’est-ce point perdre avant même que ◀de▶ se battre, l’une des raisons valables qu’on aurait ◀de▶ se battre, et l’une des marques ◀de▶ cette indépendance que ◀l’▶armée justement se trouve chargée ◀de▶ défendre à tout prix ?4
La première rencontre des dix « conjurés » aura lieu demain.
Début ◀de▶ juillet 1940
Repris mon service à ◀la▶ section Armée et Foyer.
Écrit ◀le▶ manifeste ◀de▶ ◀la▶ Ligue du Gothard. Il paraît sur une page entière dans soixante-quatorze journaux du pays. Frais payés sur ◀les▶ 50.000 francs que nous a remis ◀le▶ capitaine X. : tout ce qu’il possède. On nous accuse déjà ◀d’▶être « fascistes », naturellement, et payés par ◀la▶ « grande industrie ». (C’est elle, précisément, qui aurait ◀le▶ moins à perdre, si ◀la▶ Suisse cédait à ◀la▶ pression allemande !)
Mi-juillet 1940
Je vois se composer de plus en plus nettement ◀le▶ plan ◀de▶ résistance civique, et ◀le▶ jeu des forces sociales et politiques qu’il s’agit ◀de▶ coordonner, neutraliser ou utiliser. Mon immobilité forcée m’a donné une conscience presque physique des inerties qu’il faut mouvoir et lentement désarticuler — lentement au milieu de ◀l’▶urgence générale ; coup par coup, détail par détail. Tout est détail, facile et plutôt fastidieux : téléphones, lettres, coups ◀de▶ sonnette, vérifications, petits retards, noms à retenir sans ◀les▶ noter, etc.
Ce qui m’étonne, dans ◀l’▶action, c’est cela : elle n’est faite en réalité, que ◀de▶ détails qui se succèdent prosaïquement. Rien ◀d’▶excitant, sinon ◀l’▶idée ◀d’▶ensemble quand on prend un peu de recul, au moment de s’endormir, par exemple.