Voyage en Argentine
À bord de l’▶Argentina, 18 juillet 1941
C’était ce qu’il fallait ces musiques, ces orchidées au col des femmes entrevues, ces gerbes ◀de▶ fleurs dans ◀les▶ cabines où sautaient ◀les▶ bouchons ◀de▶ champagne, ces corridors étroits envahis par ◀la▶ foule, et ◀les▶ adieux sur ◀l’▶avant-pont, seul coin désert, entre des paquets ◀de▶ cordage ; et ce départ enfin vers ◀le▶ silence, à minuit, dans ◀la▶ ténèbre chaude. Un vrai départ, déjà dépaysé.
Rien à regarder du pont, sinon dans ◀les▶ hauts draps ◀de▶ brume qui nous serrent, ◀le▶ reflet ◀de▶ nos propres lueurs. Je me suis enfermé dans ma cabine. Je constate que j’y puis écrire sans malaise. Mais je n’ai guère à écrire : je suis trop seul. Et je pense rester seul pendant ◀les▶ dix-sept jours que doit durer ◀la▶ traversée. ◀Les▶ fils qui me liaient aux autres et que ◀les▶ autres ont tirés à l’envi, ils ont cassé pendant que ◀le▶ bateau s’éloignait des mouchoirs et des visages. Le dernier fil, tes paupières ◀l’▶ont coupé en s’abaissant sur des yeux bleus dont je cherchais encore ◀l’▶adieu parmi ◀la▶ foule, refusés…
Un ronron sourd fait vibrer ◀les▶ parois et ◀le▶ plancher ◀de▶ ◀la▶ cabine. ◀Le▶ petit ventilateur pivotant sur son axe promène ◀de▶ gauche à droite, ◀de▶ droite à gauche, une lente caresse fraîche. Je suis seul, en vacance pure. Et pourquoi ne point accepter cette absurde béatitude qui naît parfois ◀d’▶un malheur consommé ? Il y a dans tout échec humain une part inavouable ◀de▶ libération. Avouons-◀la▶, et couchons-nous.
21 juillet 1941, en mer
Nuit des tropiques. Tout à ◀l’▶avant du pont, ◀le▶ vent merveilleusement chaud fait claquer ◀les▶ pans du peignoir sur mes jambes nues, m’embrasse tout entier, m’apaise. Je me sens absolument libre, détaché du passé, prêt à ◀l’▶accueil curieux, ferme et poli, ◀de▶ quelque avenir étranger. Au long souffle appuyé des nuits brûlantes, profond massage, ◀les▶ soucis ◀de▶ naguère se détendent, s’étalent — c’étaient des crispations ◀de▶ ◀l’▶être. Ici, qui est nulle part en pleine mer, sous des étoiles déjà nouvelles, suis-je en train de changer ◀de▶ destin ?
23 juillet 1941, en mer
Je pensais rester seul et je connais tout le monde. Ping-pong avec ce bon ministre belge qui reçoit mes balles dans sa barbe, parties ◀d’▶échecs avec ◀le▶ baryton viennois ◀de▶ ◀l’▶Opéra ◀de▶ New York, bains ◀de▶ soleil dans un parterre ◀de▶ jeunes déesses américaines, danse aux salons et farandoles sur ◀les▶ ponts, et tout le monde saute dans ◀la▶ piscine illuminée, vers une heure du matin, quand ◀le▶ bar se ferme. Une irrésistible euphorie règne parmi notre communauté ◀d’▶inconnus ◀d’▶hier, plongés dans tous ◀les▶ charmes ◀de▶ ◀la▶ paix, incroyablement hors du siècle, et n’y cherchant aucune excuse.
À cette même heure où ◀l’▶orchestre du pont joue ◀la▶ Samba pour des messieurs en smoking blanc et des femmes qui chaque soir montrent une nouvelle robe, — à cette même heure en France, et en Russie… Nous ◀le▶ savons tous. Que sert ◀de▶ comparer ? Quel sens ? Il y a des roses dans ◀les▶ ruines. Des enfants jouent à côté des prisons. L’un subit ◀la▶ torture et ◀le▶ voisin tout en grognant met ses pantoufles. Tel est pris et l’autre laissé. Et ◀le▶ soleil qui se couche ici, au même instant se lève ailleurs. C’est ◀le▶ même soleil. Je pense que si j’étais en prison cette nuit, je n’aurais aucun reproche pour ceux qui dansent. Et ce n’est point que j’aie pris mon parti ◀de▶ ◀l’▶insanité ◀de▶ ◀la▶ vie, mais ◀la▶ ressasser n’arrange rien. D’ailleurs, elle me paraît moins outrageante dans ◀le▶ contraste que je viens de noter que dans ◀la▶ niaise indignation qu’il exciterait probablement chez ceux qui ne sont ni prisonniers ni libres. ◀Le▶ Dandy et ◀le▶ Martyr se comprennent mieux l’un l’autre, qu’ils ne seront jamais compris par ◀les▶ moyens, ceux qui ne risquent rien et qui n’ont rien.
26 juillet 1941, en mer
Je jouais à ◀l’▶appareil à sous, par petites pièces ◀d’▶une dime (10 cents) et je perdais comme ◀de▶ coutume. Mme X qui survient, m’entraîne à ◀la▶ machine où ◀l’▶on joue par quarters (25 cents). Nous décidons ◀de▶ partager profits et pertes. Je joue deux pièces et gagne cinq dollars. ◀Le▶ soir, elle m’invite à sa table pour une partie ◀de▶ bingo, jeu ◀de▶ hasard. Sur ◀les▶ trois tours, elle en a gagné deux, et nous étions plus ◀d’▶une centaine ◀de▶ joueurs. Or elle n’est pas seulement ◀la▶ personne ◀la▶ plus riche du bateau, mais ◀de▶ tout son pays.
2 août 1941, en mer
Escale à Barbados, dont je ne savais ◀le▶ nom que par ◀les▶ catalogues ◀de▶ timbres-poste ◀de▶ mon enfance. On nous y montre des maisonnettes coupées en deux du faîte au sol, ◀les▶ moitiés restant séparées par un espace ◀d’▶un demi-mètre : un adultère s’est produit là. ◀Le▶ mari trompé prend sa hache, coupe ◀la▶ maison, rebâtit deux cloisons. ◀Les▶ indigènes sont des métis ◀de▶ nègres et ◀d’▶hindous importés. Traversée ◀de▶ ◀l’▶île en auto, sous un soleil qui attaquait en piqué. Pendant un kilomètre, il pleut des cordes, et puis cela cesse en quelques secondes, et ◀l’▶attaque solaire recommence. Falaises immenses et striées ◀de▶ tous ◀les▶ rouges ◀de▶ ◀la▶ terre jusqu’au bleu pur, contemplées ◀de▶ ◀la▶ terrasse du cimetière où s’abrite une très vieille chapelle anglicane, sous des flamboyants aux fleurs pourpres.
Escale à Rio de Janeiro, qui décourage ◀la▶ description, plutôt coller ici des cartes postales.
Escale à Santos, et ◀de▶ là, montée dans un petit train ◀de▶ cuivre aux chaises cannées vers São Paulo, à travers des Douanier Rousseau à s’y méprendre. Port ◀de▶ Santos : spectacle fascinant des longues chenilles mécaniques transbahutant des sacs ◀de▶ café par milliers, pendant toute une nuit ◀d’▶insomnie.
Nous entrons dans ◀l’▶hiver du Sud. Sur ◀le▶ pont déserté, un couple passe et repasse à grandes enjambées, c’est Jouvet et Madeleine Ozeray qui viennent ◀d’▶embarquer à Santos. Je ◀les▶ retrouve au bar. Et ◀de▶ quoi parlons-nous ? ◀De▶ Neuchâtel, bien entendu, où ils étaient il y a trois mois, et des répétitions ◀de▶ mon Nicolas de Flue , qu’ils n’ont toutefois pas vu représenté.
Encore ◀l’▶escale ◀de▶ Montevideo, demain, puis ce sera ◀l’▶estuaire ◀de▶ ◀la▶ Plata, et Buenos Aires. Je n’ai pas écrit une seule ◀de▶ mes douze conférences. ◀L’▶hiver ramène ses soucis. Mais il est des plus modérés.
4 août 1941, Estuaire ◀de▶ ◀la▶ Plata
◀De▶ Montevideo je ne veux noter que ce violet bruni du cirque immense des collines, piquées ◀de▶ villas au soleil, par-dessus ◀le▶ dos gris ◀d’▶un cheval qui broutait ◀l’▶herbe ◀d’▶un marais.
Buenos Aires, début ◀de▶ septembre 1941
Un seul gratte-ciel, ◀de▶ vingt étages, mais il fait ◀le▶ profil ◀de▶ ◀la▶ cité, toute blanche, méditerranéenne, sous un ciel au bleu délavé. Buenos Aires est une ville ◀d’▶un grand commerce et plus purement américaine que rien ◀de▶ ce que j’ai vu dans ◀les▶ États-Unis. ◀Les▶ maisons ont des numéros qui indiquent à un mètre près ◀la▶ distance ◀de▶ leur porte au début ◀de▶ ◀la▶ rue : vous pouvez calculer ◀la▶ durée du trajet si vous êtes invité, par exemple, au numéro 20.751 ◀de▶ ◀la▶ plus longue artère ◀de▶ cette capitale, qui s’étend sur 25 kilomètres.
Victoria Ocampo, royalement, m’a prêté sa maison ◀de▶ ville où je vis seul, comblé, mélancolique. Grande maison blanche, aux halls jonchés ◀de▶ peaux ◀de▶ vache noire et blanche, et dont ◀les▶ salons cuir et bois sont fleuris ◀de▶ branchages mauves largement évasés devant ◀les▶ hautes verrières. « Vous êtes devenu, dit-elle en me tendant ◀le▶ journal, une rubrique régulière ◀de▶ ◀la▶ Nacion ! » Et en effet, il ne s’est point passé ◀de▶ jour qu’on n’y ait publié mon approche, mon arrivée, mes premières impressions, ◀le▶ programme ◀de▶ mes conférences, ce que je vais dire dans ◀la▶ prochaine, ce que j’y ai dit, lesquelles suivront, ◀les▶ discours prononcés au banquet que m’ont offert ◀les▶ écrivains, et finalement ce stupide accident — au genou de nouveau, sur un court ◀de▶ tennis — qui va me paralyser pendant quinze jours encore.
Notons ici ce que ◀la▶ Nacion n’aura pas dit.
Astrologie. — C., secrétaire ◀de▶ Légation, m’offre ◀de▶ faire mon horoscope, en même temps qu’à Madeleine Ozeray qui est du même mois et presque du même jour. ◀L’▶on s’y prête avec enthousiasme.
Trois jours plus tard, j’entre chez Z. fort en retard même pour Buenos Aires — où ◀les▶ heures des repas sont pourtant reculées jusqu’aux limites du possible : déjeuner à 3 heures, cocktail à 8, dîner à 10. Je note que ◀la▶ conversation s’est arrêtée à mon entrée. ◀Le▶ lendemain, j’ai mon accident en faisant quelques balles à San Isidro, ◀la▶ maison de campagne ◀de▶ V. O. Je m’évanouis, on me ramène ici, on m’opère, et voici des visites. L’une des premières est celle ◀de▶ G. qui m’apporte mon horoscope.
— Lorsque vous êtes entré chez ◀les▶ Z., me dit-il, j’étais en train de leur demander : « Faut-il ◀l’▶avertir ou me taire ? D’après ses signes, il doit avoir un accident entre ◀le▶ 28 et ◀le▶ 31 ◀de▶ ce mois. » J’ai décidé ◀de▶ ne rien dire et je m’en excuse, mais il se peut aussi que j’aie bien fait. Si vous étiez resté chez vous durant ◀les▶ jours critiques, sans bouger pied ni patte, ◀l’▶accident vous serait arrivé sur un autre plan, plus dangereux. Vous ◀l’▶avez pris sur vous physiquement, et après tout c’est ◀le▶ moins grave.
◀Les▶ spectateurs ◀de▶ ◀l’▶accident m’ont dit : « C’était bizarre. Il n’y avait pas ◀de▶ raison. On eût dit que vous ◀le▶ faisiez exprès… »
Conférences. — Comme aux États-Unis, ne point dépasser ◀l’▶heure. Mais ces Latins ne rient ni ne sourient à ces petites plaisanteries ◀d’▶orateur qui amusent si facilement ◀l’▶Américain. Il faut être sérieux et éloquent, devant un premier rang ◀de▶ diplomates, ◀de▶ marquises et ◀de▶ femmes du monde, au-delà desquels je distingue Ortega, et ce grand écrivain que ◀l’▶Europe doit connaître, J.-L. Borgès, et tant d’autres du groupe ◀de▶ Sur, ◀l’▶honneur du Sud…
Avant mes conférences sur ◀l’▶hitlérisme, on a craint que ◀le▶ gouvernement ne m’empêche ◀de▶ parler à la dernière minute. ◀La▶ propagande allemande bat son plein parmi ◀les▶ étudiants, au Jockey Club, et dans certains milieux syndicalistes.
◀L’▶Anti-diable. — ◀L’▶avant-veille ◀de▶ ma conférence sur ◀le▶ diable dans notre siècle, un reporter américain chez qui je dînais me proposa ◀d’▶aller voir ◀le▶ directeur ◀d’▶El Mundo, grand journal du soir. Nous entrons à minuit dans son bureau. Il me tend un verre ◀de▶ whisky et une coupure ◀de▶ journal : c’est un article qui doit paraître ◀le▶ lendemain, où ◀l’▶on discute mes idées sur ◀le▶ diable.
— Qu’en savez-vous ? Je n’ai pas encore écrit ma conférence ?
— Nous savons tout, prenez ce fauteuil.
— Vous en savez donc plus que moi.
Il se peut. Dans tout ce bâtiment qu’occupent ◀les▶ bureaux ◀de▶ mon journal, on croit au diable et on ◀le▶ connaît, monsieur ! Une fois par mois, il se déchaîne, pendant trois jours, et provoque une série ◀d’▶accidents. On ne sait jamais quand cela va commencer, mais ce n’est pas plus ◀d’▶une fois par mois.
— Et que faites-vous ?
◀Le▶ directeur va vers son coffre-fort. Il en sort un objet qu’il jette sur ◀le▶ bureau. C’est une sorte ◀de▶ vis énorme à tête carrée, longue ◀d’▶une douzaine ◀de▶ centimètres, un peu tordue.
— Mon anti-diable ! Dès que ◀le▶ compère est signalé dans ◀la▶ maison, je mets en circulation ◀l’▶objet que vous voyez. Chaque employé doit ◀le▶ toucher et signer ◀la▶ feuille ◀de▶ contrôle. Et sitôt ◀la▶ chose faite, ◀le▶ diable se tient tranquille. On a voulu me proposer des anti-diables plus perfectionnés, une sorte ◀de▶ machine à coudre, entre autres. Eh bien, monsieur, c’était pire que sans rien ! J’ai dû ◀les▶ jeter par ◀la▶ fenêtre.
Il me raconte encore quelques histoires du diable. Je prends congé, nous déjeunerons ensemble, c’est convenu, et j’exprime ◀le▶ souhait ◀de▶ ◀l’▶entendre sur ◀la▶ politique du pays, et ◀la▶ campagne antifasciste qu’il mène avec un beau courage.
— Non, monsieur, je ne crois pas, je regrette… Nous parlerons encore du diable. C’est ainsi. Entre nous, rien n’est plus important !
Nueva Helvecia. — Dans ◀la▶ pampa à quelques heures ◀de▶ Buenos Aires, c’est une ville ◀de▶ 5000 habitants presque tous fils ou petits-fils ◀de▶ Suisses. On m’y reçoit dans une très vaste halle décorée ◀d’▶écussons ◀de▶ nos vingt-deux cantons, et ◀le▶ banquet commence incontinent. Nous sommes une bonne centaine, assis à trois longues tables qu’on a dressées sur des tréteaux. ◀Le▶ doyen ◀d’▶âge, auprès duquel je me vois placé, m’exhibe son acte ◀de▶ naissance : il vient de ◀la▶ commune ◀de▶ Saint-Gothard (j’ignorais qu’il y eût un village ◀de▶ ce nom-là) où il est né en 1847. Nous nous comprenons par sourires, aidés des quelques mots ◀de▶ schwyzer dütsch dont ◀le▶ séjour ◀de▶ Berne m’enrichit. Sans relâche, mon assiette se remplit ◀de▶ quartiers ◀de▶ viande ◀de▶ cinq ou six espèces, qu’on rôtit à ◀la▶ braise dans une cour : cela s’appelle un asado. On en mourrait sans ◀le▶ maté, dont on suce quelques petites gorgées brûlantes et amères, entre deux rounds.
À quelque distance ◀de▶ ◀la▶ ville, j’avais vu ◀la▶ sortie ◀d’▶une école ◀de▶ campagne : ◀les▶ enfants se hissaient légèrement sur ◀de▶ petits chevaux à poil — deux ou trois enfants par cheval, chacun serrant ◀les▶ bras ◀de▶ l’autre — et partaient au galop dans toutes ◀les▶ directions, à grands coups ◀de▶ baguette et grands rires.
Société. — Pour être plus espagnole ◀d’▶origine que n’est anglo-saxonne celle des États-Unis, ◀la▶ société d’ici n’en compte pas moins bon nombre ◀de▶ noms italiens, anglais, français ou germaniques. Trente à quarante familles tiennent ◀le▶ haut du pavé et sont ◀la▶ société ◀de▶ Buenos Aires. Elles possèdent des domaines infinis, peuplés ◀de▶ bœufs qui nourrissent ◀l’▶Angleterre, et dont elles vivaient à Paris et dans tous ◀les▶ palaces européens. C’est pourquoi ◀l’▶événement mondain ◀de▶ ◀la▶ saison, c’est ◀l’▶Exposition agricole, où ◀l’▶on peut voir ◀les▶ taureaux ◀de▶ concours amenés dans ◀la▶ capitale ◀de▶ toutes ◀les▶ grandes estancias. Certains sont si lourds que leurs pattes n’arrivent pas à ◀les▶ supporter : on leur glisse sous ◀le▶ ventre une large pièce ◀de▶ bois sur laquelle ils reposent leur masse. Leur dos est droit comme ◀l’▶horizon ◀de▶ ◀la▶ pampa, ◀de▶ ◀la▶ naissance des cornes à celle ◀de▶ ◀la▶ queue.
◀L’▶origine agricole des fortunes argentines, quoique bien proche, n’est pas sensible dans ◀les▶ mœurs ◀de▶ ce pays comme elle ◀le▶ fut longtemps en France, et ◀le▶ reste encore dans ◀l’▶aristocratie des Allemagnes et ◀de▶ ◀l’▶Europe centrale. Rien de plus citadin, de plus cosmopolite, que ◀les▶ femmes des estancieros, toujours si strictement vêtues ◀de▶ noir et blanc, et qui prêtaient au Paris ◀d’▶avant-guerre ses plus élégantes Parisiennes.
Je sais bien qu’il est agaçant ◀de▶ parler ◀de▶ Proust dès qu’il s’agit des gens du monde, mais il est difficile ◀de▶ ne point songer à lui lorsqu’on entrevoit ◀les▶ mœurs ◀de▶ ce gratin, d’ailleurs sans titres ◀de▶ noblesse, sauf par alliances. ◀Le▶ divorce étant interdit, ◀les▶ femmes s’arrangent — et ◀les▶ maris aussi — avec un minimum ◀d’▶hypocrisie qui passerait dans ◀le▶ Nord pour du cynisme ; mais ce qui ferait scandale à Washington, ici se dissout en potins. ◀L’▶on ne voit que des couples corrects. ◀D’▶où ◀le▶ raffinement ◀de▶ ◀la▶ vie sociale, ◀la▶ subtilité des propos, et ce mélange ◀de▶ secrets tortueux et ◀de▶ coups ◀d’▶audace insolente, ◀de▶ réserve polie et ◀de▶ muflerie très exactement calculée, qui reproduit parfois ◀le▶ grand style espagnol. ◀D’▶où ◀l’▶importance aussi des affaires ◀de▶ ◀l’▶amour, — cette chose qui n’est même pas insignifiante, hélas, comme soupirait ◀le▶ vieux Casanova, que je relis avec plaisir dans ce milieu pseudo-napolitain du xviiie .
◀La▶ tête en bas. — ◀L’▶hémisphère sud est incroyablement moins peuplé que ◀le▶ nord : on n’y trouve guère d’autres terres que ◀l’▶Australie, ◀l’▶Afrique du Sud, et ◀l’▶Argentine, portant une faible densité humaine. Dans ◀l’▶ensemble du monde, ◀le▶ Nord domine, et ses coutumes font ◀la▶ norme. C’est pourquoi ◀le▶ renversement des saisons paraît si confondant dès que nous dépassons ◀le▶ Tropique du Capricorne. Ici, Noël tombe en été, ◀le▶ Midi est plus froid que ◀le▶ Nord, ◀les▶ voitures circulent à gauche, et au lieu de dire au téléphone allô, on dit : olla / Je vais regarder, demain matin, si ◀le▶ soleil ne se lève pas à ◀l’▶Occident. Mais au-delà ◀de▶ ce pittoresque accidentel, je sens quelque chose ◀d’▶important. Que ◀le▶ Nord domine, voilà qui signifie que ◀la▶ science domine sur ◀l’▶émotion, ◀la▶ logique sur ◀l’▶astuce vitale, ◀la▶ pensée discursive sur ◀l’▶intuition, et ◀la▶ culture du sentiment sur celle des sensations. Un jour ce qui est « en bas » remontera violemment, et ce qui est « en haut » s’épuisera, et ◀le▶ Sud aura sa revanche, comme ◀la▶ Femme sur ◀le▶ monde des hommes.
Suramérique. — Ce terme pourrait désigner ◀le▶ continent américain du Sud, puisque sud se dit sur en espagnol. Mais il évoque aussi ◀la▶ qualité super-américaine ◀de▶ ces pays, pourtant latins et catholiques ◀d’▶empreinte.
Il semble qu’ici, plus encore qu’au Canada et aux États-Unis, ◀la▶ terre soit vierge, et qu’elle impose à ◀l’▶homme tous ◀les▶ vertiges ◀de▶ ◀l’▶imagination sur table rase. Et ◀le▶ mélange des races, qui se limite au nord à un brassage des nationalités ◀d’▶Europe, devient au sud un véritable croisement entre ◀les▶ Blancs et ◀les▶ Noirs au Brésil, ◀les▶ Blancs et ◀les▶ Indiens, et même ◀les▶ Jaunes sur ◀la▶ côte du Pacifique. Seule ◀l’▶Argentine fait exception, n’ayant ◀de▶ nègres que ◀les▶ boxeurs américains ◀de▶ passage, et deux petites tribus indiennes qui sont plutôt des Esquimaux fort jaunes, perdus dans ◀le▶ sud et dont ◀l’▶existence même est contestée par ◀les▶ nationalistes virulents. Un dernier trait : ◀le▶ gaspillage américain atteint ici son paroxysme. Mais c’est nous qui ◀l’▶appelons gaspillage. Pour eux, c’est un usage normal ◀de▶ ◀l’▶abondance.
Ici, comme aux États-Unis, mais plus encore, ◀les▶ bonnes manières veulent que bien loin de vider proprement son assiette, on ◀la▶ laisse remplie au trois quarts quand ◀le▶ domestique vient ◀la▶ changer, et que ◀les▶ plats repartent abondamment chargés.
Je disais à José, ◀le▶ maître d’hôtel :
— Quand je suis seul, pourquoi faites-vous ces plats énormes ? (dont je ne prenais dans un petit coin qu’à peine dix centimètres cubes).
— Ah ! me dit-il, si Monsieur avait vu, du temps des parents ◀de▶ Madame ! Nous ne faisons que pour une personne, mais dans ce temps-là, c’était pour vingt par jour, qu’il y eût des invités ou non.
10 octobre 1941
Mon séjour se prolonge dans ◀l’▶attente ◀d’▶un visa ◀de▶ retour aux États-Unis. Téléphoné ce soir à Mme B. Je m’ennuie, je m’énerve, chère amie. Vous auriez bien une estancia, pas trop loin d’ici, pour huit jours ?
Rien de plus facile. Sa voiture viendra me prendre à ◀l’▶aube, pour me conduire à 300 km seulement ◀de▶ ◀la▶ ville. J’aurai deux chevaux, deux autos, une cuisinière française envoyée tout exprès, et ◀l’▶ample solitude ◀de▶ ◀la▶ pampa.
Estancia ◀de▶ Los Cerillos, 15 octobre 1941
◀Le▶ seul moyen ◀de▶ connaître un pays, c’est ◀d’▶y rester plus longtemps qu’on ne pensait. Car on ne connaît que par ◀le▶ gaspillage, — ici du temps, ailleurs des efforts malheureux, ailleurs encore des êtres et ◀de▶ ◀l’▶émotion qu’ils causent, et partout en quelque manière ◀de▶ sa vie même.
Vous ne connaîtrez jamais ◀le▶ pays où vous n’avez pas manqué ◀le▶ train, ni rien perdu, pas même votre chemin. Et cela vaut aussi pour ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶âme. Toute connaissance naît ◀d’▶une perte, donc ◀d’▶une dépense volontaire ou forcée, et ◀la▶ plus haute naît ◀de▶ ◀la▶ perte ◀de▶ soi-même, quand on ne peut plus se retrouver qu’en Dieu. (Quand on est rapporté à ◀l’▶Éternel.)
Sur un horizon ◀d’▶incendie, ce cheval au galop monté par un gaucho tout noir, c’est ◀l’▶Argentine des cartes postales, mais c’est ◀la▶ vraie. Il vient de passer ◀le▶ portail comme sans ◀le▶ voir, ◀le▶ cheval au pas ayant poussé ◀le▶ battant ◀d’▶une patte. Il a levé ◀la▶ main au sombrero : « Buenas tardes, señor ! » comme sans me voir, mais je ne me suis jamais senti mieux salué.
◀Le▶ ciel entier est une Voie lactée entre ◀les▶ branches véhémentes et ◀les▶ troncs nus des grands eucalyptus. Grappes ◀d’▶étoiles blanches dans ◀les▶ plumets déchiquetés par ◀le▶ vent tiède. Couché sur ◀l’▶herbe je sens vivre une terre étrange, plus jeune et plus ancienne qu’aucune autre.
Homme infime, ivre ◀d’▶existence pure et seule, tombé du ciel comme un aérolithe dans ces plaines du bout du monde, menu point ◀de▶ vie éphémère sans plus de trajectoire prévisible, que fais-tu ? Tu as compris simplement que ◀l’▶existence ◀de▶ ◀l’▶homme qui peut se lever, qui peut marcher, est un miracle. Tu te lèves et tu rentres tranquillement par cette porte-fenêtre ouvrant sur ◀la▶ prairie.
◀La▶ maison très longue et très basse — une enfilade ◀de▶ chambres accolées comme ◀les▶ pièces ◀d’▶un jeu ◀de▶ domino — dort au flanc ◀d’▶une légère ondulation ◀de▶ ◀la▶ pampa. Tout auprès, ◀le▶ vieux ranch ◀de▶ Rosas, couvert ◀de▶ chaume et, sans nul doute, hanté par ◀les▶ victimes du célèbre tyran. (C’était lui qui forçait ◀les▶ femmes du monde ◀de▶ Buenos Aires à galoper à cheval sur des balais, en grande toilette, dans ◀la▶ cour ◀de▶ sa résidence. Lui, au milieu du cirque, faisait claquer son fouet.)
En débouchant ◀de▶ ◀la▶ grande allée des lambercianas, devant ◀la▶ plaine, je me sens retenu par une barrière ◀de▶ fil ◀de▶ fer que je n’avais pas remarquée. Plusieurs centaines ◀de▶ vaches, au bruit léger, ont tourné ◀la▶ tête vers moi, et me regardent immobiles. Très longtemps. Jusqu’à ce que je m’en aille.
Accompagné ◀le▶ jeune intendant suisse — c’est un cavalier consommé — chez ◀les▶ institutrices qui tiennent ◀l’▶école ◀de▶ ◀l’▶estancia. Ces jeunes filles nous ont accueillis avec une aimable réserve, un maté et des disques ◀de▶ jazz. L’une est une noire Argentine, l’autre une Irlandaise aux yeux pâles. Elles habitent un cottage minuscule et fleuri, non loin des bâtiments ◀de▶ ◀la▶ laiterie. Là règne, parmi ◀les▶ machines ◀les▶ plus modernes et ◀les▶ baquets sonores, un Mexicain aux grandes bottes noires, à ◀la▶ courte veste brodée, brutal et beau. ◀Le▶ Suisse voudrait épouser ◀l’▶Irlandaise, mais c’est visiblement ◀l’▶Argentine qui ◀l’▶aime. ◀Le▶ Mexicain tuera quelqu’un. ◀Les▶ peones n’auront rien vu.
◀La▶ lagune ◀de▶ Maïpo pendant des heures, jusqu’à ce que ◀le▶ soleil couchant ait flambé ◀les▶ plumets des roseaux. Je ne pouvais m’en éloigner. C’est un marécage infini, coupé ◀de▶ rivières et ◀d’▶îlots, et ◀les▶ oiseaux par milliers s’y rassemblent. Mon guide, qui savait en nommer une trentaine ◀d’▶espèces différentes, prétend qu’il y en a des centaines. On passerait une vie cherchant ◀les▶ mots capables ◀d’▶évoquer cette rumeur innombrable. Des compagnies croisent très haut, se poursuivent dans un criaillement suraigu, virent et se posent parmi ◀les▶ canards en panique, ◀les▶ flamants, ◀les▶ hérons, ◀les▶ râles, ◀les▶ agamis, ◀les▶ jacanas, ◀les▶ jabirus dits tou-youou, et ces chajas à corps ◀d’▶autruche et à tête ◀de▶ dindons sur des cous déplumés, qui nettoient ◀les▶ charognes en une nuit, et laissent au bord des routes ◀de▶ grands squelettes blanchis, seuls ornements des grises étendues.
Paysage ◀de▶ brumes dorées au ras des prairies nues et des eaux populeuses, où semblent se mêler encore plusieurs jours ◀de▶ ◀la▶ Création.
Buenos Aires, fin ◀d’▶octobre 1941
Notes pour un reportage éventuel :
1. ◀La▶ féodalité agricole des cinquante familles maintient ◀les▶ peones à un niveau très bas. (« Ce sont eux-mêmes qui refusent ◀les▶ améliorations que nous leur proposons. Ils sont heureux dans leur état. ») Le premier meneur venu ◀les▶ ferait se révolter.
2. Des trusts anglo-saxons et italiens (parfois allemands en réalité) se partagent ◀l’▶industrie et ◀le▶ grand commerce.
3. ◀La▶ Constitution, parfaite sur ◀le▶ papier, ne joue pas : ◀la▶ fraude et ◀le▶ clergé réactionnaire sont ◀les▶ plus forts.
4. ◀Le▶ vice-président du Jockey ayant proposé que je donne une conférence dans ◀les▶ salons du club, ◀le▶ président juge prudent ◀d’▶y renoncer, un tiers des membres étant, croit-il, amis ◀de▶ ◀l’▶Axe. Ils sont prêts à soutenir un coup ◀d’▶État fasciste (au nom de ◀l’▶ordre) et je pense qu’ils en seront comme ailleurs ◀les▶ victimes.
5. On me parle tous ◀les▶ jours du coup ◀d’▶État que médite et prépare ◀le▶ général Justo, dernier espoir des démocrates. C’est pour ◀la▶ semaine prochaine, depuis des mois.
6. J’estime que ◀le▶ seul coup ◀d’▶État qu’il faut prévoir sera fait par ◀les▶ colonels. Il serait vain ◀d’▶essayer ◀de▶ ◀le▶ qualifier ◀d’▶avance en termes européens ◀de▶ droite et ◀de▶ gauche. Il prendra ◀l’▶argent du Jockey pour armer ◀les▶ faubourgs contre ◀les▶ libéraux.
7. ◀La▶ propagande américaine (du Nord) me paraît travailler à contre-fins. Sous ◀le▶ prétexte sacro-saint ◀de▶ ne pas s’immiscer dans ◀les▶ affaires locales, elle se borne à ◀l’▶exportation ◀de▶ films, ◀de▶ vedettes et ◀de▶ brochures sur Roosevelt et ◀la▶ démocratie. C’est assez pour que ◀les▶ nationalistes parlent ◀d’▶une invasion yankee. Deux croiseurs et un porte-avions dans ◀le▶ Rio de la Plata ne feraient pas pire effet, — bien au contraire.
8. ◀Les▶ libéraux donnent tous ◀les▶ signes ◀de▶ cet optimisme sceptique des vieux routiers ◀de▶ ◀la▶ politique, qui ◀les▶ a perdus en Espagne, en Italie, en Allemagne, et en France.
2 novembre 1941, en rade ◀de▶ Buenos Aires
J’ai retrouvé ◀l’▶Argentina, presque désert, et ses stewards qui me rappellent notre croisière du mois ◀d’▶août, restée fameuse. Ils ont l’air ◀de▶ penser, ma foi, que ◀les▶ temps ne sont plus ce qu’ils étaient. Mon séjour a pris fin dans un feu ◀d’▶artifice ◀de▶ fêtes champêtres et citadines. C’était ◀le▶ printemps, San Isidro, ◀la▶ roseraie qui s’ouvre au pied des barrancas sur ◀le▶ Rio calme et violet… Minuit. ◀Les▶ machines ronronnent. ◀Le▶ petit gratte-ciel du Retiro va disparaître. Nous montons vers ◀l’▶hiver américain.
7 novembre 1941, en mer
Saudades do Brazil ! Mélancolie ◀de▶ Rio ! Je ◀l’▶avais éprouvée jusqu’au malaise, en août. Cette fois-ci, ◀le▶ départ s’est passé comme en rêve.
On déjeune tard dans ◀les▶ pays du Sud. C’était au-dessus ◀de▶ ◀la▶ ville, dans ces collines pointues, frisées ◀de▶ pins, ◀de▶ palmiers et ◀de▶ cascades, comme on en voit aux tapisseries et aux peintures murales du xviiie . Soudain j’ai remarqué ◀l’▶heure et renversé ma chaise en prenant congé du ministre. Dans ◀les▶ rues fort étroites ◀de▶ ◀la▶ ville basse, tout encombrées ◀de▶ trams, ◀d’▶autos et ◀de▶ parapluies, — une exaltante averse tropicale dominait ◀la▶ situation — ◀la▶ voiture avançait lentement. Je bondis vers ◀la▶ douane, je ◀la▶ force, je patauge dans ◀les▶ flaques du quai, j’entends mon nom crié du pont lugubrement au mégaphone, je gravis ◀la▶ passerelle, on ◀la▶ relève à la seconde où mes pieds ◀la▶ quittent. Déjà ◀le▶ bateau décolle son flanc du quai. Des œillets volent et tombent dans ◀l’▶eau noire. C’est une jeune fille aux bras menus qui, du pont, mais en vain, voudrait atteindre un groupe ◀d’▶amis qui disent adieu. L’un après l’autre ◀les▶ œillets lancés tombent dans ◀l’▶abîme qui s’élargit. Elle tient ◀la▶ gerbe bien serrée dans son bras gauche, elle est très belle et va pleurer. C’en est trop. Je lui arrache une poignée ◀de▶ fleurs et d’un seul coup j’atteins ◀le▶ but. Alors elle s’est retournée vers moi et sans merci, m’a collé toute ◀la▶ gerbe dans ◀les▶ bras, puis s’est enfuie.
C’est une danseuse, me dit ◀le▶ chef steward, ◀la▶ plus célèbre du Brésil, qui s’en va courir ◀l’▶aventure ◀d’▶un fabuleux contrat ◀de▶ Hollywood.
17 novembre 1941
Premières falaises ◀de▶ ◀l’▶Hudson, au bas d’un ciel tout propre et dur, ô pureté ◀de▶ ◀l’▶air nordique, exactitude du regard ! Dur est ce continent, et ◀la▶ vie qui m’y attend — je ◀l’▶ai connue tout juste assez pour ◀le▶ savoir. Maintenant j’y entre pour ◀de▶ bon.
Intermède douanier
Après avoir été interrogé pendant une heure par deux fonctionnaires avides ◀de▶ mes « impressions » ◀d’▶Argentine, je suis libéré bon dernier, et je sors du bateau par une petite passerelle ◀de▶ service, ◀la▶ grande ayant été retirée.
Mes valises sur ◀le▶ quai, sous ◀la▶ lettre R. Non, rien à déclarer… C’est ce qu’ils vont voir ! Un douanier avise ma valise ◀de▶ manuscrits. Tiens tiens tiens ! Des textes en français et en anglais, des livres en espagnol et en allemand… Curieux. Suspect. Intolérable !
— Que faites-vous ?
— Je suis écrivain.
— Qu’écrivez-vous ?
— Oh !… ◀de▶ ◀la▶ philosophie…
— What kind of philosophy ? (Quelle sorte ◀de▶ philosophie ?)
— Heu… ◀de▶ ◀la▶ philosophie… existentielle.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Eh bien, vous savez ce que c’est que ◀la▶ philosophie, puisque vous me demandez quelle espèce. Vous savez ce que c’est que ◀l’▶existence ? C’est ◀de▶ quoi je m’occupe.
C’en est trop pour cet Irlandais. Il fait signe à trois agents « en bourgeois », qui s’approchent ◀les▶ mains dans ◀les▶ poches ◀de▶ leur pardessus beige, ◀l’▶air fermé. Chacun ◀de▶ ces messieurs opère une prise au hasard dans mes manuscrits. Puis ils s’éloignent, tenant mes pages ◀de▶ toutes formes et couleurs entre deux doigts, feignant ◀de▶ ◀les▶ lire — probablement à ◀l’▶envers, comme ◀les▶ jurés dans Alice au pays des merveilles — hochant ◀la▶ tête et crachant par terre. ◀Le▶ résultat ◀de▶ leur examen m’est carrément défavorable. Ils m’emmènent dans une baraque ◀de▶ police où ◀l’▶on appose des scellés sur ma valise. Ils m’annoncent qu’elle est confisquée. Quant à moi ils me relâchent mais ils m’auront à ◀l’▶œil.
Il m’a fallu dix jours, à raison ◀d’▶un bureau par jour, pour rentrer en possession ◀de▶ mes conférences, lettres, journaux intimes, coupures ◀de▶ journaux, carnets ◀d’▶adresses, manuscrits et livres. On m’a d’ailleurs rendu ◀la▶ valise scellée. Personne n’avait eu ◀le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶ouvrir.
Je suis sans doute le premier écrivain que ◀la police ait jamais inquiété pour existentialisme déclaré.