Virginie
Septembre 1943
Un éditeur américain m’ayant demandé d’▶écrire une version élargie ◀de▶ mon diable, j’ai saisi ◀l’▶occasion pour obéir aux avertissements du médecin et me faire accorder un congé ◀de▶ plusieurs mois. Cela tombait bien, et non seulement pour ma santé. À mesure que ◀la▶ victoire des Alliés se précise, leur politique m’inquiète davantage. Expliquer chaque jour aux Français une attitude dont on n’approuve soi-même ni ◀les▶ motifs ni ◀les▶ fins, c’était malsain. Et celui qui ne peut plus s’exprimer librement au sujet de ◀la▶ liberté, il ◀la▶ perd en feignant ◀de▶ ◀la▶ défendre encore. Prenons du champ.
Et d’abord un grand bain ◀d’▶air pur, après un an et demi dans ces bureaux plus étouffants en hiver qu’en été.
Oak Spring (Virginie), 11 octobre 1943
◀Le▶ Sud commence à Washington, dit-on. Mais ce ne sont d’abord que plaines neutres, forêts ◀de▶ chênes et ◀de▶ sapins. Puis lentement ce paysage intermédiaire se colore, s’illumine et prépare une mue. En atteignant une ligne ◀de▶ cyprès au haut ◀d’▶une côte, quand j’ai vu ◀l’▶horizon bleuir dans ◀l’▶arc immatériel des Appalaches, et ◀le▶ ciel s’alléger sur des terres plus nues, j’ai senti que nous passions un seuil, comme on ◀le▶ sent un peu après Valence quand on descend vers ◀le▶ Midi. Pendant une heure encore nous avons traversé des plateaux légèrement vallonnés où galopaient des troupeaux ◀de▶ chevaux, et des villages aux maisons ◀de▶ bois tristes qui s’appelaient Chantilly ou Paris mais que semblaient n’habiter que des nègres et quelques cavaliers en redingote rouge. Et puis nous avons ralenti pour prendre une petite route sinueuse où ◀l’▶on croisait des chariots à deux roues, et ◀les▶ gens saluaient bien poliment : signe évident ◀d’▶un esprit « féodal » si j’en crois ◀les▶ jeunes gens ◀de▶ New York…
◀La▶ maison qu’on me prête est une illustration ◀de▶ livre anglais ◀de▶ mon enfance : cheminée à ◀la▶ bretonne, toit ◀d’▶ardoise, grosses pierres grises, sur un tertre entouré ◀d’▶un ruisseau, piqué ◀de▶ saules pleureurs et ◀de▶ chênes dorés. Quatre chambres fleuries ◀d’▶abondants chrysanthèmes. ◀Les▶ boiseries, ◀les▶ rideaux et ◀les▶ plats viennent de Suisse, ◀le▶ couple ◀de▶ domestiques ◀d’▶Avignon ; et je suis seul. ◀Le▶ soir je vais à cinq minutes ◀de▶ là dîner dans ◀la▶ « grande maison », résidence ◀de▶ style colonial en brique sang ◀de▶ bœuf, ornée ◀de▶ hautes colonnes blanches et ◀d’▶un fronton triangulaire. Que dire ◀de▶ ◀l’▶intérieur, sinon que tant de luxe, humanisé par tant de goût s’y rend presque invisible aux premiers regards. Laissons aux simples millionnaires ◀les▶ plaisirs ◀de▶ ◀la▶ montre, du show off… ◀Les▶ milliardaires ont ◀la▶ simplicité des ducs.
14 octobre 1943
Vis-à-vis de ◀la▶ richesse des autres, conserver ◀la▶ même liberté que dans sa propre pauvreté, c’est tout ◀le▶ secret.
J’ai souvent soupçonné que ceux qui se drapent dans une hostilité quasiment méprisante quand on leur parle ◀d’▶une très grosse fortune, feraient ◀de▶ mauvais pauvres et ◀de▶ mauvais amis. C’est passionnant, ◀les▶ énormes fortunes. Passionnant à regarder ◀de▶ près, plutôt qu’à posséder soi-même, bien entendu. Comme il est difficile ◀de▶ ◀les▶ manier, ◀de▶ ◀les▶ mouvoir, et ◀d’▶en faire usage, simplement… Je vois Mary signer son courrier du matin, comme un ministre, et je lui pose vingt questions naïves.
Est-ce que ce n’est pas une malédiction, tout cet or ? Est-ce que ◀l’▶or n’a pas ◀le▶ pouvoir ◀de▶ dessécher tout être humain, ou animal, ou végétal, qui s’en approche trop longtemps ? Est-ce que ◀le▶ fait ◀de▶ posséder mettons deux-cents fois plus qu’un ◀de▶ nos grands millionnaires se traduit par certains avantages sensibles, ou simplement par des soucis accumulés ? Est-ce que ◀l’▶on se sent follement puissant, ou au contraire tout empêtré et vulnérable, dans ◀le▶ monde économique et social ◀d’▶aujourd’hui ?…
Or j’ai senti que ◀le▶ mystère des grandes fortunes tient à ce que nul ne peut répondre à ces questions, même en multipliant ◀les▶ précisions techniques qui permettraient ◀de▶ ◀les▶ rendre plus concrètes16.
19 octobre 1943
Coup ◀d’▶œil sur ◀le▶ Département culturel ◀de▶ ce vaste royaume (que Mary administre seule, pendant que son mari fait ◀la▶ guerre).
◀Le▶ Musée National ◀de▶ Washington, construit par eux et doté au départ ◀de▶ toute leur collection ◀de▶ tableaux, puis remis à ◀l’▶État en 1940, mais ils en gardent ◀la▶ charge partielle. Une maison d’édition consacrée aux études ◀de▶ psychologie et ◀de▶ mythologie ◀les▶ plus modernes. Un système ingénieux ◀de▶ pensions aux jeunes auteurs, qui leur assure ◀le▶ minimum vital sans ◀les▶ lier. Enfin des « œuvres » innombrables, une Université, et ◀la▶ Croix-Rouge. Et des projets dont je voudrais pouvoir parler déjà, parce qu’ils révèlent précisément cette forme ◀d’▶imagination qui manque ◀le▶ plus à nos élites : ◀l’▶intuition des mythes ◀de▶ notre âge et ◀de▶ leur dynamisme profond.
Existe-t-il une seule femme en Europe qui dispose ◀de▶ moyens pareils au service ◀d’▶une si ferme vision ? Nous répétons que ◀l’▶Amérique est barbare. Mais qu’avons-nous fait ◀de▶ ◀la▶ force ? Nous ◀la▶ laissons à ◀la▶ brute hitlérienne. Et qu’avons-nous fait ◀de▶ ◀l’▶esprit ? ◀L’▶inefficacité par excellence. « Trop intelligent pour agir » était une phrase fine à Paris, comme à Londres et même à Berlin. Or ◀la▶ langue française nous apprend que celui qui ne peut rien, fût-il un grand esprit, s’appelle exactement un imbécile.
19 octobre 1943
Argent, salaire et vocation. — ◀Les▶ inégalités ◀de▶ salaires ◀les▶ plus énormes que ◀l’▶Histoire ait jamais connues sont celles qu’on voit en Russie soviétique. Or ce ne sont pas ◀les▶ différences qui me révoltent, mais ◀la▶ tyrannie qui ◀les▶ dicte. ◀Le▶ monde capitaliste est arbitraire et manifestement injuste : il ne tient aucun compte des vocations. Mais ◀le▶ monde soviétique décrète une justice plus inhumaine que ◀le▶ désordre, et il supprime ◀les▶ droits ◀de▶ recours et ◀de▶ révolte qui nous sont encore impartis : il prétend distribuer lui-même ◀les▶ vocations, au nom du peuple, c’est-à-dire pratiquement ◀d’▶un fonctionnaire.
Ma doctrine sur ◀l’▶argent et son usage s’oppose symétriquement aux deux régimes, puisqu’elle se fonde sur ◀la▶ réalité et sur ◀la▶ liberté des vocations. Je dois mon œuvre à ◀la▶ communauté, c’est un service qu’on ne saurait chiffrer, je ◀le▶ lui donne. En retour, elle me doit ◀les▶ moyens ◀de▶ mon travail. Si j’exige trop, j’en serai le premier gêné. Qu’on fasse confiance au travailleur, car lui seul est en mesure ◀d’▶estimer ses besoins. Il n’y aura dans ce régime pas plus ◀d’▶abus que vos systèmes ◀de▶ contrôle n’en provoquent. Je dis qu’il y en aura bien moins. Et quand il y en aurait bien davantage, ce serait encore plus tolérable et beaucoup moins cher que vos guerres.
21 octobre 1943
Nous avons inventé un jeu ◀de▶ cartes — une manière entièrement nouvelle ◀de▶ ◀les▶ tirer — qui permet ◀de▶ faire en un quart d’heure ◀la▶ psychanalyse ◀d’▶un sujet. Terme imprévu, et qui peut-être se révélera mieux qu’amusant, ◀d’▶une étude attentive des symboles que personne ne voit plus sur ◀les▶ cartes à jouer. Nous nous sommes inspirés librement des recherches — non encore publiées — ◀de▶ C. G. Jung.
23 octobre 1943
◀La▶ fille aînée ◀de▶ Mary, qui a 9 ans, croit à Pégase et ◀l’▶aime ◀de▶ tout son cœur. On lui a planté sur une prairie un vaste cercle ◀de▶ cyprès où Pégase un jour descendra, si ce n’est plutôt une nuit. Et chaque matin, elle va regarder ◀de▶ très près ◀le▶ gazon, pour y chercher ◀la▶ trace ◀d’▶un sabot vierge.
Fin ◀d’▶octobre 1943
Souvenir ◀d’▶un orage en Virginie. — Grands plateaux onduleux et livrés aux chevaux, jusqu’à ◀l’▶horizon bleu des Appalaches. Pendant que nous roulons sur une route ◀de▶ campagne, au creux des haies, ◀le▶ ciel se couvre. « C’est là-haut, me dit-on, à mi-pente des coteaux. » On ne distingue pas encore cette maison célèbre, cachée dans ◀les▶ bosquets au bout d’une longue allée qui monte entre des barrières blanches.
« Et vous verrez ce qu’elle en a fait ! C’est sa manière ◀de▶ se venger ◀de▶ W., car c’était ◀la▶ maison ◀de▶ ses ancêtres, à lui. Un vrai show place. Elle ◀la▶ déteste. Elle n’aime vraiment que ses chevaux… »
◀L’▶auto s’arrête devant un haut portique. Deux colonnes blanches entre des ifs géants, comme des ailes noires. Je n’en ai jamais vu ◀d’▶aussi grands, ils montent jusqu’aux fenêtres du deuxième étage. Une odeur écœurante vient de ◀la▶ porte dont un battant s’entrouvre devant nous. Trois grands longs chiens sortent, ◀le▶ museau bas, et l’un vient vomir à nos pieds des morceaux ◀de▶ cire mal mâchés. Une servante ◀les▶ poursuit armée ◀d’▶une cravache. Elle crie qu’ils viennent encore ◀de▶ manger ◀les▶ bougies du carrosse ◀de▶ Georges Washington. (C’est une pièce ◀de▶ musée que nous allons voir, remisée sous ◀la▶ colonnade des écuries.) Nous pénétrons dans un vestibule sombre. ◀La▶ maîtresse de maison est sortie à cheval. Promenons-nous en ◀l’▶attendant.
◀L’▶odeur des chiens imprègne ◀les▶ corridors. Dans un fumoir, à droite, en contrebas, deux hommes en veste ◀de▶ chasse et deux jeunes femmes très blondes boivent des whiskies, sans se déranger. Nous traversons toute ◀la▶ maison, puis une large galerie ouverte, encombrée ◀de▶ vieux meubles et ◀de▶ pièces ◀de▶ bois sculptées, stalles ◀d’▶églises, aigles ◀de▶ lutrin. De nouveau des ifs non taillés sur un pré ◀d’▶un vert sombre enclos ◀de▶ murs. Du lierre partout. Çà et là, des statues ◀de▶ faunes et ◀de▶ chiens gisent ◀le▶ nez dans ◀l’▶herbe, près ◀d’▶un socle brisé. ◀Le▶ pré s’élève et s’ouvre sur ◀la▶ cour sablée des écuries. Celles-ci se déploient en demi-cercle, ornées ◀d’▶une colonnade et ◀d’▶un clocheton ◀de▶ brique portant ◀l’▶œil blanc ◀d’▶un énorme cadran. Voici ◀le▶ carrosse ◀de▶ Washington, à ◀l’▶abandon. ◀La▶ peinture craquelée tombe par morceaux, ◀les▶ coussins ◀de▶ velours rouge sont moisis. Nous redescendons. ◀Le▶ ciel est devenu noir.
Du portique, entre ◀les▶ hautes colonnes blanches et ces ifs dramatiques, on domine un paysage ◀de▶ pluies lointaines et ◀de▶ prairies dorées. Soudain, un coup de vent violent a jeté contre ◀la▶ façade et nos visages un tourbillon ◀de▶ feuilles et ◀de▶ grosses gouttes obliques. Entrée ◀de▶ ◀l’▶automne ! The Fall, ◀la▶ Chute, comme ils ◀l’▶appellent… Premiers éclairs sur ◀les▶ prairies.
Par ◀la▶ charmille, où il fait presque nuit — mais on devine encore quelques statues décapitées, ou renversées dans ◀les▶ branchages — nous arrivons au coin ◀d’▶un bâtiment ◀de▶ ferme. C’est ◀le▶ chenil. ◀Le▶ parc s’arrête ici, et s’ouvrent ◀les▶ espaces ◀de▶ pâturages nus, en pente douce. Très loin, en silhouette sur ◀la▶ crête ◀d’▶une colline, nous voyons deux chevaux au galop. Ils disparaissent dans un vallonnement, et maintenant remontent vers nous sans ralentir. Une femme en jaune, suivie ◀d’▶un homme. Comme ils s’approchent, on voit qu’elle tient ◀la▶ bride ◀d’▶une main, et ◀de▶ l’autre porte à sa bouche une pomme qu’elle mord en galopant. Nouveaux éclairs. Tous ◀les▶ chiens du chenil se sont mis à hurler ensemble. Est-ce ◀l’▶orage ou ◀l’▶approche ◀de▶ leur maîtresse ? ◀Les▶ cavaliers ralentissent et s’arrêtent devant ◀la▶ barre du portail. Elle pousse son cheval, ◀le▶ portail cède et lui livre passage. C’est une grande femme bottée, sauvage et belle, qui mord une pomme, et son torse paraît nu dans un fin sweater jaune. Elle rit, jette ◀la▶ pomme, et nous salue ◀de▶ ◀la▶ main. ◀Le▶ jeune homme mince, immobile sur son cheval, nous considère avec hostilité. Il a ◀les▶ yeux ◀d’▶un bleu très pâle et dur. Il n’a pas salué. Son silence nous supprime. C’est sans doute ◀le▶ nouvel intendant. — « Je vous retrouve à ◀la▶ maison ! », crie-t-elle. Et piquant son cheval, penchée sur ◀l’▶encolure, elle disparaît dans ◀le▶ tunnel ◀de▶ ◀la▶ charmille, tandis qu’une meute ◀de▶ chiens ◀de▶ toutes ◀les▶ tailles s’élance sur ses traces en aboyant.
Au fond ◀d’▶une pièce vaste et noire une petite lampe fait une flaque rose. « Je ne trouve pas ◀les▶ prises ! explique-t-elle, je ne mets jamais ◀les▶ pieds dans ce dégoûtant salon ! » Des éclairs illuminent longuement ◀les▶ meubles lourds, une bibliothèque, des boiseries. ◀Le▶ lustre enfin s’allume par degrés. Elle court aux fenêtres et ferme avec fracas des volets intérieurs, en chêne clair, puis elle tire encore ◀les▶ rideaux. « ◀Les▶ orages me rendent folle, j’ai tellement peur, et vous ? Vous êtes muets. Vous avez soif ? »
◀Les▶ coups ◀de▶ tonnerre se succèdent sans répit, et parfois ◀les▶ lumières vacillent, baissent, remontent…
Paraît dans ◀la▶ porte du fond un homme en veste ◀de▶ chasse qui tient des verres ◀de▶ whisky à ◀la▶ main. Deux femmes blondes entrent et vont s’asseoir un peu à ◀l’▶écart ◀de▶ notre groupe. Un autre homme apporte un plateau. On ◀le▶ renvoie chercher des verres et des bouteilles. Qui sont ces gens ? Elle dit : — « Je ne ◀le▶ sais pas plus que vous. Ils sont dans ◀la▶ maison depuis deux ou trois jours et se disent ◀les▶ amis ◀de▶ Jim. — Mais où est Jim ? —Je ne sais pas. Il est parti. »
Jim était ◀l’▶intendant, une sorte ◀de▶ géant toujours en bottes, qu’elle emmenait partout avec elle. Je pense au regard ◀d’▶acier du jeune homme silencieux ◀de▶ tout à ◀l’▶heure. Des chiens se glissent entre ◀les▶ meubles, humides et tremblants. « Mais je ne sais pas recevoir ! dit-elle moqueuse. Voulez-vous que je vous joue du piano ? Pour faire croire que je n’ai pas peur… »
— Eh bien ? m’ont demandé mes amis dans ◀la▶ voiture qui nous emporte sous ◀la▶ pluie, qu’en pensez-vous ?
— Well… pour la première fois ◀de▶ ma vie, je me sens tenté ◀d’▶écrire ◀la▶ suite du roman.
New York, fin ◀d’▶année 1943
Note sur ◀l’▶atonie générale. — Chacun s’imagine que ◀la▶ guerre va faire surgir ◀de▶ nos décombres quelques œuvres ◀de▶ premier plan, beaucoup ◀d’▶idées nouvelles, un style plus efficace et franc. Chacun souhaite que ◀l’▶épreuve balaye ◀les▶ préjugés qui nous encombraient ◀l’▶âme, paralysaient ◀le▶ cœur, faussaient ◀l’▶intelligence. Je crains qu’il n’en soit rien, voyant nos émigrés et lisant quelques-uns ◀de▶ leurs écrits. Quant à ◀l’▶Europe, si elle se tait ce n’est peut-être pas seulement à cause du contrôle policier. Ce qu’elle publie où elle ◀le▶ peut n’est que redites, et ◀la▶ censure n’explique pas tout, n’explique pas cette absence ◀de▶ ton, quand ◀la▶ souffrance bouleversante est à ◀la▶ porte, ou dans ◀le▶ cœur.
◀La▶ guerre « produit », détruit, multiplie et divise (ce sont ses quatre opérations) mais ne crée rien. Sinon dans ◀l’▶âme ◀d’▶un peuple, par ◀l’▶excès même ◀de▶ ses souffrances, un appel à des créations qui posent et garantissent pour ◀les▶ temps à venir ◀les▶ éléments ◀d’▶un ordre humain. À cet appel, ◀le▶ peuple s’imagine que ◀les▶ événements vont répondre ◀d’▶une manière presque automatique. « Un monde nouveau surgira ◀de▶ nos ruines » — un monde meilleur, bien entendu. C’est un rêve ◀de▶ compensation. Car ◀l’▶Histoire ne supplée jamais par une évolution fatale au défaut ◀d’▶invention ◀de▶ nos esprits. Et qui donc parmi nous se soucie ◀d’▶inventer ? Une atonie mondiale répond à ◀l’▶événement. Nous aurons peu pensé, pendant ◀la▶ guerre.
◀Les▶ hommes politiques ◀de▶ ce temps ne sont pas plus hardis que leurs prédécesseurs ; ils ◀le▶ sont moins. ◀Les▶ philosophes se taisent, depuis que Heidegger a formulé sa doctrine ◀de▶ ◀l’▶angoisse — une question plutôt qu’une réponse. ◀Les▶ soldats mériteront du repos, ◀les▶ peuples du pain et des jeux. Il n’y a pas ◀de▶ probabilité que ◀la▶ guerre suscite ◀les▶ nouveautés qui justifieraient tant ◀d’▶efforts, ◀d’▶héroïsme et ◀de▶ destructions. On s’imagine ◀la▶ paix comme une facilité, quand elle est au contraire ◀l’▶état dans lequel ◀les▶ hommes éprouvent ◀le▶ plus grand mal à pousser leurs efforts au maximum. ◀La▶ guerre nous porte. Elle est ◀le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶effort aisé parce qu’imposé.
Nous aurons peu pensé, pendant ◀la▶ guerre. ◀Le▶ principal ◀de▶ nos conversations était fourni par ◀les▶ journaux et ◀la▶ radio. Heureux celui qui pouvait apporter quelque information personnelle à l’appui de ce que ◀l’▶on savait, ou même à l’encontre parfois, mais si ◀le▶ tableau se compliquait alors, ce n’était qu’aux dépens de sa signification.
Nous aurons peu senti, peu réfléchi. Nous attendions, dans ◀la▶ rumeur des commentaires et des regrets, et des vieilles polémiques projetées sur un avenir très vague. Ceux qui sont morts n’en savaient pas plus que nous. ◀Les▶ héros.
Et moi ? Si je ne suis pas héros, c’est que je suis père et qu’il se trouve que je naquis en pays neutre. Pourtant il s’en est fallu ◀de▶ peu que je ne fusse mobilisé dans quelque division américaine. Je me battais, je devenais un héros… J’ai eu ◀de▶ ◀la▶ chance, dit-on. « Vous en avez ◀de▶ ◀la▶ chance ! » Est-ce un reproche ? Ou bien une ironie cruelle sur ◀les▶ héros ? Qui n’auraient donc été héros que par malchance, ou par hasard ?
Janvier 1944
Un peuple se révèle dans ◀le▶ malheur. — Autrefois et naguère encore, avant ◀l’▶occupation allemande, ◀les▶ étrangers qui n’avaient pas connu ◀la▶ France, ou qui n’en avaient vu que ◀les▶ lieux ◀de▶ plaisir, ◀la▶ jugeaient sur ◀la▶ foi ◀de▶ ses vedettes. À leurs yeux, tout Français devait ressembler aux types ◀d’▶humanité que représentaient dans ◀le▶ monde ◀les▶ acteurs à succès, ◀les▶ écrivains célèbres, ◀les▶ modèles des grands couturiers, ou ◀les▶ chefs cuisiniers des palaces. ◀Le▶ mot Français évoquait aussitôt ◀l’▶image ◀d’▶une moustache et ◀d’▶une boutonnière fleurie à ◀la▶ Menjou, un sourire charmeur à ◀la▶ Charles Boyer, ◀l’▶aimable scepticisme ◀d’▶un Anatole France, ◀l’▶élégance ◀d’▶une ligne parisienne, ◀l’▶étiquette ◀d’▶un Bourgogne fameux présenté par ◀le▶ maître d’hôtel. Tout cela, c’était ◀le▶ cliché « France ». C’était charmant, c’était « piquant », indéfinissablement féminin comme ◀le▶ sont la plupart des vedettes. Mais où était dans tout cela, ◀le▶ vrai peuple ◀de▶ ◀la▶ vraie France ?
Ce peuple naguère invisible, c’est ◀le▶ malheur ◀le▶ plus affreux ◀de▶ son histoire qui ◀le▶ révèle au monde, aujourd’hui, dans sa véritable grandeur.
◀Les▶ journaux qui nous donnent à New York des nouvelles ◀de▶ ◀la▶ Résistance nous parlent du peuple ◀de▶ France ; ◀les▶ récits et ◀les▶ témoignages clandestins qui nous parviennent de plus en plus nombreux nous parlent du peuple ◀de▶ France ; et des films tournés à Hollywood ou à Londres sur ◀l’▶épopée secrète ◀de▶ ◀la▶ Résistance ne nous montrent encore que ◀le▶ peuple ◀de▶ France, pour la première fois à ◀l’▶étranger. ◀Le▶ peuple anonyme, sans vedettes, et que voici enfin devenu ◀la▶ vraie vedette, malgré lui.
Je viens de voir à New York la plupart de ces films qui empruntent leur sujet à certains épisodes véridiques ◀de▶ ◀la▶ Résistance (◀l’▶Underground comme on dit ici), Paris calling, ◀La▶ ◀Croix▶ ◀de▶ Lorraine, Assignment in Brittany, il y en a d’autres. Je ◀les▶ ai vus avec des amis tantôt français, tantôt américains. ◀Les▶ Français critiquaient beaucoup. ◀Le▶ décor était inexact, ◀les▶ situations pas toujours vraisemblables, ◀les▶ traîtres trop conventionnels, et finalement ◀l’▶inévitable raid ◀de▶ Commandos sauvait tout le monde comme dans ◀les▶ contes ◀de▶ fées. Mais je regardais ces amis du coin de l’œil : en critiquant, ils essuyaient une larme. Quant aux Américains, qui y allaient ◀de▶ confiance, ils exultaient en crescendo jusqu’à ◀la▶ Marseillaise finale.
On peut penser tout ce que ◀l’▶on veut ◀de▶ ces films, du pire au bien ; j’en retiens pour ma part qu’ils présentent enfin ◀le▶ petit peuple français comme ◀le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ France.
Soudain, ◀l’▶étranger s’aperçoit ◀d’▶une vérité aussi vieille que ◀l’▶Europe, mais constamment méconnue ou niée, et souvent par ◀la▶ faute des élites parisiennes : ◀le▶ peuple ◀de▶ ◀la▶ France est grave. Ou plus exactement, il est sérieux. Il n’est pas avant tout charmant et spirituel, bien disant, bon vivant et léger : il n’est tout cela qu’en second lieu, et comme par luxe. Dans ◀le▶ fond et d’abord, il est sérieux, plus qu’aucun autre peuple dont j’aie vécu ◀la▶ vie. Seulement, il est sérieux sans pose, avec pudeur, préférant affecter ◀la▶ blague ou ◀le▶ scepticisme plutôt que ◀de▶ paraître exagérer sa peine. Car il pense ◀d’▶instinct, comme Talleyrand, que « ce qui est exagéré n’est pas sérieux ». Ce qui me frappe ◀le▶ plus dans ◀les▶ films que je citais et dans ◀les▶ témoignages directs venus de France sur ◀la▶ lutte contre ◀les▶ nazis, c’est ◀l’▶absence ◀de▶ grands gestes théâtraux, ◀la▶ sourdine mise à ◀l’▶éloquence traditionnelle et ◀le▶ refus ◀de▶ se complaire dans ◀le▶ lyrisme ◀de▶ ◀la▶ catastrophe ; c’est pour tout dire, ◀le▶ naturel ◀de▶ ◀l’▶héroïsme populaire.
Ce peuple en noir au regard vif s’est révélé face au danger. Il manquait ◀d’▶armes. Il lutte avec sa dignité impénétrable aux tentations ◀de▶ ◀la▶ brute. On avait dit aux jeunes nazis qu’ils allaient conquérir un pays ◀de▶ bavards, ◀de▶ coquettes et ◀de▶ vieux politiciens véreux. Après quelques semaines en territoire conquis, ◀l’▶Allemand s’est senti dominé par une force étrange et qui ◀l’▶intimidait : ◀le▶ regard sérieux ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀la▶ femme du peuple, ce jugement précis et humain, bien plus insupportable que tous ◀les▶ cris ◀de▶ haine. Ils ne savaient pas cela, ◀les▶ jeunes Allemands, on ne leur avait jamais parlé du vrai peuple ◀de▶ ◀la▶ vraie France. Ils ont continué à ◀le▶ piller et à ◀le▶ fusiller avec une rage panique ; ils continuent, mais ils se savent battus. Depuis qu’ils ont rencontré ce regard.