Solitudes et amitiés
New York, 22 novembre 1941
Ainsi le thème de▶ la solitude m’est donné, par cette chambre ◀d’▶hôtel, dirons-nous (comme une tranchée peut signifier la guerre, sinon ses causes).
J’ai retrouvé, du moins, New York glaciale et belle, ce bleu ◀de▶ poudre claire et rose au lointain des avenues trop larges le matin, ce bleu ◀d’▶ombre ◀de▶ brique au puits des rues luisantes, dos longs ◀d’▶autos jaunes ou noires, harmonie fauve des façades, circulation vibrante aux pieds, fumerolles au ras de l’asphalte, et le vent fou ! Si le détail est laid, voyez l’ensemble. Pour un homme qui est seul, Manhattan est sublime. Il n’y a qu’à s’oublier dans l’énergie fusante ◀de▶ cette capitale du matin.
28 novembre 1941
Rêve ◀de▶ la liberté. — Au Cosmopolitan Club une dame me dit :
— Si cet Hitler gagnait la guerre, pensez-vous que notre vie américaine en serait vraiment fort changée ?
— Madame, il faudrait tout un livre pour essayer ◀de▶ vous répondre. Si toutefois vous posez sérieusement cette question…
J’allais me fâcher. Le mari intervient :
— Donnez-moi d’abord un article sur ce sujet, pour ma revue.
L’offre est tentante, la revue tirant à 5 millions. J’ai essayé pendant une heure ou deux, mais non.
Ils veulent des faits, et certes il serait facile ◀d’▶en imaginer des centaines en s’inspirant ◀de▶ ce que l’on sait ◀de▶ l’Europe occupée par Hitler, mais aucun fait qu’on puisse énumérer ni leur ensemble ne me paraît bien convaincant. Si je leur dis qu’Hitler interdirait leur jazz, persécuterait leurs juifs, étatiserait leur industrie, supprimerait la presse libre et la radio privée, ils se demanderont s’il vaut la peine ◀de▶ se faire tuer pour cela, ou à l’inverse, mais pire encore, ils croiront que le jazz, la libre concurrence, et la radio, sont des choses assez importantes pour qu’on se fasse tuer pour elles. Dans les deux cas, l’article serait nuisible. C’est qu’il s’agit ◀d’▶autre chose que ◀de▶ faits, il s’agit du sens ◀de▶ la vie. Hitler, peut-être, ne changerait pas grand-chose aux faits ◀d’▶une existence déjà standardisée. Si personne ne lui résistait, il n’y aurait pas même ◀de▶ tortures. Mais quand tout serait pareil à leur vue, tout serait changé ◀d’▶une manière indicible…
Ici remonte en moi le souvenir ◀d’▶un rêve que j’eus en 1939, un peu avant de quitter Paris. (Je l’ai noté.)
Je me tiens au carrefour Médicis et je regarde cette partie du boulevard Saint-Michel qui monte vers l’Observatoire. Elle est déserte et sombre. Pas un seul réverbère allumé. Et je comprends que jamais plus je ne pourrai remonter cette rue. C’est tout, mais c’est l’enfer, c’est l’horreur absolue. Il faut fuir, et je me réveille8.
Je n’ai rien ◀d’▶autre à dire à mes amis d’ici. Vous marcheriez le long de vos rues habituelles et vous marcheriez dans l’angoisse. Que me manque-t-il ? où manque-t-il quelque chose ? Ah ! mais que se passe-t-il donc ? Il ne se passe rien. Il manque seulement un je ne sais quoi dans l’air, en vous, dans la démarche des passants, et voilà l’épouvante et l’horreur. Mais criez donc ! Que quelqu’un crie ! C’est un cauchemar !
Il manque seulement cette chose très vague, la liberté. Et cette fois-ci, vous ne pouvez pas vous réveiller.
7 décembre 1941
Une fois encore… —J’étais à la campagne avec un couple ami qui cherchait une maison à vendre, et dans une ferme où nous entrons pour quêter quelque information, on nous dit : « Pas la peine, c’est la guerre. Les Japonais attaquent à Pearl Harbour. Nous venons de l’entendre à la radio. »
Une fois de plus, la vie qui change, un autre avenir qui s’ouvre et qui bée sur la nuit. Je connais la cérémonie.
Mes amis s’étonnaient ◀de▶ mon calme. Que voulez-vous, je me sens tellement plus vieux que vous, étant un jeune Européen. Le « premier jour ◀de▶ guerre » pour nous, c’est déjà presque une routine… 1er août 1914, 2 septembre 1939. L’alerte ◀de▶ Munich, aussi.
Et quel jour sommes-nous, aujourd’hui ? Eh bien ce sera le 7 décembre 1941. Si vous voulez savoir comment les choses se passent, allons ce soir, en rentrant à New York, à la gare ◀de▶ Pennsylvanie.
Nous y fûmes. La bannière étoilée pendait immensément du dôme perdu dans l’ombre, deux orchestres alternaient des marches nostalgiques, et des centaines ◀de▶ soldats tenaient chacun une femme et la regardaient longtemps. C’étaient ceux qu’on voyait, parce qu’on s’attend à les voir en pareille occasion. Mais il y en avait beaucoup d’autres, solitaires, au regard lointain. Et je pensais en les regardant à tous les drames intimes et sans issue que la guerre vient suspendre et annuler.
À tous ceux pour lesquels ce coup ◀de▶ gong du destin ouvre le champ ◀d’▶une course nouvelle, rend une espèce ◀de▶ liberté qu’ils ne pouvaient pas même imaginer la veille… Qui sait si la guerre n’arrange pas autant ◀de▶ situation sans espoir qu’elle n’en crée ?
Fin décembre 1941, 5, West 16th Street
Trouvé un petit atelier, près de Greenwich village9, au haut ◀d’▶une vieille maison ◀de▶ pierre brune, et quitté non sans soulagement mon hôtel.
Un plancher bleu foncé, des murs blancs, un plafond vitré. Deux larges et basses fenêtres sur la cour. En face, le haut building ◀d’▶une imprimerie. À droite, je domine le toit plat, formant terrasse, ◀d’▶une maison ◀de▶ trois étages qui est un couvent. Les nonnes deux par deux vont et viennent sur ce toit en lisant. Comme il n’y a ni mur, ni barrière, il faut craindre à chaque fois qu’elles fassent un pas ◀de▶ trop et tombent dans le vide, pour peu que leur lecture les passionne.
Mercredi des Cendres, février 1942
Depuis des mois, j’essayais ◀de▶ m’y mettre10. Mais je fuyais partout, dans la rue, dans le monde, au cinéma, sous le moindre prétexte.
À deux heures aujourd’hui, je me suis enfermé sans plus bouger, entre mon fauteuil et ma table — les deux bras du fauteuil touchant le bord ◀de▶ la table — devant un bloc ◀de▶ papier blanc. Des heures ont passé, immobiles. Le téléphone a sonné plusieurs fois, près de mon lit, sans que je bouge. J’ai lentement relu ma conférence ◀de▶ Buenos Aires, des notes éparses. À sept heures, je me suis mis à écrire. Il est dix heures et j’ai devant moi les trois premiers chapitres terminés. J’ai faim, j’ai froid, je suis heureux, je cours dîner pour 50 cents à la cafétéria du coin.
2 mars 1942
Ou écrire, ou sortir. — Après trois jours et nuits ◀de▶ travail acharné, j’ai tenté hier soir une sortie. Deux signes m’ont prouvé que jusqu’à nouvel ordre je suis le prisonnier ◀de▶ mon livre et ferais bien ◀de▶ ne plus m’en échapper.
Je devais aller chez des amis après le dîner. J’entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. La salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J’hésite sur le seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond ◀de▶ la salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L’un des hommes m’ayant remarqué, je l’entends dire : « Voilà le diable ! » Ils se retournent à demi et rient. J’ai fui. Pas ◀d’▶autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans dîner chez mes amis.
Je n’en ai pas de plus charmants dans toute la ville, et je les ai vus presque chaque jour le mois dernier. Mais ce soir-là, je n’avais rien à dire, et me demandais non sans angoisse ce que l’on peut bien avoir à dire, en général, quand on se trouve à six ou huit dans un salon. Rentré tôt, mais n’ai rien fait qui vaille ◀de▶ toute la nuit. Voilà qui est clair : ou écrire, ou sortir.
4 mars 1942
À Town Hall, Wanda Landowska jouait cet après-midi les Variations Goldberg. Pendant une heure et demie, les nerfs aussi vibrants que les cordes du clavecin, combien ◀de▶ fois cette mathématique vierge et vivace comme la sainteté même ne m’a-t-elle pas conduit au bord des larmes ! Parfois aussi mes yeux se fermaient malgré moi, car j’avais travaillé toute la nuit et l’émotion me fait dormir. Je suis sorti pénétré ◀d’▶une ivresse dont j’imagine qu’elle est l’état normal des anges, et décidé à récrire tout mon livre.
Je ne puis entendre Bach sans avoir honte ◀d’▶écrire. Comment frapper les mots ◀d’▶une touche aussi allègre ? Comment les faire danser ◀de▶ cette joie ◀de▶ dire vrai ? Et comment les séduire au rythme sans défaut, sans relâche et sans repentir, ◀d’▶une pensée qui soit digne encore ◀d’▶être pensée, ◀d’▶être reçue, dans le monde établi par une seule fugue ◀de▶ Bach ?
20 mars 1942
Pluie torrentielle et fonte des neiges. Les nonnes ne sortent plus, ou sont peut-être tombées dans la cour. Des gouttes chargées ◀de▶ suie s’écrasent sur mon papier, la verrière doit être fendue ou mal jointe. Raccommodé avec un ligament ◀de▶ ficelle verte le pied cassé ◀de▶ mon petit fauteuil. Bonheur ◀d’▶écrire et ◀de▶ me sentir libre nuit et jour.
Fin mars 1942
Écrit finis à six heures du matin. Église Saint-Marc à l’aube froide, quelques bonnes femmes et un jeune homme devant le vieux prêtre anglican, dans une crypte ◀de▶ pierre nue. Exorciser en moi la part du diable, celle qu’il a sans doute prise à mon ouvrage.
Idée bizarre : si j’ai si vite bouclé ce livre, c’était pour essayer ◀de▶ le prendre ◀de▶ vitesse.
1er avril 1942
Une lettre du propriétaire m’apprend qu’on va démolir mon étage. Je louais cet atelier au mois et n’ai donc plus qu’à déguerpir sans insister.
16 avril 1942, 11 West 52th Street
Emménagé dans une belle chambre blanche, vaste et carrée. Je me sens rendu au monde et à la vie courante. Mais pendant que je m’escrimais contre son image fuyante, le diable a tranquillement vidé mon compte en banque, et je ne suis pas plus avancé qu’au temps de mon ◀île▶ atlantique.
Premiers cours à l’École libre des hautes études 11. Cela ne fait pas vivre son homme plus ◀d’▶un mois, mais cela fait vivre un peu de culture française.
21 avril 1942
Comme on regarde les vitrines différemment selon qu’on a ◀de▶ l’argent dans sa poche ou non ! D’abord, on ne regarde pas les mêmes. Ou dans la même, on ne voit pas les mêmes objets. Et comme le monde est une vitrine, en bonne partie, il doit être possible ◀de▶ déterminer le degré ◀de▶ fortune ou ◀d’▶infortune ◀d’▶un auteur d’après ses descriptions du monde.
17 avril 1942
Quand on vient de terminer un livre et que l’esprit reste tout excité mais sans objet sur lequel se jeter, il en fait voir ◀de▶ toutes les couleurs aux rudiments ◀d’▶idées qui le traversent. Il s’empare ◀de▶ leurs mots si vivement qu’il les tord, les renverse, et les rend ridicules. Et son plus grand plaisir est ◀de▶ leur faire avouer tout ce qu’ils peuvent dire ◀d’▶absurde ou ◀de▶ contradictoire. Exemples, dans mes notes ◀de▶ ces jours-ci :
— Quel est le contraire ◀de▶ l’esprit ◀de▶ risque ?
— Littéralement : un corps de garde.
— Et le contraire des risques ◀de▶ l’esprit ?
— Les gardes du corps.
— N’y a-t-il pas une difficulté qui subsiste ? Pouvez-vous la nommer ?
— Vous me parlez ◀de▶ l’état de grâce quand j’ai besoin ◀d’▶un dollar pour déjeuner !
— Vous me parlez ◀d’▶un dollar pour déjeuner quand il s’agit ◀d’▶être en état de grâce !
— J’ai dormi vers la fin du film. Que s’est-il donc passé entre le moment où le fugitif embrassait la fille dans sa mansarde et le moment où il va s’embarquer ?
— Rien.
— J’ai vraiment tout vu ?
— Oui, vous avez rêvé que vous dormiez.
Un réfugié arrivant à New York me dit :
— Puisqu’ils ne croient qu’à l’argent, dans ce pays, je suis bien décidé à le leur faire payer cher !
— Je vois qu’ils vous ont eu, déjà. Et même pour rien.
10 mai 1942
Un job. — J’étais allé voir mes enfants à Long Island, le samedi soir, et le dimanche matin j’annonce subitement que je dois rentrer en ville pour une affaire pressante. En vérité j’ignorais quelle affaire, mais je sentais qu’il fallait rentrer. J’ouvre ma porte et j’entends le téléphone. C’est un ami qui va quitter l’Office of War Information, étant appelé ◀d’▶urgence à Washington. La place sera vacante demain après-midi, et sans doute aussitôt repourvue. Si j’y vais, j’ai les plus grandes chances.
J’y suis allé et une demi-heure plus tard, je me mettais à ce travail, nouveau pour moi : écrire des textes ◀d’▶information et des commentaires politiques, diffusés par ondes courtes vers la France et retransmis ◀de▶ Londres par la BBC.
Fin mai 1942
Échantillons. — Voici donc la section ◀de▶ langue française ◀d’▶un organisme américain qui tient le rang et joue le rôle de ministère ◀de▶ l’Information. Il peut être amusant ◀de▶ noter, pour plus tard, la composition ◀de▶ notre équipe en termes de gazette littéraire.
L’ancien rédacteur en chef ◀de▶ Paris-Soir assisté par l’ancien secrétaire ◀de▶ la Revue hebdomadaire la dirige. L’ancien secrétaire ◀de▶ la Nouvelle Revue française et l’ancien rédacteur en chef du Matin lui fournissent ◀de▶ la copie. Les anciens directeurs ◀de▶ La Révolution surréaliste et ◀de▶ l’Esprit nouveau parlent cette copie devant le micro. Cependant que s’affairent dans la grande salle centrale ◀d’▶anciens collaborateurs des Nouvelles littéraires , du Collège ◀de▶ sociologie, ◀d’▶ Esprit , du Figaro , etc. Telles sont les petites surprises ◀de▶ l’exil.
Fin juin 1942
Une journée à l’OWI. — André Breton, superbement courtois, patient comme un lion bien décidé à ignorer les barreaux ◀de▶ sa cage, apparaît vers cinq heures au fond ◀de▶ la grande salle. Il vient nous prêter sa voix noble, agrémentée ◀d’▶un léger sifflement, mais il garde pour lui son port ◀de▶ tête et sa présence ◀d’▶esprit indiscernablement ironique, admirante et solennelle. Qu’on lui donne un royaume ! Ou plutôt non : qu’on lui donne une église à régir, et le beau nom du sacerdoce à restaurer dans une atmosphère orageuse ! Mais l’Amérique n’est pas son fort. Il y tient le succès à distance, laissant à Salvador Dali, qu’il appelle Avida Dollars, le soin ◀de▶ faire monnaie ◀d’▶une étiquette plus prestigieuse ici qu’à Paris même : surréalisme.
Chaque soir, pendant que mon texte terminé sous pression passe par une série ◀de▶ bureaux, ◀de▶ la censure à la polycopie, avant ◀d’▶être remis aux speakers, nous trouvons un moment pour causer. Et souvent nous parlons des fêtes que nous rêvons ◀d’▶organiser.
Celle par exemple qui devrait durer trois jours dans une vaste demeure aux portes condamnées, où chaque invité amènerait une personne inconnue des autres, tous étant costumés et masqués, les propos échangés dans un style rigoureusement prescrit, les heures réglées, le moindre indice ◀de▶ relâchement dans l’attitude ou le langage entraînant des sanctions immédiates. Rendre un sens aux paroles, aux gestes et au costume, par cela même à la Surprise… Introduction à la vie hiératique… C’est un rêve ◀de▶ compensation, si l’on voit dans quel cadre nous sommes en train de causer. Trente machines à écrire dans cette salle, en contrepoint avec deux télétypes, visières vertes aux fronts sous les lampes dures, manches retroussées, fatigue, paniques locales entre des groupes qui bavardent…
Passe Julien Green, il apporte son texte sur la vie dans les camps ◀d’▶entraînement. Il a trouvé le moyen ◀de▶ se rendre plus invisible encore à force de discrétion, en revêtant l’uniforme simple du GI.
Ces messieurs les speakers, qui sont André Breton, le peintre Amédée Ozenfant et le jeune fils des Pitoëff, se voient priés ◀de▶ passer au studio 16 pour l’émission. Dans cinq minutes, au fond ◀d’▶une campagne française — ce sera déjà la nuit là-bas — des oreilles clandestines entendront : « la Voix ◀de▶ l’Amérique parle aux Français. »
Il est temps que je recueille et dépouille les directives ◀de▶ Washington, ◀de▶ New York, ◀de▶ Londres, pour ma seconde émission, celle ◀de▶ la nuit. Pierre Lazareff, en bras ◀de▶ chemise, sort ◀de▶ sa cage vitrée, le crayon sur l’oreille et le front maculé ◀d’▶encre à copier. Il me cherche du regard par-dessus ses lunettes. Il tient une liasse ◀de▶ documents, les feuillette rapidement, comme sans regarder, sort une page ◀d’▶un petit geste nerveux : « Voilà ce que vous cherchiez, mon cher. Une bonne idée pour vous là-dedans ! » Cela tient ◀de▶ la divination, et c’est juste neuf fois sur dix.
Huit heures et demie. L’équipe ◀de▶ nuit s’installe sans bruit dans les bureaux presque déserts. Téléphone ◀de▶ Bernstein, il voudrait bien savoir un peu ce qui se passe… « N’êtes-vous pas l’auteur du Secret ? Souffrez que j’en sois la victime. » Sur quoi, peut-être, il serait temps ◀d’▶aller à ce dîner, n’était-ce pas pour huit heures ? Quitte à revenir terminer dans la nuit. À deux heures du matin, si tout a bien marché, je monterai chez « Saint-Ex » faire une partie ◀d’▶échecs et l’écouter parler des malheurs ◀de▶ sa France…
Juin 1942
La guerre va mal, il faut le dire, et persuader l’Europe qu’elle ira bien demain. La campagne sous-marine bat son plein, Tobrouk tombe, les Russes reculent, les Japonais avancent encore. Mais j’ai pu annoncer le premier raid anglais ◀de▶ mille avions, et la promesse du général Marshall : « Nous débarquerons en France. »
Juillet 1942
Saint-John Perse 12. — Lorsqu’il est arrivé en Amérique, il n’a paru ◀de▶ lui qu’une seule photo, encore était-elle prise ◀de▶ dos. (Mais ce trait justement le révélait.) Penché à un balcon ◀d’▶hôtel, au haut ◀d’▶une tour, dominant le paysage épique ◀de▶ Manhattan, il se refusait à l’interview.
À Washington, il vit dans deux petites pièces banales, accueillant un à un, mais longuement, les visiteurs qui passent par cette ville ◀de▶ nulle part. Et j’ai songé à cette autre retraite, la maison rose ◀de▶ « La Muette », où Ramuz lui aussi laisse venir ceux qui lui apportent les rumeurs ◀de▶ la planète. Mais l’un questionne et l’autre parle. Il parle ◀de▶ Briand qu’il a servi longtemps ; ◀d’▶Hitler dont il a regardé les yeux ◀de▶ près et qu’il décrit en termes médicaux ; ◀de▶ Reynaud qui l’a renvoyé sous la pression du parti ◀de▶ l’armistice… Et je doute si personne aujourd’hui parle un français plus sûr ◀de▶ ses nuances, plus naturellement mémorable.
Quand il vient à New York pour quelques jours, il se promène interminablement, suivant au long ◀d’▶avenues anonymes des caravanes ◀de▶ songes planétaires, nourris ◀de▶ maintes connaissances des prestiges, et ◀de▶ la ruse et des métiers de plus ◀d’▶une race… « Chemins du monde, l’un vous suit. » Chemins ◀d’▶exil.
2 août 1942
Un climat tempéré. — Une nouvelle vague ◀de▶ chaleur sur New York, et voici les balcons, les terrasses, les jardins suspendus jusqu’au trentième étage qui se couvrent ◀d’▶un peuple nu, quêtant un souffle ◀de▶ la mer, un courant ◀d’▶air ◀de▶ l’East River, quelque soupir… La vie s’arrête. Le business même s’alourdit et s’endort. Dans la rue des gens tombent. Le veston sur le bras, on erre dans un bain ◀de▶ vapeur, cherchant les salles réfrigérées où l’on entre le souffle coupé et ◀d’▶où l’on ressort avec un rhume. La semaine dernière, il gelait presque. L’Américain doit conserver sa garde-robe entière et tout son équipement ◀d’▶appareils électriques à chauffer, à glacer, à tempérer, en état ◀de▶ mobilisation permanente, ◀d’▶un bout à l’autre de l’année. Une bonne partie ◀de▶ ses soucis, ◀de▶ ses inventions, ◀de▶ ses dépenses, vont à neutraliser les sautes ◀d’▶humeur ◀d’▶un climat fantaisiste à l’extrême, souvent brutal.
Comme chaque jour à New York, je pense à la planète. Mais je ne puis penser aujourd’hui qu’aux climats inhumains ◀de▶ la planète. À ces ◀îles▶ des tropiques où le litre ◀de▶ rhum qu’on boit par jour et par personne, enfants compris, n’est qu’une défense, d’ailleurs désespérée, contre la torpeur écrasante qui tombe des arbres et du ciel. Aux régions polaires sans été. Au faux printemps perpétuel ◀de▶ carte postale qui baigne la cuvette californienne et qui explique cette irréalité fade et flatteuse ◀de▶ tant de films tournés à Hollywood. Aux toundras, steppes, déserts, pampas, glaciers et jungles qui couvrent neuf dixièmes des continents… Notre terre est à peine habitable, dans l’ensemble ! Et dans les régions plutôt rares où les conditions naturelles tolèrent la subsistance des vies humaines, c’est au prix ◀d’▶un effort épuisant ◀d’▶adaptation, ◀de▶ protection, ◀de▶ réaction ou ◀de▶ réfrigération, qui laisse peu ◀d’▶énergie ◀de▶ surcroît.
Où trouver un pays qui ne harcèle pas l’homme, et qui lui laisse le loisir ◀d’▶être humain, au lieu de le forcer sans trêve à défendre sa vie ◀d’▶animal ? J’en vois un, c’est peut-être le seul.
Là, point ◀de▶ catastrophes naturelles, ◀d’▶avalanches, ◀de▶ tornades, ◀de▶ volcans, ◀d’▶invasions ◀de▶ sauterelles ou ◀de▶ termites ; rien à craindre des tremblements ◀de▶ terre, des fleuves envahissants, des sécheresses périodiques ou ◀de▶ ces moiteurs dissolvantes. Les quatre saisons bien distinctes s’y succèdent dans un ordre classique. Noël tombe en hiver, non pas en plein été comme dans l’hémisphère sud. Pays qui ne connaît d’autres désastres que ceux qu’organise l’homme lui-même : la guerre et la révolution. Seul pays dont tous les manuels nous apprennent dès l’enfance — et nul ne s’en étonne — qu’il possède un climat tempéré. C’est la France. Ses habitants croient que la nature dont ils jouissent est le climat normal ◀de▶ l’homme. Ils ont raison, s’ils n’oublient pas toutefois que ce climat « normal », sur la planète, est une exception surprenante.
Tout ce que nos pères considéraient comme simple, typique, évident et « normal », la paix, la lumière blanche, l’atome ◀d’▶hydrogène, la géométrie ◀d’▶Euclide, ou le Français moyen, se révèle à l’analyse du xxe siècle comme autant ◀de▶ cas ◀d’▶exception, dont il est stupéfiant qu’ils se produisent si l’on parcourt les statistiques. La France au climat tempéré, avec son type ◀d’▶humains normalement adaptés à une nature jugée normale, est une réussite hautement improbable. Mais c’est par cela même qu’elle se trouve chargée ◀d’▶une mission universelle. Pendant des siècles, l’homme a pu y consacrer son ingéniosité à faire des arts, des armes et des lois, ◀de▶ la politique, des robes et une littérature, plus quelques âmes ◀de▶ climat dur, ◀de▶ Pascal à Rimbaud, ◀de▶ Calvin à Saint-Just. Chance anormale : chance ◀de▶ créer, pour l’ensemble du genre humain, des normes idéales ◀de▶ l’homme, le luxe même.
La France, disposant des énergies que libère une nature amie ◀de▶ l’homme, se trouve placée par cette nature même au rang ◀de▶ grande puissance ◀d’▶invention — et je prends le mot puissance au sens ◀de▶ potentiel. Si elle doit cesser demain ◀de▶ tirer ◀d’▶un privilège unique les créations qu’on attend ◀d’▶elle dans tous les ordres, que se passera-t-il ? On verra le reste du monde, et pendant des siècles peut-être, s’efforcer ◀de▶ reproduire et ◀de▶ rejoindre, par les plus coûteux artifices, ce climat qu’un Français moyen reçoit à son berceau, cadeau des fées, comme point ◀de▶ départ ◀d’▶une vie vraiment humaine.
Wesport (Connecticut), 25 août 1942
Huit jours ◀de▶ vacances à la mer. Je partage cette maison ◀de▶ bois, au bord du Sound, avec les Saint-Exupéry. Parties ◀d’▶échecs sur la galerie, après le bain, à toutes les heures du jour et ◀de▶ la nuit. Profité ◀de▶ ce bref loisir pour reprendre mon diable abandonné dans un tiroir depuis des mois, et pour en récrire deux chapitres (sur « l’amour tel qu’on le parle » et la passion réelle).
Tonio rentre un soir ◀de▶ New York portant gauchement sous le bras une longue boîte noire, ◀d’▶où sort un très jeune chien tremblant. C’est un boxer qu’il baptise Annibal. Je lui apprends à marcher en laisse, sur la plage.
18 août 1942
Peut-être qu’il n’est pas ◀de▶ bonheur plus conscient que celui ◀de▶ l’enfance retrouvée dans une vacance où le travail lui-même est jeu. Tous les prétextes que les hommes se donnent pour en sortir, un jour ou l’autre, me paraissent hypocrites ou faciles à réduire. « Gagner sa vie », dit-on, mais en vivant ainsi on aurait beaucoup moins à la gagner. « Faire une carrière », mais vues d’ici, toutes les « carrières » sont des échecs humains. « Contribuer au progrès collectif », mais la fin du progrès ne peut être qu’une plage, un loisir sur la plage, et nous l’avons ici.
New York, 2 septembre 1942
Quoi de plus sale qu’une ville dont la foule transpire ? Il faut être fou pour rentrer… Mais à l’Office, notre travail s’intensifie, et les échos nous en reviennent ◀de▶ France.
Leur dire là-bas, dire à la Résistance, que la situation se redresse lentement dans le Pacifique : car cela signifie pratiquement un peu plus ◀de▶ bateaux vers l’Europe. Leur dire que la production ◀de▶ guerre américaine peut leur sembler une tartarinade, mais que lorsqu’on la voit ◀de▶ ses yeux, elle donne une sensation directe ◀de▶ la victoire inévitable13. Leur répéter chaque jour quels sont les plans ◀d’▶Hitler pour dépouiller la France ◀de▶ sa main-d’œuvre qualifiée — opération que Laval diaboliquement baptise « relève des prisonniers » ; donner des recettes ◀de▶ sabotage, qui seront reprises par la presse clandestine… Mais dire aussi les revers et les défaites : notre consigne ◀de▶ véracité est absolue. Washington part ◀de▶ l’idée juste qu’il n’est pas ◀de▶ mensonge, si pieux mensonge soit-il, qui ne serve Hitler en fin de compte.
J’écris vingt à trente pages par jour après des heures ◀de▶ recherches préparatoires. Abondance ◀de▶ documents sur l’Afrique du Nord, depuis quelques jours…
Long Island, fin septembre 1942
Bevin House. — Nouvelle maison à la campagne, à deux heures ◀de▶ New York, avec les Saint-Ex. J’y passe mes trente-six heures ◀de▶ congé, chaque semaine. C’est Consuelo qui l’a trouvée et l’on croirait qu’elle l’a même inventée : c’est immense, sur un promontoire emplumé ◀d’▶arbres échevelés par les tempêtes, mais doucement entouré ◀de▶ trois côtés par des lagunes sinueuses qui s’avancent dans un paysage ◀de▶ forêts et ◀d’▶◀îles▶ tropicales.
« Je voulais une cabane et c’est le Palais ◀de▶ Versailles ! » s’est écrié Tonio bourru, en pénétrant le premier soir dans le hall. Maintenant, on ne saurait plus le faire sortir ◀de▶ Bevin House. Il s’est remis à écrire un conte ◀d’▶enfants qu’il illustre lui-même à l’aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds ◀d’▶oiseau des hauts parages, aux doigts précis ◀de▶ mécanicien, il s’applique à manier ◀de▶ petits pinceaux puérils et tire la langue pour ne pas « dépasser ». Je pose pour le Petit Prince couché sur le ventre et relevant les jambes. Tonio rit comme un gosse : « Vous direz plus tard en montrant ce dessin : c’est moi ! » Le soir, il nous lit les fragments ◀d’▶un livre énorme (« Je vais vous lire mon œuvre posthume ») et qui me paraît ce qu’il a fait de plus beau. Tard dans la nuit je me retire épuisé (je dois rentrer pour neuf heures à New York), mais il vient encore dans ma chambre fumer des cigarettes et discuter le coup avec une rigueur inflexible. Il me donne l’impression ◀d’▶un cerveau qui ne peut plus s’arrêter ◀de▶ penser…
New York, octobre 1942
Débarquement allié en Afrique du Nord. Nous n’avons pas quitté le bureau pendant une trentaine ◀d’▶heures. Émotion ◀d’▶être le premier à rédiger la nouvelle pour la France, à l’instant même où le GQG américain nous fait savoir qu’on peut y aller.
Bevin House, fin octobre 1942
Dans cette maison ◀d’▶il y a longtemps, semblable à celles ◀de▶ mon enfance, en marge du temps ◀de▶ la guerre, j’ai vécu des journées soustraites au Destin. La mer est grise, le soir vient, les oiseaux sifflent, et l’automne atténue la sauvagerie ◀de▶ la verdure américaine. Que fais-je ici, que rejoindre ma vie, pas à pas dans les bois solitaires ?
Il se peut qu’on m’envoie bientôt en Afrique du Nord, et ◀de▶ là… Et j’éprouve un besoin presque panique ◀de▶ me rassembler, ◀de▶ me retrouver, pour rentrer tout entier en Europe après ces deux années ◀de▶ violente dérive.