Solitudes et amitiés
New York, 22 novembre 1941
Ainsi le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ solitude m’est donné, par cette chambre ◀d’▶hôtel, dirons-nous (comme une tranchée peut signifier ◀la▶ guerre, sinon ses causes).
J’ai retrouvé, du moins, New York glaciale et belle, ce bleu ◀de▶ poudre claire et rose au lointain des avenues trop larges ◀le▶ matin, ce bleu ◀d’▶ombre ◀de▶ brique au puits des rues luisantes, dos longs ◀d’▶autos jaunes ou noires, harmonie fauve des façades, circulation vibrante aux pieds, fumerolles au ras de ◀l’▶asphalte, et ◀le▶ vent fou ! Si ◀le▶ détail est laid, voyez ◀l’▶ensemble. Pour un homme qui est seul, Manhattan est sublime. Il n’y a qu’à s’oublier dans ◀l’▶énergie fusante ◀de▶ cette capitale du matin.
28 novembre 1941
Rêve ◀de▶ ◀la▶ liberté. — Au Cosmopolitan Club une dame me dit :
— Si cet Hitler gagnait ◀la▶ guerre, pensez-vous que notre vie américaine en serait vraiment fort changée ?
— Madame, il faudrait tout un livre pour essayer ◀de▶ vous répondre. Si toutefois vous posez sérieusement cette question…
J’allais me fâcher. ◀Le▶ mari intervient :
— Donnez-moi d’abord un article sur ce sujet, pour ma revue.
◀L’▶offre est tentante, ◀la▶ revue tirant à 5 millions. J’ai essayé pendant une heure ou deux, mais non.
Ils veulent des faits, et certes il serait facile ◀d’▶en imaginer des centaines en s’inspirant ◀de▶ ce que ◀l’▶on sait ◀de▶ ◀l’▶Europe occupée par Hitler, mais aucun fait qu’on puisse énumérer ni leur ensemble ne me paraît bien convaincant. Si je leur dis qu’Hitler interdirait leur jazz, persécuterait leurs juifs, étatiserait leur industrie, supprimerait ◀la▶ presse libre et ◀la▶ radio privée, ils se demanderont s’il vaut ◀la▶ peine ◀de▶ se faire tuer pour cela, ou à ◀l’▶inverse, mais pire encore, ils croiront que ◀le▶ jazz, ◀la▶ libre concurrence, et ◀la▶ radio, sont des choses assez importantes pour qu’on se fasse tuer pour elles. Dans ◀les▶ deux cas, ◀l’▶article serait nuisible. C’est qu’il s’agit ◀d’▶autre chose que ◀de▶ faits, il s’agit du sens ◀de▶ ◀la▶ vie. Hitler, peut-être, ne changerait pas grand-chose aux faits ◀d’▶une existence déjà standardisée. Si personne ne lui résistait, il n’y aurait pas même ◀de▶ tortures. Mais quand tout serait pareil à leur vue, tout serait changé ◀d’▶une manière indicible…
Ici remonte en moi ◀le▶ souvenir ◀d’▶un rêve que j’eus en 1939, un peu avant de quitter Paris. (Je ◀l’▶ai noté.)
Je me tiens au carrefour Médicis et je regarde cette partie du boulevard Saint-Michel qui monte vers ◀l’▶Observatoire. Elle est déserte et sombre. Pas un seul réverbère allumé. Et je comprends que jamais plus je ne pourrai remonter cette rue. C’est tout, mais c’est ◀l’▶enfer, c’est ◀l’▶horreur absolue. Il faut fuir, et je me réveille8.
Je n’ai rien ◀d’▶autre à dire à mes amis d’ici. Vous marcheriez le long de vos rues habituelles et vous marcheriez dans ◀l’▶angoisse. Que me manque-t-il ? où manque-t-il quelque chose ? Ah ! mais que se passe-t-il donc ? Il ne se passe rien. Il manque seulement un je ne sais quoi dans ◀l’▶air, en vous, dans ◀la▶ démarche des passants, et voilà ◀l’▶épouvante et ◀l’▶horreur. Mais criez donc ! Que quelqu’un crie ! C’est un cauchemar !
Il manque seulement cette chose très vague, ◀la▶ liberté. Et cette fois-ci, vous ne pouvez pas vous réveiller.
7 décembre 1941
Une fois encore… —J’étais à ◀la▶ campagne avec un couple ami qui cherchait une maison à vendre, et dans une ferme où nous entrons pour quêter quelque information, on nous dit : « Pas ◀la▶ peine, c’est ◀la▶ guerre. ◀Les▶ Japonais attaquent à Pearl Harbour. Nous venons de ◀l’▶entendre à ◀la▶ radio. »
Une fois de plus, ◀la▶ vie qui change, un autre avenir qui s’ouvre et qui bée sur ◀la▶ nuit. Je connais ◀la▶ cérémonie.
Mes amis s’étonnaient ◀de▶ mon calme. Que voulez-vous, je me sens tellement plus vieux que vous, étant un jeune Européen. ◀Le▶ « premier jour ◀de▶ guerre » pour nous, c’est déjà presque une routine… 1er août 1914, 2 septembre 1939. ◀L’▶alerte ◀de▶ Munich, aussi.
Et quel jour sommes-nous, aujourd’hui ? Eh bien ce sera ◀le▶ 7 décembre 1941. Si vous voulez savoir comment ◀les▶ choses se passent, allons ce soir, en rentrant à New York, à ◀la▶ gare ◀de▶ Pennsylvanie.
Nous y fûmes. ◀La▶ bannière étoilée pendait immensément du dôme perdu dans ◀l’▶ombre, deux orchestres alternaient des marches nostalgiques, et des centaines ◀de▶ soldats tenaient chacun une femme et ◀la▶ regardaient longtemps. C’étaient ceux qu’on voyait, parce qu’on s’attend à ◀les▶ voir en pareille occasion. Mais il y en avait beaucoup d’autres, solitaires, au regard lointain. Et je pensais en ◀les▶ regardant à tous ◀les▶ drames intimes et sans issue que ◀la▶ guerre vient suspendre et annuler.
À tous ceux pour lesquels ce coup ◀de▶ gong du destin ouvre ◀le▶ champ ◀d’▶une course nouvelle, rend une espèce ◀de▶ liberté qu’ils ne pouvaient pas même imaginer ◀la▶ veille… Qui sait si ◀la▶ guerre n’arrange pas autant ◀de▶ situation sans espoir qu’elle n’en crée ?
Fin décembre 1941, 5, West 16th Street
Trouvé un petit atelier, près de Greenwich village9, au haut ◀d’▶une vieille maison ◀de▶ pierre brune, et quitté non sans soulagement mon hôtel.
Un plancher bleu foncé, des murs blancs, un plafond vitré. Deux larges et basses fenêtres sur ◀la▶ cour. En face, ◀le▶ haut building ◀d’▶une imprimerie. À droite, je domine ◀le▶ toit plat, formant terrasse, ◀d’▶une maison ◀de▶ trois étages qui est un couvent. ◀Les▶ nonnes deux par deux vont et viennent sur ce toit en lisant. Comme il n’y a ni mur, ni barrière, il faut craindre à chaque fois qu’elles fassent un pas ◀de▶ trop et tombent dans ◀le▶ vide, pour peu que leur lecture ◀les▶ passionne.
Mercredi des Cendres, février 1942
Depuis des mois, j’essayais ◀de▶ m’y mettre10. Mais je fuyais partout, dans ◀la▶ rue, dans ◀le▶ monde, au cinéma, sous ◀le▶ moindre prétexte.
À deux heures aujourd’hui, je me suis enfermé sans plus bouger, entre mon fauteuil et ma table — ◀les▶ deux bras du fauteuil touchant ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ table — devant un bloc ◀de▶ papier blanc. Des heures ont passé, immobiles. ◀Le▶ téléphone a sonné plusieurs fois, près de mon lit, sans que je bouge. J’ai lentement relu ma conférence ◀de▶ Buenos Aires, des notes éparses. À sept heures, je me suis mis à écrire. Il est dix heures et j’ai devant moi ◀les▶ trois premiers chapitres terminés. J’ai faim, j’ai froid, je suis heureux, je cours dîner pour 50 cents à ◀la▶ cafétéria du coin.
2 mars 1942
Ou écrire, ou sortir. — Après trois jours et nuits ◀de▶ travail acharné, j’ai tenté hier soir une sortie. Deux signes m’ont prouvé que jusqu’à nouvel ordre je suis ◀le▶ prisonnier ◀de▶ mon livre et ferais bien ◀de▶ ne plus m’en échapper.
Je devais aller chez des amis après ◀le▶ dîner. J’entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. ◀La▶ salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J’hésite sur ◀le▶ seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond ◀de▶ ◀la▶ salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L’un des hommes m’ayant remarqué, je ◀l’▶entends dire : « Voilà ◀le▶ diable ! » Ils se retournent à demi et rient. J’ai fui. Pas ◀d’▶autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans dîner chez mes amis.
Je n’en ai pas de plus charmants dans toute ◀la▶ ville, et je ◀les▶ ai vus presque chaque jour ◀le▶ mois dernier. Mais ce soir-là, je n’avais rien à dire, et me demandais non sans angoisse ce que ◀l’▶on peut bien avoir à dire, en général, quand on se trouve à six ou huit dans un salon. Rentré tôt, mais n’ai rien fait qui vaille ◀de▶ toute ◀la▶ nuit. Voilà qui est clair : ou écrire, ou sortir.
4 mars 1942
À Town Hall, Wanda Landowska jouait cet après-midi ◀les▶ Variations Goldberg. Pendant une heure et demie, ◀les▶ nerfs aussi vibrants que ◀les▶ cordes du clavecin, combien ◀de▶ fois cette mathématique vierge et vivace comme ◀la▶ sainteté même ne m’a-t-elle pas conduit au bord des larmes ! Parfois aussi mes yeux se fermaient malgré moi, car j’avais travaillé toute ◀la▶ nuit et ◀l’▶émotion me fait dormir. Je suis sorti pénétré ◀d’▶une ivresse dont j’imagine qu’elle est ◀l’▶état normal des anges, et décidé à récrire tout mon livre.
Je ne puis entendre Bach sans avoir honte ◀d’▶écrire. Comment frapper ◀les▶ mots ◀d’▶une touche aussi allègre ? Comment ◀les▶ faire danser ◀de▶ cette joie ◀de▶ dire vrai ? Et comment ◀les▶ séduire au rythme sans défaut, sans relâche et sans repentir, ◀d’▶une pensée qui soit digne encore ◀d’▶être pensée, ◀d’▶être reçue, dans ◀le▶ monde établi par une seule fugue ◀de▶ Bach ?
20 mars 1942
Pluie torrentielle et fonte des neiges. ◀Les▶ nonnes ne sortent plus, ou sont peut-être tombées dans ◀la▶ cour. Des gouttes chargées ◀de▶ suie s’écrasent sur mon papier, ◀la▶ verrière doit être fendue ou mal jointe. Raccommodé avec un ligament ◀de▶ ficelle verte ◀le▶ pied cassé ◀de▶ mon petit fauteuil. Bonheur ◀d’▶écrire et ◀de▶ me sentir libre nuit et jour.
Fin mars 1942
Écrit finis à six heures du matin. Église Saint-Marc à ◀l’▶aube froide, quelques bonnes femmes et un jeune homme devant ◀le▶ vieux prêtre anglican, dans une crypte ◀de▶ pierre nue. Exorciser en moi ◀la▶ part du diable, celle qu’il a sans doute prise à mon ouvrage.
Idée bizarre : si j’ai si vite bouclé ce livre, c’était pour essayer ◀de▶ ◀le▶ prendre ◀de▶ vitesse.
1er avril 1942
Une lettre du propriétaire m’apprend qu’on va démolir mon étage. Je louais cet atelier au mois et n’ai donc plus qu’à déguerpir sans insister.
16 avril 1942, 11 West 52th Street
Emménagé dans une belle chambre blanche, vaste et carrée. Je me sens rendu au monde et à ◀la▶ vie courante. Mais pendant que je m’escrimais contre son image fuyante, ◀le▶ diable a tranquillement vidé mon compte en banque, et je ne suis pas plus avancé qu’au temps de mon île atlantique.
Premiers cours à ◀l’▶École libre des hautes études 11. Cela ne fait pas vivre son homme plus ◀d’▶un mois, mais cela fait vivre un peu de culture française.
21 avril 1942
Comme on regarde ◀les▶ vitrines différemment selon qu’on a ◀de▶ ◀l’▶argent dans sa poche ou non ! D’abord, on ne regarde pas ◀les▶ mêmes. Ou dans ◀la▶ même, on ne voit pas ◀les▶ mêmes objets. Et comme ◀le▶ monde est une vitrine, en bonne partie, il doit être possible ◀de▶ déterminer ◀le▶ degré ◀de▶ fortune ou ◀d’▶infortune ◀d’▶un auteur d’après ses descriptions du monde.
17 avril 1942
Quand on vient de terminer un livre et que ◀l’▶esprit reste tout excité mais sans objet sur lequel se jeter, il en fait voir ◀de▶ toutes ◀les▶ couleurs aux rudiments ◀d’▶idées qui ◀le▶ traversent. Il s’empare ◀de▶ leurs mots si vivement qu’il ◀les▶ tord, ◀les▶ renverse, et ◀les▶ rend ridicules. Et son plus grand plaisir est ◀de▶ leur faire avouer tout ce qu’ils peuvent dire ◀d’▶absurde ou ◀de▶ contradictoire. Exemples, dans mes notes ◀de▶ ces jours-ci :
— Quel est ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ risque ?
— Littéralement : un corps de garde.
— Et ◀le▶ contraire des risques ◀de▶ ◀l’▶esprit ?
— N’y a-t-il pas une difficulté qui subsiste ? Pouvez-vous ◀la▶ nommer ?
— Vous me parlez ◀de▶ ◀l’▶état de grâce quand j’ai besoin ◀d’▶un dollar pour déjeuner !
— Vous me parlez ◀d’▶un dollar pour déjeuner quand il s’agit ◀d’▶être en état de grâce !
— J’ai dormi vers ◀la▶ fin du film. Que s’est-il donc passé entre ◀le▶ moment où ◀le▶ fugitif embrassait ◀la▶ fille dans sa mansarde et ◀le▶ moment où il va s’embarquer ?
— Rien.
— J’ai vraiment tout vu ?
— Oui, vous avez rêvé que vous dormiez.
Un réfugié arrivant à New York me dit :
— Puisqu’ils ne croient qu’à ◀l’▶argent, dans ce pays, je suis bien décidé à ◀le▶ leur faire payer cher !
— Je vois qu’ils vous ont eu, déjà. Et même pour rien.
10 mai 1942
Un job. — J’étais allé voir mes enfants à Long Island, ◀le▶ samedi soir, et ◀le▶ dimanche matin j’annonce subitement que je dois rentrer en ville pour une affaire pressante. En vérité j’ignorais quelle affaire, mais je sentais qu’il fallait rentrer. J’ouvre ma porte et j’entends ◀le▶ téléphone. C’est un ami qui va quitter ◀l’▶Office of War Information, étant appelé ◀d’▶urgence à Washington. ◀La▶ place sera vacante demain après-midi, et sans doute aussitôt repourvue. Si j’y vais, j’ai ◀les▶ plus grandes chances.
J’y suis allé et une demi-heure plus tard, je me mettais à ce travail, nouveau pour moi : écrire des textes ◀d’▶information et des commentaires politiques, diffusés par ondes courtes vers ◀la▶ France et retransmis ◀de▶ Londres par ◀la▶ BBC.
Fin mai 1942
Échantillons. — Voici donc ◀la▶ section ◀de▶ langue française ◀d’▶un organisme américain qui tient ◀le▶ rang et joue le rôle de ministère ◀de▶ ◀l’▶Information. Il peut être amusant ◀de▶ noter, pour plus tard, ◀la▶ composition ◀de▶ notre équipe en termes de gazette littéraire.
◀L’▶ancien rédacteur en chef ◀de▶ Paris-Soir assisté par ◀l’▶ancien secrétaire ◀de▶ ◀la▶ Revue hebdomadaire ◀la▶ dirige. ◀L’▶ancien secrétaire ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Revue française et ◀l’▶ancien rédacteur en chef du Matin lui fournissent ◀de▶ ◀la▶ copie. ◀Les▶ anciens directeurs ◀de▶ ◀La▶ Révolution surréaliste et ◀de▶ ◀l’▶Esprit nouveau parlent cette copie devant ◀le▶ micro. Cependant que s’affairent dans ◀la▶ grande salle centrale ◀d’▶anciens collaborateurs des Nouvelles littéraires , du Collège ◀de▶ sociologie, ◀d’▶ Esprit , du Figaro , etc. Telles sont ◀les▶ petites surprises ◀de▶ ◀l’▶exil.
Fin juin 1942
Une journée à ◀l’▶OWI. — André Breton, superbement courtois, patient comme un lion bien décidé à ignorer ◀les▶ barreaux ◀de▶ sa cage, apparaît vers cinq heures au fond ◀de▶ ◀la▶ grande salle. Il vient nous prêter sa voix noble, agrémentée ◀d’▶un léger sifflement, mais il garde pour lui son port ◀de▶ tête et sa présence ◀d’▶esprit indiscernablement ironique, admirante et solennelle. Qu’on lui donne un royaume ! Ou plutôt non : qu’on lui donne une église à régir, et ◀le▶ beau nom du sacerdoce à restaurer dans une atmosphère orageuse ! Mais ◀l’▶Amérique n’est pas son fort. Il y tient ◀le▶ succès à distance, laissant à Salvador Dali, qu’il appelle Avida Dollars, ◀le▶ soin ◀de▶ faire monnaie ◀d’▶une étiquette plus prestigieuse ici qu’à Paris même : surréalisme.
Chaque soir, pendant que mon texte terminé sous pression passe par une série ◀de▶ bureaux, ◀de▶ ◀la▶ censure à ◀la▶ polycopie, avant ◀d’▶être remis aux speakers, nous trouvons un moment pour causer. Et souvent nous parlons des fêtes que nous rêvons ◀d’▶organiser.
Celle par exemple qui devrait durer trois jours dans une vaste demeure aux portes condamnées, où chaque invité amènerait une personne inconnue des autres, tous étant costumés et masqués, ◀les▶ propos échangés dans un style rigoureusement prescrit, ◀les▶ heures réglées, ◀le▶ moindre indice ◀de▶ relâchement dans ◀l’▶attitude ou ◀le▶ langage entraînant des sanctions immédiates. Rendre un sens aux paroles, aux gestes et au costume, par cela même à ◀la▶ Surprise… Introduction à ◀la▶ vie hiératique… C’est un rêve ◀de▶ compensation, si ◀l’▶on voit dans quel cadre nous sommes en train de causer. Trente machines à écrire dans cette salle, en contrepoint avec deux télétypes, visières vertes aux fronts sous ◀les▶ lampes dures, manches retroussées, fatigue, paniques locales entre des groupes qui bavardent…
Passe Julien Green, il apporte son texte sur ◀la▶ vie dans ◀les▶ camps ◀d’▶entraînement. Il a trouvé ◀le▶ moyen ◀de▶ se rendre plus invisible encore à force de discrétion, en revêtant ◀l’▶uniforme simple du GI.
Ces messieurs ◀les▶ speakers, qui sont André Breton, ◀le▶ peintre Amédée Ozenfant et ◀le▶ jeune fils des Pitoëff, se voient priés ◀de▶ passer au studio 16 pour ◀l’▶émission. Dans cinq minutes, au fond ◀d’▶une campagne française — ce sera déjà ◀la▶ nuit là-bas — des oreilles clandestines entendront : « ◀la▶ Voix ◀de▶ ◀l’▶Amérique parle aux Français. »
Il est temps que je recueille et dépouille ◀les▶ directives ◀de▶ Washington, ◀de▶ New York, ◀de▶ Londres, pour ma seconde émission, celle ◀de▶ ◀la▶ nuit. Pierre Lazareff, en bras ◀de▶ chemise, sort ◀de▶ sa cage vitrée, ◀le▶ crayon sur ◀l’▶oreille et ◀le▶ front maculé ◀d’▶encre à copier. Il me cherche du regard par-dessus ses lunettes. Il tient une liasse ◀de▶ documents, ◀les▶ feuillette rapidement, comme sans regarder, sort une page ◀d’▶un petit geste nerveux : « Voilà ce que vous cherchiez, mon cher. Une bonne idée pour vous là-dedans ! » Cela tient ◀de▶ ◀la▶ divination, et c’est juste neuf fois sur dix.
Huit heures et demie. ◀L’▶équipe ◀de▶ nuit s’installe sans bruit dans ◀les▶ bureaux presque déserts. Téléphone ◀de▶ Bernstein, il voudrait bien savoir un peu ce qui se passe… « N’êtes-vous pas ◀l’▶auteur du Secret ? Souffrez que j’en sois ◀la▶ victime. » Sur quoi, peut-être, il serait temps ◀d’▶aller à ce dîner, n’était-ce pas pour huit heures ? Quitte à revenir terminer dans ◀la▶ nuit. À deux heures du matin, si tout a bien marché, je monterai chez « Saint-Ex » faire une partie ◀d’▶échecs et ◀l’▶écouter parler des malheurs ◀de▶ sa France…
Juin 1942
◀La▶ guerre va mal, il faut ◀le▶ dire, et persuader ◀l’▶Europe qu’elle ira bien demain. ◀La▶ campagne sous-marine bat son plein, Tobrouk tombe, ◀les▶ Russes reculent, ◀les▶ Japonais avancent encore. Mais j’ai pu annoncer le premier raid anglais ◀de▶ mille avions, et ◀la▶ promesse du général Marshall : « Nous débarquerons en France. »
Juillet 1942
Saint-John Perse 12. — Lorsqu’il est arrivé en Amérique, il n’a paru ◀de▶ lui qu’une seule photo, encore était-elle prise ◀de▶ dos. (Mais ce trait justement ◀le▶ révélait.) Penché à un balcon ◀d’▶hôtel, au haut ◀d’▶une tour, dominant ◀le▶ paysage épique ◀de▶ Manhattan, il se refusait à ◀l’▶interview.
À Washington, il vit dans deux petites pièces banales, accueillant un à un, mais longuement, ◀les▶ visiteurs qui passent par cette ville ◀de▶ nulle part. Et j’ai songé à cette autre retraite, ◀la▶ maison rose ◀de▶ « ◀La▶ Muette », où Ramuz lui aussi laisse venir ceux qui lui apportent ◀les▶ rumeurs ◀de▶ ◀la▶ planète. Mais l’un questionne et l’autre parle. Il parle ◀de▶ Briand qu’il a servi longtemps ; ◀d’▶Hitler dont il a regardé ◀les▶ yeux ◀de▶ près et qu’il décrit en termes médicaux ; ◀de▶ Reynaud qui ◀l’▶a renvoyé sous ◀la▶ pression du parti ◀de▶ ◀l’▶armistice… Et je doute si personne aujourd’hui parle un français plus sûr ◀de▶ ses nuances, plus naturellement mémorable.
Quand il vient à New York pour quelques jours, il se promène interminablement, suivant au long ◀d’▶avenues anonymes des caravanes ◀de▶ songes planétaires, nourris ◀de▶ maintes connaissances des prestiges, et ◀de▶ ◀la▶ ruse et des métiers de plus ◀d’▶une race… « Chemins du monde, l’un vous suit. » Chemins ◀d’▶exil.
2 août 1942
Un climat tempéré. — Une nouvelle vague ◀de▶ chaleur sur New York, et voici ◀les▶ balcons, ◀les▶ terrasses, ◀les▶ jardins suspendus jusqu’au trentième étage qui se couvrent ◀d’▶un peuple nu, quêtant un souffle ◀de▶ ◀la▶ mer, un courant ◀d’▶air ◀de▶ ◀l’▶East River, quelque soupir… ◀La▶ vie s’arrête. ◀Le▶ business même s’alourdit et s’endort. Dans ◀la▶ rue des gens tombent. ◀Le▶ veston sur ◀le▶ bras, on erre dans un bain ◀de▶ vapeur, cherchant ◀les▶ salles réfrigérées où ◀l’▶on entre ◀le▶ souffle coupé et ◀d’▶où ◀l’▶on ressort avec un rhume. ◀La▶ semaine dernière, il gelait presque. ◀L’▶Américain doit conserver sa garde-robe entière et tout son équipement ◀d’▶appareils électriques à chauffer, à glacer, à tempérer, en état ◀de▶ mobilisation permanente, ◀d’▶un bout à l’autre de ◀l’▶année. Une bonne partie ◀de▶ ses soucis, ◀de▶ ses inventions, ◀de▶ ses dépenses, vont à neutraliser ◀les▶ sautes ◀d’▶humeur ◀d’▶un climat fantaisiste à ◀l’▶extrême, souvent brutal.
Comme chaque jour à New York, je pense à ◀la▶ planète. Mais je ne puis penser aujourd’hui qu’aux climats inhumains ◀de▶ ◀la▶ planète. À ces îles des tropiques où ◀le▶ litre ◀de▶ rhum qu’on boit par jour et par personne, enfants compris, n’est qu’une défense, d’ailleurs désespérée, contre ◀la▶ torpeur écrasante qui tombe des arbres et du ciel. Aux régions polaires sans été. Au faux printemps perpétuel ◀de▶ carte postale qui baigne ◀la▶ cuvette californienne et qui explique cette irréalité fade et flatteuse ◀de▶ tant de films tournés à Hollywood. Aux toundras, steppes, déserts, pampas, glaciers et jungles qui couvrent neuf dixièmes des continents… Notre terre est à peine habitable, dans ◀l’▶ensemble ! Et dans ◀les▶ régions plutôt rares où ◀les▶ conditions naturelles tolèrent ◀la▶ subsistance des vies humaines, c’est au prix ◀d’▶un effort épuisant ◀d’▶adaptation, ◀de▶ protection, ◀de▶ réaction ou ◀de▶ réfrigération, qui laisse peu ◀d’▶énergie ◀de▶ surcroît.
Où trouver un pays qui ne harcèle pas ◀l’▶homme, et qui lui laisse ◀le▶ loisir ◀d’▶être humain, au lieu de ◀le▶ forcer sans trêve à défendre sa vie ◀d’▶animal ? J’en vois un, c’est peut-être ◀le▶ seul.
Là, point ◀de▶ catastrophes naturelles, ◀d’▶avalanches, ◀de▶ tornades, ◀de▶ volcans, ◀d’▶invasions ◀de▶ sauterelles ou ◀de▶ termites ; rien à craindre des tremblements ◀de▶ terre, des fleuves envahissants, des sécheresses périodiques ou ◀de▶ ces moiteurs dissolvantes. ◀Les▶ quatre saisons bien distinctes s’y succèdent dans un ordre classique. Noël tombe en hiver, non pas en plein été comme dans ◀l’▶hémisphère sud. Pays qui ne connaît d’autres désastres que ceux qu’organise ◀l’▶homme lui-même : ◀la▶ guerre et ◀la▶ révolution. Seul pays dont tous ◀les▶ manuels nous apprennent dès ◀l’▶enfance — et nul ne s’en étonne — qu’il possède un climat tempéré. C’est ◀la▶ France. Ses habitants croient que ◀la▶ nature dont ils jouissent est ◀le▶ climat normal ◀de▶ ◀l’▶homme. Ils ont raison, s’ils n’oublient pas toutefois que ce climat « normal », sur ◀la▶ planète, est une exception surprenante.
Tout ce que nos pères considéraient comme simple, typique, évident et « normal », ◀la▶ paix, ◀la▶ lumière blanche, ◀l’▶atome ◀d’▶hydrogène, ◀la▶ géométrie ◀d’▶Euclide, ou ◀le▶ Français moyen, se révèle à ◀l’▶analyse du xxe siècle comme autant ◀de▶ cas ◀d’▶exception, dont il est stupéfiant qu’ils se produisent si ◀l’▶on parcourt ◀les▶ statistiques. ◀La▶ France au climat tempéré, avec son type ◀d’▶humains normalement adaptés à une nature jugée normale, est une réussite hautement improbable. Mais c’est par cela même qu’elle se trouve chargée ◀d’▶une mission universelle. Pendant des siècles, ◀l’▶homme a pu y consacrer son ingéniosité à faire des arts, des armes et des lois, ◀de▶ ◀la▶ politique, des robes et une littérature, plus quelques âmes ◀de▶ climat dur, ◀de▶ Pascal à Rimbaud, ◀de▶ Calvin à Saint-Just. Chance anormale : chance ◀de▶ créer, pour ◀l’▶ensemble du genre humain, des normes idéales ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀le▶ luxe même.
◀La▶ France, disposant des énergies que libère une nature amie ◀de▶ ◀l’▶homme, se trouve placée par cette nature même au rang ◀de▶ grande puissance ◀d’▶invention — et je prends ◀le▶ mot puissance au sens ◀de▶ potentiel. Si elle doit cesser demain ◀de▶ tirer ◀d’▶un privilège unique ◀les▶ créations qu’on attend ◀d’▶elle dans tous ◀les▶ ordres, que se passera-t-il ? On verra ◀le▶ reste du monde, et pendant des siècles peut-être, s’efforcer ◀de▶ reproduire et ◀de▶ rejoindre, par ◀les▶ plus coûteux artifices, ce climat qu’un Français moyen reçoit à son berceau, cadeau des fées, comme point ◀de▶ départ ◀d’▶une vie vraiment humaine.
Wesport (Connecticut), 25 août 1942
Huit jours ◀de▶ vacances à ◀la▶ mer. Je partage cette maison ◀de▶ bois, au bord du Sound, avec ◀les▶ Saint-Exupéry. Parties ◀d’▶échecs sur ◀la▶ galerie, après ◀le▶ bain, à toutes ◀les▶ heures du jour et ◀de▶ ◀la▶ nuit. Profité ◀de▶ ce bref loisir pour reprendre mon diable abandonné dans un tiroir depuis des mois, et pour en récrire deux chapitres (sur « ◀l’▶amour tel qu’on ◀le▶ parle » et ◀la▶ passion réelle).
Tonio rentre un soir ◀de▶ New York portant gauchement sous ◀le▶ bras une longue boîte noire, ◀d’▶où sort un très jeune chien tremblant. C’est un boxer qu’il baptise Annibal. Je lui apprends à marcher en laisse, sur ◀la▶ plage.
18 août 1942
Peut-être qu’il n’est pas ◀de▶ bonheur plus conscient que celui ◀de▶ ◀l’▶enfance retrouvée dans une vacance où ◀le▶ travail lui-même est jeu. Tous ◀les▶ prétextes que ◀les▶ hommes se donnent pour en sortir, un jour ou l’autre, me paraissent hypocrites ou faciles à réduire. « Gagner sa vie », dit-on, mais en vivant ainsi on aurait beaucoup moins à ◀la▶ gagner. « Faire une carrière », mais vues d’ici, toutes ◀les▶ « carrières » sont des échecs humains. « Contribuer au progrès collectif », mais ◀la▶ fin du progrès ne peut être qu’une plage, un loisir sur ◀la▶ plage, et nous ◀l’▶avons ici.
New York, 2 septembre 1942
Quoi de plus sale qu’une ville dont ◀la▶ foule transpire ? Il faut être fou pour rentrer… Mais à ◀l’▶Office, notre travail s’intensifie, et ◀les▶ échos nous en reviennent ◀de▶ France.
Leur dire là-bas, dire à ◀la▶ Résistance, que ◀la▶ situation se redresse lentement dans ◀le▶ Pacifique : car cela signifie pratiquement un peu plus ◀de▶ bateaux vers ◀l’▶Europe. Leur dire que ◀la▶ production ◀de▶ guerre américaine peut leur sembler une tartarinade, mais que lorsqu’on ◀la▶ voit ◀de▶ ses yeux, elle donne une sensation directe ◀de▶ ◀la▶ victoire inévitable13. Leur répéter chaque jour quels sont ◀les▶ plans ◀d’▶Hitler pour dépouiller ◀la▶ France ◀de▶ sa main-d’œuvre qualifiée — opération que Laval diaboliquement baptise « relève des prisonniers » ; donner des recettes ◀de▶ sabotage, qui seront reprises par ◀la▶ presse clandestine… Mais dire aussi ◀les▶ revers et ◀les▶ défaites : notre consigne ◀de▶ véracité est absolue. Washington part ◀de▶ ◀l’▶idée juste qu’il n’est pas ◀de▶ mensonge, si pieux mensonge soit-il, qui ne serve Hitler en fin de compte.
J’écris vingt à trente pages par jour après des heures ◀de▶ recherches préparatoires. Abondance ◀de▶ documents sur ◀l’▶Afrique du Nord, depuis quelques jours…
Long Island, fin septembre 1942
Bevin House. — Nouvelle maison à ◀la▶ campagne, à deux heures ◀de▶ New York, avec ◀les▶ Saint-Ex. J’y passe mes trente-six heures ◀de▶ congé, chaque semaine. C’est Consuelo qui ◀l’▶a trouvée et ◀l’▶on croirait qu’elle ◀l’▶a même inventée : c’est immense, sur un promontoire emplumé ◀d’▶arbres échevelés par ◀les▶ tempêtes, mais doucement entouré ◀de▶ trois côtés par des lagunes sinueuses qui s’avancent dans un paysage ◀de▶ forêts et ◀d’▶îles tropicales.
« Je voulais une cabane et c’est ◀le▶ Palais ◀de▶ Versailles ! » s’est écrié Tonio bourru, en pénétrant le premier soir dans ◀le▶ hall. Maintenant, on ne saurait plus ◀le▶ faire sortir ◀de▶ Bevin House. Il s’est remis à écrire un conte ◀d’▶enfants qu’il illustre lui-même à ◀l’▶aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds ◀d’▶oiseau des hauts parages, aux doigts précis ◀de▶ mécanicien, il s’applique à manier ◀de▶ petits pinceaux puérils et tire ◀la▶ langue pour ne pas « dépasser ». Je pose pour ◀le▶ Petit Prince couché sur ◀le▶ ventre et relevant ◀les▶ jambes. Tonio rit comme un gosse : « Vous direz plus tard en montrant ce dessin : c’est moi ! » ◀Le▶ soir, il nous lit ◀les▶ fragments ◀d’▶un livre énorme (« Je vais vous lire mon œuvre posthume ») et qui me paraît ce qu’il a fait de plus beau. Tard dans ◀la▶ nuit je me retire épuisé (je dois rentrer pour neuf heures à New York), mais il vient encore dans ma chambre fumer des cigarettes et discuter ◀le▶ coup avec une rigueur inflexible. Il me donne l’impression ◀d’▶un cerveau qui ne peut plus s’arrêter ◀de▶ penser…
New York, octobre 1942
Débarquement allié en Afrique du Nord. Nous n’avons pas quitté ◀le▶ bureau pendant une trentaine ◀d’▶heures. Émotion ◀d’▶être le premier à rédiger ◀la▶ nouvelle pour ◀la▶ France, à l’instant même où ◀le▶ GQG américain nous fait savoir qu’on peut y aller.
Bevin House, fin octobre 1942
Dans cette maison ◀d’▶il y a longtemps, semblable à celles ◀de▶ mon enfance, en marge du temps ◀de▶ ◀la▶ guerre, j’ai vécu des journées soustraites au Destin. ◀La▶ mer est grise, ◀le▶ soir vient, ◀les▶ oiseaux sifflent, et ◀l’▶automne atténue ◀la▶ sauvagerie ◀de▶ ◀la▶ verdure américaine. Que fais-je ici, que rejoindre ma vie, pas à pas dans ◀les▶ bois solitaires ?
Il se peut qu’on m’envoie bientôt en Afrique du Nord, et ◀de▶ là… Et j’éprouve un besoin presque panique ◀de▶ me rassembler, ◀de▶ me retrouver, pour rentrer tout entier en Europe après ces deux années ◀de▶ violente dérive.