Le▶ choc ◀de▶ ◀la▶ paix
Avril 1945
Armistice en Europe. — ◀La▶ nouvelle est venue par petites secousses pendant trois jours. Puis ce fut une forte secousse. Enfin ◀la▶ certitude ◀de▶ ◀l’▶arrêt, mais nous étions encore tout étourdis. Je n’ai vraiment « réalisé » que ça y était qu’en voyant ◀les▶ titres du Times ce matin subitement rapetissés. C’est donc ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶époque des grandes manchettes après douze ans ? Qu’allons-nous devenir ? Maintenant que de nouveau ◀les▶ choses anciennes sont là, non pas toutes certes, mais celle-ci en tout cas : que de nouveau notre avenir dépend ◀de▶ nous. Et notre mort.
◀La▶ mort était si simple et absurde en série. Elle tenait ◀de▶ ◀la▶ loterie, non plus ◀de▶ ◀la▶ tragédie intime. Elle nous était distribuée à ◀la▶ volée. Il va falloir se remettre à ◀la▶ mûrir chacun pour son compte personnel, cette mort venant ◀de▶ loin vers moi, sérieuse et lente, et chargée ◀d’▶un sens inconnu.
Nous roulions tous ensemble dans une descente aux vertiges variés et passionnants. Je retombe à plat, au bas de ma pente à gravir.
Et plus ◀d’▶Ennemi numéro Un, après douze ans.
Nous étions « conditionnés » pour ◀la▶ mort en grande série et soudain, nous trouvons ◀le▶ tiroir vide — ◀la▶ vie à faire.
Sommes-nous donc une génération sacrifiée, qui aura perdu ses belles années à s’arc-bouter contre des forces brusquement disparues ◀de▶ ◀la▶ planète, — lutte inutile désormais, vaine une fois ◀le▶ danger disparu ?
Oui, si ◀le▶ danger a vraiment disparu ; et si nous ne savons rien tirer ◀de▶ cette épreuve ◀de▶ nos forces.
Or presque aucun danger n’a vraiment disparu. Et je ne vois presque personne qui cherche à renouveler quoi que ce soit…
◀Le▶ pire c’est que tout le monde ◀le▶ sait ou ◀le▶ pressent depuis un certain temps déjà, du moins ici en Amérique. Jamais on n’avait vu un peuple aussi bien préparé à subir passivement ◀le▶ choc ◀d’▶une paix que ◀l’▶on savait elle-même mal préparée.
Ici ◀les▶ mots ◀de▶ pessimisme et ◀d’▶optimisme perdent leur sens. Tout ce qu’il paraît sensé ◀de▶ dire, c’est que notre génération n’aura lutté en vain que si elle cesse ◀de▶ lutter.
Lake George, fin juin 1945
Le dernier des Mohicans. — ◀Le▶ clapotis doux ◀d’▶une pagaie trahit seul ◀le▶ glissement ◀d’▶un canoë vers ◀le▶ pied du rocher où j’écris. Deux voiles inclinées se croisent lentement entre ◀les▶ troncs des pins sur un vert ◀d’▶eau limpide. Une grande flèche rouge rase ◀les▶ cimes en silence, devient oiseau, devient petit avion luisant au cirque lumineux des collines et va creuser un sillon ◀d’▶or neigeux. Sur l’autre rive, ◀la▶ cloche du couvent des Frères paulistes — joyeux nageurs, plongeurs bruyants — sonne pour ◀les▶ vêpres. Ce lac clair, qu’un jésuite français, au début du xviie siècle, baptisa lac du Saint-Sacrement pour ◀la▶ pureté lustrale ◀de▶ ses eaux, se nomme aujourd’hui ◀le▶ Lake George et fut ◀le▶ Horicon de Fenimore Cooper, ◀le▶ lieu des aventures et ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶Œil ◀de▶ faucon et du dernier des Mohicans. Rien n’a changé dans ◀le▶ paysage depuis Cooper, lequel notait dans sa préface que tout était resté pareil depuis ◀l’▶époque des Iroquois et des Hurons. ◀Les▶ villages et ◀les▶ villes portent encore des noms ◀de▶ Sagamores ou ◀de▶ tribus fameuses : Saratoga, Mohawk ou Ticonderoga. ◀Les▶ maisons sont presque invisibles, dissimulées à ◀l’▶ombrage des pins cascadant en désordre des hauteurs, jusqu’aux bouleaux enchevêtrés des rives, parcourus ◀d’▶écureuils et ◀d’▶oiseaux-mouches. C’est ici ◀l’▶Amérique ◀de▶ mon enfance. Non point ◀la▶ vraie — il n’y en a point — mais l’une des vraies — elles ◀le▶ sont presque toutes.
Entre ◀les▶ pages ◀de▶ ◀l’▶exemplaire ◀de▶ Cooper trouvé dans ◀la▶ bibliothèque du salon, une petite carte ◀de▶ visite jaunie porte ◀le▶ nom ◀d’▶un révérend qui fut évêque anglican ◀d’▶Albany. Je connais bien son petit-fils. Roi du pays et chef ◀de▶ tribu politique, il possède la plupart des maisons riveraines, dont celle où je suis, ◀la▶ plus vieille : elle aura cent ans ◀l’▶an prochain. M. T… fut jadis candidat républicain contre Roosevelt pour ◀l’▶élection au poste ◀de▶ gouverneur ◀de▶ cet État. Il est tanné comme un Indien, juste juge, roublard, riche et pieux. Sa femme préside avec un optimisme effervescent ◀le▶ Comité pour ◀les▶ Étudiants pauvres et démocrates ◀de▶ New York, qu’elle voudrait arracher au « totalitarisme », entendez aux idées communistes. Elle élève des milliers ◀de▶ poulets dans un domaine qu’elle a nommé ◀le▶ « Sommet du Monde », parce qu’il s’étend sur une colline dominant ◀le▶ lac aux cent îles. ◀L’▶aînée des filles vient ◀d’▶épouser un avocat socialiste et sportif. La seconde est femme ◀de▶ pasteur. ◀La▶ cadette rêvant ◀d’▶être actrice, on lui a bâti sur ◀le▶ Sommet du Monde un amphithéâtre ◀de▶ pierre où ◀les▶ amateurs du pays jouaient du Shakespeare avant ◀la▶ guerre. ◀Les▶ deux fils, lieutenants ◀de▶ vaisseau, se sont battus dans ◀le▶ Pacifique. ◀Les▶ disputes politiques, à ◀la▶ table des T…, semblent passées depuis longtemps au rang ◀de▶ taquineries ◀de▶ famille. Simple question ◀de▶ générations, en apparence. On dit ◀le▶ bénédicité avant de s’asseoir et ◀l’▶on pose au café des problèmes ◀de▶ roman détective. ◀Les▶ Européens vus d’ici, au travers des questions qu’on m’adresse, apparaissent inquiétants et inquiets, amers et pleins ◀d’▶idées nouvelles. ◀La▶ vie ◀de▶ ce district est restée communale, patriarcale et paroissiale, dans ◀la▶ vraie tradition républicaine que « ces gens » ◀de▶ Washington sont en train de détruire à coups ◀de▶ décrets socialisants, capitalistes et centralisateurs. Point ◀d’▶usine au village, mais quatre églises : ◀l’▶anglicane, ◀la▶ presbytérienne, ◀la▶ catholique, ◀la▶ méthodiste. Un curé canadien prêche en français : nous sommes ici un peu plus près de Montréal que ◀de▶ New York. ◀L’▶hôtel se nomme ◀le▶ Sagamore. Un avis discret à ◀l’▶entrée disait ◀l’▶an dernier : restricted, signifiant que ◀les▶ Juifs n’étaient pas désirés. Des lois « contre ◀les▶ préjugés ◀de▶ race » ayant passé cet hiver dans ◀l’▶État, ◀la▶ pancarte porte aujourd’hui : « Nous sommes catholiques et protestants. » ◀Les▶ rives, ◀les▶ îles s’ornent ◀de▶ monuments souvent couverts ◀de▶ noms français : morts ◀de▶ Montcalm et morts des guerres ◀d’▶indépendance. ◀La▶ liberté et ◀la▶ démocratie montrent ici plus ◀d’▶un visage. Comme ailleurs. Mais ici plus qu’ailleurs, on sent que liberté signifie quelque chose ◀d’▶élémentaire : ◀la▶ possibilité ◀de▶ se mettre à ◀l’▶abri des menaces naturelles et matérielles, ◀d’▶une sauvagerie profonde à portée ◀de▶ ◀la▶ main. ◀D’▶où ◀la▶ méticuleuse propreté des maisons ◀de▶ bois blanc ◀de▶ cette contrée, et ◀la▶ rigidité ◀de▶ sa morale, ◀de▶ ses préjugés séculaires.
Il me semble avoir lu parfois que ◀l’▶Amérique est un pays sans traditions ni religion, où toutes ◀les▶ races se mêlent, où ◀l’▶argent seul existe… On voit New York et Chicago, Pittsburg sans doute. Qu’on n’oublie pas ◀l’▶esprit qui règne encore sur ◀les▶ forêts et sur ◀les▶ lacs innombrables du continent, ◀l’▶esprit subtil et ombrageux ◀de▶ ◀l’▶éternel dernier des Mohicans ! Vaincu, il a conquis ◀l’▶âme des pionniers et gouverne par elle une Amérique secrète, qui sent mieux son histoire réelle que ses trop larges ouvertures sur un avenir planétaire.
Juillet 1945
Antisémitisme. — Un voisin ◀de▶ ◀l’▶été dernier est venu nous rendre visite et nous conter ◀les▶ événements ◀de▶ ◀la▶ région. (Je ne dis pas ◀les▶ potins, car sauf dans leurs journaux où cette activité a sa colonne très suivie, ◀les▶ gens d’ici ne sont pas potiniers au sens européen du mot, mais fort discrets, soit par prudence ou indulgence naturelle.) Parmi ces événements locaux, ◀le▶ plus marquant, pour notre ami, paraît être ◀la▶ vente ◀d’▶un grand hôtel à une nouvelle direction juive. Là-dessus, il devient éloquent.
— Et savez-vous que ces Juifs ont ◀le▶ toupet ◀de▶ faire payer ◀la▶ pension beaucoup plus cher aux chrétiens qui s’égarent chez eux ? Pour nous, c’est dix dollars de plus que pour un Juif !
— Mais cet hôtel, si je ne me trompe, était restricted ◀l’▶an dernier ?
— Je pense bien ! C’était un des meilleurs hôtels ◀de▶ tout ◀l’▶État, extrêmement bien fréquenté.
— C’est donc nous qui avons commencé. Et ◀les▶ mesures prises par ce Juif sont ◀de▶ bonne guerre. De plus elles sont conformes au génie juif, tel que ◀l’▶ont façonné nos persécutions. Au lieu d’interdire brutalement ◀l’▶entrée ◀de▶ ◀l’▶hôtel à ceux ◀de▶ l’autre race, comme nous ◀le▶ faisons, il se borne à ◀les▶ écœurer tout en tirant son petit profit.
— Eh bien, puisque vous abordez ◀la▶ question juive, parlons-en ! Mais je tiens à vous dire tout d’abord que quelques-uns ◀de▶ mes meilleurs amis sont des Juifs…
Il fournissait ainsi ◀la▶ mesure ◀de▶ sa grande liberté ◀d’▶esprit. Puis s’étant excepté ◀de▶ ◀la▶ commune sottise, ayant sauvé ◀l’▶honneur pour ainsi dire, et donné à tout son discours un cachet ◀d’▶objectivité — « Je n’en fais pas une question personnelle, vous voyez bien… » — il put s’abandonner avec ivresse aux délices ◀d’▶une diatribe que chacun sait par cœur.
« Some of my best friends are Jews… », cette phrase classique ◀d’▶introduction est en passe ◀de▶ devenir proverbiale en Amérique, et c’est fort bien : on ne tue ◀les▶ préjugés que par ◀le▶ ridicule ; quand on ◀les▶ tue. Mais ◀le▶ fait que notre ami ◀l’▶ait cependant dite aussi spontanément prouve qu’un effort est encore nécessaire.
Désormais, je commencerai toute défense des Juifs en affirmant que « quelques-uns ◀de▶ mes meilleurs amis sont antisémites… »
Fin juillet 1945
◀Le▶ mensonge allemand. — Au problème juif, ◀la▶ défaite ◀de▶ ◀l’▶Allemagne est en train d’ajouter ◀le▶ problème allemand. Et celui-ci ressemble à celui-là par plus ◀d’▶un trait, ne fût-ce que par ◀l’▶irritation instantanée des préjugés qu’il provoque pour peu qu’on ◀l’▶énonce.
Quelques-uns des Américains que j’estime ◀le▶ plus pensent qu’il existe encore ◀de▶ « bons Allemands ». Dorothy Thompson par exemple, dont ◀l’▶influence demeure considérable dans ◀la▶ presse ◀de▶ « gauche modérée ». Et d’autres pensent que non, ainsi Glenway Wescott, qui vient de ◀le▶ démontrer dans un roman intitulé Appartements ◀d’▶Athènes : ◀le▶ « bon Allemand », dit-il, est ◀le▶ plus dangereux. Nous avons en commun, par ailleurs, quelques très bons amis allemands réfugiés à New York depuis ◀la▶ guerre ou depuis 1933. Nous n’en sortirons donc jamais par ce biais-là. Abandonnons toute prétention à ◀l’▶objectivité stellaire, comme tous ménagements personnels. Prenons ◀la▶ situation telle qu’elle s’offre en Allemagne et aujourd’hui, aux yeux de ceux qui doivent en décider. Une anecdote ◀la▶ résumera, que je viens de voir citée par ◀l’▶excellent hebdomadaire The Nation.
Dans une ville allemande occupée par ◀les▶ Américains, un officier en charge du gouvernement civil réunit cent personnes, au hasard ◀de▶ ◀la▶ rue, et se met à ◀les▶ interroger. Êtes-vous nazis ? Tous jurent que non. ◀L’▶officier s’étonne, puis se fâche. Ne sait-on pas dans ◀le▶ monde entier que ◀le▶ peuple allemand plébiscita cinq fois ◀le▶ régime hitlérien, par ◀d’▶écrasantes majorités ? Il doit donc bien y avoir des nazis en Allemagne et même en assez grande quantité… ◀Le▶ porte-parole du groupe allemand — vite désigné — interrompt à ce point ◀l’▶Américain : « Ce que vous dites là, crie-t-il, ce ne sont que des mensonges propagés à ◀l’▶étranger par ◀les▶ Juifs, ◀les▶ ploutocrates américains, ◀les▶ démocrates et ◀les▶ bolchéviques ! »
Qu’il y ait ou non ◀de▶ « bons Allemands », cette histoire vraie pose ◀le▶ vrai problème. Ce n’est pas ◀d’▶hier que je ◀l’▶ai observé : ◀les▶ Allemands ne mentent pas comme nous. Et c’est un fait fondamental dont il convient ◀de▶ tenir compte quand on parle du « problème allemand ».
Ils mentent avec sincérité, et nous mentons avec mauvaise conscience. Quand nous mentons, nous savons bien que ◀la▶ vérité ne change pas pour si peu. Elle subsiste intacte et nous juge. Eux croient, s’ils changent ◀d’▶avis par « intérêt vital », que tout a changé dans ◀le▶ monde. ◀Les▶ critères mêmes du vrai sont modifiés. Menteur, celui qui s’y réfère encore ; sincère, celui qui se conforme à ◀la▶ nouvelle vérité germanique, car ◀le▶ droit, leur a-t-on enseigné, est « ce qui sert ◀le▶ peuple allemand ».
Plan ◀d’▶éducation politique pour ◀les▶ nouvelles générations allemandes : leur inculquer dès ◀la▶ plus tendre enfance ◀le▶ respect sacré ◀de▶ ◀la▶ définition légale et objective ◀de▶ quelques mots. Responsable est celui qui a tiré le premier. Battu, celui qui touche des deux épaules et se met à faire ◀le▶ bon apôtre. Nazi, celui qui accuse dans ◀la▶ même phrase « ◀les▶ Juifs, ◀les▶ ploutocrates américains, ◀les▶ démocrates et ◀les▶ bolchéviques ».
1er août 1945
Cohoes. — Ayant remarqué qu’on me refusait du beurre à ◀l’▶épicerie du village, et que j’en paraissais fort ennuyé, nos voisins vinrent un soir nous en offrir, et c’est ainsi que nous avons fait connaissance.
Deux femmes ◀d’▶âge moyen et leurs maris se partagent une maison que ◀les▶ pins nous cachent, à deux-cents pas, plus petite que ◀la▶ nôtre, donc plus commode et plus confortable à leur sens. (Seuls ◀les▶ Européens ◀de▶ mon espèce aiment ◀les▶ maisons trop grandes, en Amérique). L’un des maris se nomme Robert, son père était un Canadien français et sa vieille mère est une Allemande du Sud. ◀La▶ famille ◀de▶ l’autre mari est ◀de▶ ce pays depuis plusieurs générations ; et leurs épouses, fort plantureuses, viennent ◀d’▶Irlande. « True average Americans all ! » ◀de▶ vrais Américains moyens, concluent-ils en souriant. Nous leur avons offert des boissons, et nous nous appelons par nos prénoms, sans avoir jamais bien compris nos noms ◀de▶ famille.
L’autre jour, Robert m’a conduit à Albany, pour m’éviter ◀la▶ moitié du trajet jusqu’à New York dans un train bondé ◀de▶ soldats. (◀Le▶ nombre ◀de▶ ces petits services que vous rendent ici ◀les▶ voisins ! En Europe, ◀le▶ voisin n’est que ◀l’▶ennemi virtuel.) J’ai cru poli ◀de▶ m’arrêter pour une heure dans ◀la▶ ville natale ◀de▶ Robert, à quelques kilomètres ◀d’▶Albany.
Vingt-cinq-mille habitants. ◀Le▶ nom très difficile à prononcer : Cohoes, est sans doute ◀d’▶origine indienne. « Personne ne connaît notre ville, me dit Robert, et pourtant elle avait ◀les▶ plus grandes filatures du monde avant l’autre guerre, j’entends pour ◀la▶ longueur des bâtiments ». (Il est peu de villes américaines qui ne réussissent à se vanter ◀de▶ quelque chose ◀d’▶unique au monde, compensant ainsi ◀l’▶impression qu’elles sont interchangeables à tant d’autres égards.)
◀Le▶ paysage pourrait bien être européen : collines douces, bois et prairies, une rivière lente et ◀les▶ longs bâtiments des filatures — tout me rappelle ◀la▶ Souabe, ◀le▶ Wurtemberg. Et justement nous arrivons devant une maison ◀de▶ bois peinte en jaune clair, ornée ◀de▶ géraniums aux fenêtres. C’est là qu’habite ◀la▶ mère de Robert, une vieille dame maigre et digne, dont ◀les▶ ancêtres quittèrent ◀l’▶Allemagne en 1848, parce qu’ils étaient républicains. Cette vague ◀d’▶émigration germanique, libérale et plus ou moins morave, a modifié ◀l’▶aspect et ◀les▶ coutumes ◀de▶ maint État du Middle West, et ◀de▶ ◀la▶ partie nord ◀de▶ ◀la▶ Pennsylvanie.
Nous traversons maintenant ◀la▶ ville pour aller au bureau ◀de▶ Robert. Plusieurs églises dominent ◀de▶ leur masse rouge ◀les▶ maisons ◀de▶ bois ou ◀de▶ brique ◀d’▶un seul étage. Je remarque un groupe ◀de▶ clochetons à bulbe ◀d’▶or. Serait-ce une église orthodoxe ? Oui, dit Robert, l’une ◀de▶ nos deux églises ukrainiennes. ◀La▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ Cohoes est slave, polonaise ou russe ◀d’▶origine. L’autre moitié se compose ◀de▶ Canadiens français, ◀d’▶Allemands, ◀d’▶Italiens, et ◀d’▶une minorité ◀d’▶Anglo-Saxons, laquelle d’ailleurs conduit tout ◀le▶ reste.
Une petite ville internationale ◀de▶ province, sans grand avenir, qui vit déjà sur son passé ◀d’▶un siècle…
Robert me dépose devant ◀l’▶entrée ◀de▶ son agence ◀de▶ locations, dans l’une des rues principales. ◀Le▶ bureau donne sur ◀le▶ trottoir par trois portes grandes ouvertes. Je vois Robert tomber ◀la▶ veste, lire quelques lettres, puis je ◀l’▶entends dicter à sa secrétaire. ◀Les▶ passants me paraissent aussi laids que ces maisons ◀de▶ bois grisâtres ou vert olive, mauves ou goudron, aux parois renflées ou légèrement obliques. Seule ◀la▶ Banque est en pierres blanches, ornée ◀de▶ colonnes et ◀d’▶un fronton ◀de▶ temple grec. Je compte beaucoup de barbes longues et bouclées. ◀La▶ rue est sale. Suis-je en Russie ? Non, il y a trop ◀d’▶autos.
Robert revient et nous roulons vers Albany. À la sortie de ◀la▶ ville il me montre un terrain ◀d’▶aviation :
— C’est moi qui ai fondé notre Air-Club, il y a quinze ans, j’étais tout jeune. J’ai eu jusqu’à trente appareils, et une école ◀de▶ pilotage. Mais coup sur coup quatre accidents mortels en une semaine… C’était ◀le▶ moment du grand krach, en 1929. Tout s’écroulait. Ma faillite a passé inaperçue. J’ai ouvert cette agence que vous venez de voir, et je n’ai plus piloté depuis lors. Aujourd’hui, je suis président ◀de▶ club ◀de▶ golf. Si ◀les▶ affaires vont bien, après ◀la▶ guerre, j’espère m’acheter de nouveau un petit avion. Ce sera plus commode pour ◀les▶ week-ends, surtout que Madame Robert n’aime pas conduire ◀l’▶auto…
J’essaie en vain ◀de▶ comparer Cohoes à une ville du même nombre ◀d’▶habitants chez nous ; ◀de▶ comparer Robert à un Robert d’Europe, de même niveau social et de même éducation.
Nous ne manquons pas ◀de▶ petits bourgeois pieux et honnêtes, mais ils n’ont pas ◀le▶ sens du risque et ◀de▶ ◀la▶ vitesse. Nous avons bien des fanatiques ◀de▶ ◀l’▶aviation, mais ce ne sont pas des agents ◀de▶ location, d’autre part amateurs ◀de▶ golf, ◀de▶ géraniums, et ◀de▶ week-ends paisibles au bord d’un lac.
Mais il ne serait guère plus facile ◀de▶ comparer cette vie, cette ville, aux images que par Hollywood l’Amérique nous propose ◀d’▶elle-même, et qu’elle s’efforce ◀d’▶imiter.
8 août 1945
Nouvelle ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique, avant-hier sur Hiroshima. Et ◀la▶ face ◀de▶ ◀la▶ terre en est changée, mais combien ◀de▶ temps nous faudra-t-il pour ◀le▶ comprendre ? Si nous n’y arrivons pas très vite, nous n’y arriverons sans doute jamais : nous sauterons comme des imbéciles.
Il ne nous reste qu’une alternative : ◀le▶ Monde uni ou l’Autre monde.
◀Le▶ dire tout de suite, ◀le▶ dire partout, et toutes affaires cessantes — si ◀l’▶on veut simplement qu’elles durent ensuite17.
12 août 1945
C’était ◀l’▶heure du cocktail sur notre grande galerie, une fin ◀d’▶après-midi dorée. ◀Le▶ lac n’avait jamais été plus pur et calme. Nous parlions peu et nous étions heureux. À sept heures une sourde explosion s’est longuement répercutée, venant du fond ◀de▶ ◀la▶ baie, près du village. Puis ◀les▶ cloches se sont mises à sonner, et ◀le▶ petit couvent ◀de▶ l’autre rive a lancé lui aussi sa volée grêle, portée par ◀l’▶eau dans ◀le▶ soir clair et chaleureux.
J’ai dit : — C’est ◀la▶ paix, cette fois-ci.
C. qui pensait à son mari perdu : — Ainsi soit-il, amen ! et elle pleurait.
Et ◀le▶ jeune capitaine parachutiste qui devait repartir pour ◀l’▶attaque du Japon : — Je vivrai donc !…
New York, fin octobre 1945
Rentrée. — Mon appartement ayant été vendu pendant ◀l’▶été, je dois ◀le▶ quitter dans quelques jours. Il n’y a rien à louer dans toute ◀la▶ ville. J’ai trouvé une maison à Princeton, qui est à moins ◀d’▶une heure ◀de▶ New York, et j’irai chercher dans ◀les▶ slums un pied-à-terre pour mes passages en ville. On me dit qu’il y a dans ◀les▶ quartiers ◀de▶ ◀l’▶Est quelques petits appartements dont ◀les▶ ouvriers ne veulent plus depuis que ◀les▶ salaires ont augmenté.
Novembre 1945
Slums. — ◀La▶ 75e rue n’a rien ◀de▶ particulier. Elle part luxueusement ◀de▶ la Cinquième Avenue et ◀de▶ Central Park, traverse en direction ◀de▶ ◀l’▶est ◀de▶ beaux quartiers gris clair ◀d’▶un gothique sobre et astiqué, change subitement ◀d’▶aspect et tourne au populaire un demi-block après Lexington Avenue, perd toute tenue dès qu’elle a traversé ◀les▶ piliers du métro aérien qui longe encore la Troisième Avenue, s’anime alors dangereusement ◀d’▶enfants s’exerçant au base-ball parmi des seaux ◀d’▶ordure plus hauts qu’eux et des tourbillons fous ◀de▶ papiers sales, pour s’ouvrir enfin toute béante sur ◀les▶ fumées ◀de▶ ◀l’▶East River, au terme ◀d’▶un parcours rectiligne ◀d’▶un kilomètre et demi, sans changer ◀de▶ largeur. (Seuls ◀les▶ trottoirs se rétrécissent.)
Cette rue, comme cent autres pareilles, fait voir en coupe ◀la▶ société américaine. C’est une coupe mégaloscopique — ◀le▶ contraire ◀de▶ microscopique — permettant ◀l’▶examen à ◀l’▶œil nu. Décrivons sa partie inférieure.
◀La▶ rue huileuse, parsemée ◀de▶ vieilles lettres, ◀de▶ bouts ◀de▶ bois et ◀d’▶éclats ◀de▶ verre. Des tas ◀de▶ neige noircissent au rebord des trottoirs. ◀Les▶ enfants qui ne jouent plus à ◀la▶ balle parce que ◀la▶ nuit vient de descendre — depuis cinq ans que je circule dans cette ville, je n’ai jamais été touché, ils sont ◀d’▶une folle brutalité mais surpassée par leur adresse — allument des feux avec des arbres ◀de▶ Noël roussis, des morceaux ◀de▶ caisses, ◀d’▶immenses cartonnages goudronnés. Flammes gaies sur ◀le▶ couchant rose et fuligineux, en rectangle au bout de ◀la▶ rue, légèrement mordu sur ◀les▶ bords par ◀la▶ silhouette des escaliers ◀de▶ sauvetage.
Ces grands seaux à ordures en métal, rarement ou mal vidés dans ce quartier, débordent sur ◀la▶ neige entre ◀les▶ escaliers ◀de▶ quatre marches qui conduisent aux portes ◀d’▶entrée. Portes étroites, ouvrant sur des couloirs hauts et profonds où deux personnes peuvent à peine se croiser. ◀L’▶angoisse me prend chaque fois que j’y pénètre. (Rappel inconscient ◀de▶ ◀la▶ naissance, me dirait un psychanalyste.) ◀Les▶ boîtes à lettres portent des noms en cek, nous sommes dans ◀le▶ quartier slovaque. Je gravis ◀l’▶escalier jusqu’au troisième. ◀La▶ porte donne dans ◀la▶ cuisine. En face du fourneau à charbon, qui est censé chauffer ◀l’▶appartement, une espèce ◀de▶ baignoire couverte et fort étroite se dresse sur quatre pieds ◀de▶ fonte : il faudrait monter sur une chaise pour y entrer. ◀De▶ ◀la▶ cuisine on passe par une baie sans porte dans ◀le▶ frontroom, qui donne sur ◀la▶ rue. ◀De▶ l’autre côté ◀de▶ ◀la▶ cuisine, deux petites chambres sans fenêtres ni portes, suivies ◀d’▶une autre pièce plus large sur ◀la▶ cour. Ce logis, qui n’est guère qu’un corridor légèrement cloisonné, s’annonce dans ◀les▶ journaux : « cinq pièces, eau chaude et bain ». Il existe dans Manhattan des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ logis construits sur ce même type : deux pièces claires sur cour et sur rue, reliées par deux ou trois alvéoles aveugles. Tout ◀l’▶East Side populaire est ainsi, sur une vingtaine ◀de▶ kilomètres.
Je me penche à ◀la▶ fenêtre, au-dessus ◀de▶ ◀la▶ cour. ◀Le▶ sol est jonché ◀de▶ platras, ◀de▶ journaux, ◀de▶ chiffons qui bougent, ou ce sont peut-être des chats. Des cordes tendues sur ◀l’▶abîme supportent des lessives et ◀de▶ grands draps claquants. Du haut en bas des façades ◀de▶ brique zigzaguent ◀les▶ noirs escaliers ◀de▶ sauvetage. Dans un sous-sol violemment éclairé, je vois quelques Chinois courbés qui empilent du linge ; au cinquième, une grosse femme en peignoir qui se farde à gestes menus. ◀Le▶ concierge irlandais hurle dans ◀l’▶escalier. Des enfants pleurent parmi ◀les▶ radios nostalgiques, des fenêtres s’allument et s’éteignent.
On peut vivre ici comme ailleurs, mais dans un cadre strictement rectangulaire. Tous ◀les▶ objets qu’on voit sont des rectangles, à part ◀les▶ chiffons et ◀les▶ chats. ◀Les▶ façades, hauts rectangles troués ◀de▶ lumières et ◀de▶ scènes du soir, s’étagent en silhouettes sur ◀le▶ ciel rouge. Une radio clame Amapola, plus fort que tout, dans ◀la▶ cour où ◀les▶ draps au vent font ◀de▶ grands gestes frénétiques.
New York possède aussi deux-cents gratte-ciel pour ◀les▶ bureaux, et quelques belles avenues ◀de▶ résidences pour ◀les▶ directeurs ◀de▶ bureaux. C’est ce qu’on en voit ◀de▶ ◀l’▶étranger.
75e rue, fin novembre 1945
Un camion ce matin m’apporta quelques meubles ◀de▶ Beekman Place, à ◀la▶ stupéfaction ◀de▶ ◀la▶ concierge. Car, me dit-elle, dans ce quartier-ci personne ne paye jamais ◀de▶ déménagement. Quand on quitte un ◀de▶ ces petits appartements loués au mois, on met ses meubles sur ◀le▶ trottoir et ◀le▶ revendeur du coin vient ◀les▶ enlever. Pour ◀le▶ nouveau logis, on rachète sur place un léger mobilier ◀d’▶occasion, et c’est moins cher que ◀le▶ camionnage.
Décembre 1945
Comme je ne passe ici que trois jours par semaine, je me suis abonné au « service ◀de▶ secrétaires » du téléphone : il répond ◀de▶ ma part en mon absence, prend ◀les▶ messages et me ◀les▶ communique à mon retour. ◀Le▶ côté romanesque ◀de▶ ce service vaut à lui seul ◀le▶ prix ◀de▶ ◀l’▶abonnement.
Je rentre, je branche mon radiateur électrique (◀la▶ chambre est glacée), je m’installe à ma table sans retirer mon manteau, et je décroche mon téléphone.
— Messages pour moi ?
◀La▶ voix ◀d’▶une secrétaire anonyme répond (trop vite, me dis-je, c’est sans doute celle qui ne m’aime pas) :
— No, sir ! Nothing.
— Comment ? Rien en trois jours, c’est impossible !
— Sorry, sir ! Not a thing.
— Regardez bien… (mais elle a raccroché).
Cinq minutes plus tard, je rappelle. Cette fois-ci, c’est une voix chantante et optimiste :
— Oui, monsieur, des masses ◀de▶ messages ! ◀Le▶ 3 décembre, à 10 heures du soir, un monsieur qui n’a pas laissé ◀de▶ nom, c’est sûrement un Européen. Une jeune femme, à plusieurs reprises, jusqu’à 3 heures du matin…
— Pourquoi jeune ? Elle a dit son âge ?
— Oh ! nous savons, nous avons ◀l’▶habitude. ◀Le▶ 4, un jeune homme qui arrivait ◀de▶ Chicago. C’est très long, je résume. Il écrit un roman inspiré ◀de▶ votre livre sur ◀le▶ diable — est-ce bien cela ? — et il voulait absolument vous voir, il ne sait pas comment continuer. Voici son numéro… Je vous en prie appelez-◀le▶, he is so pathetic ! Ensuite… ◀le▶ Dr Goldberg, pour sa note, ce n’est pas pressé…
— Non, mais ◀le▶ ton… Mrs. H. vous invitait pour hier soir, dommage. Miss Patricia Thompson, avec un p, vous fait dire qu’elle pardonne tout… attendez… oui, elle vous pardonne tout, et vous recevrez ◀la▶ clé ◀d’▶Helen, et elle vous attend tous au 125 East 51 à minuit, avec des drinks.
— Quoi ?
— Oh pardon ! je me suis trompée ◀de▶ fiche, j’ai pris celle ◀d’▶un autre abonné. Je crois que c’est tout ce que j’ai pour vous.
Décembre 1945
Leur anglais n’est pas très facile à comprendre (c’est un anglais ◀d’▶Europe centrale et orientale) mais comme ils sont gentils dans ce quartier si pauvre, même ◀le▶ Chinois ◀de▶ ◀la▶ blanchisserie, et comme je suis content ◀de▶ pouvoir rentrer chez moi par ◀l’▶escalier qu’on monte à pied ; et surtout ◀de▶ ne plus voir ◀le▶ dos ◀d’▶un portier galonné dans ◀l’▶ascenseur ! Ces dos si dignes encore plus que serviles, ces dos qui vous rappellent avec sévérité que vous habitez une maison « distinguée », ces dos pleins ◀de▶ réprobation quand ◀le▶ visiteur n’est pas bien habillé ou qu’il vient trop ◀de▶ foreigners… Mais il faut avouer que cette maison est pleine ◀de▶ bruits jusqu’au 5e étage, à toutes ◀les▶ heures. Et dans ◀la▶ rue, ces hurlements ◀de▶ femme, chaque soir, je ne sais jamais s’il s’agit ◀d’▶une ivrogne ou ◀d’▶une évangéliste qui maudit nos vices…
15 décembre 1945
Saison ◀de▶ Noël à New York. — ◀Le▶ 1er décembre au matin, ◀la▶ ruée vers ◀les▶ magasins s’est déclenchée dans toute ◀l’▶Amérique, inaugurant officiellement ◀le▶ Yuletide, ◀la▶ saison ◀de▶ Noël. Nous sommes ◀le▶ 15 et ◀les▶ rayons ◀de▶ jouets sont déjà presque vides à New York. Depuis cinq ans, ◀les▶ usines travaillaient pour autre chose. ◀La▶ « conversion » des tanks et des forteresses volantes en pacotille ◀de▶ nursery exige plus qu’un instant ◀de▶ foi et ◀d’▶abandon…
Cet an ◀de▶ grâce rationnée 1945 se termine en pleine équivoque : est-ce ◀la▶ paix déjà ? ◀la▶ guerre encore ? Interférences ◀de▶ disette et ◀de▶ luxe, ◀d’▶appétits ranimés et ◀d’▶amertumes durables. Et Noël va tomber au milieu de ◀l’▶An Un ◀d’▶une ère ◀de▶ paix fondée sur ◀la▶ plus grande menace ◀de▶ toute ◀l’▶Histoire.
◀Les▶ enfants, comme ◀les▶ gouvernements, demandent pour leur Noël ◀de▶ petites bombes atomiques. Trois d’entre eux, à Brooklyn, viennent ◀d’▶être blessés sérieusement, en jouant à faire sauter ◀le▶ monde. ◀Les▶ trois Grands, à Moscou, seront-ils plus adroits dans ce même jeu ? On ne ◀le▶ croirait pas, à ◀les▶ voir. Curieux trio : un loup déguisé en mouton et deux moutons vêtus ◀de▶ leur vraie peau. Mais rien n’empêche ◀le▶ Waldorf-Astoria ◀d’▶annoncer que sa nuit ◀de▶ ◀l’▶An « promet ◀d’▶être ◀la▶ plus grande nuit ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶hôtel — à partir de $ 20 ◀la▶ place ».
Nous fûmes hier chez Schwartz, grand magasin ◀de▶ jouets ◀de▶ la Cinquième Avenue. « Auriez-vous, dis-je ◀d’▶un ton suave, quelque chose qui ressemble à un modèle ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique pour ◀les▶ enfants ? » ◀La▶ vendeuse ouvrit ◀la▶ bouche, puis ses yeux s’écarquillèrent largement : devant nous venait ◀d’▶apparaître une jeune femme au visage anguleux et couvert ◀de▶ taches ◀de▶ rousseur, ◀la▶ tête serrée dans un foulard ◀de▶ soie rose feu. « Papa, me dit mon petit garçon, c’est Miss Hepburn ! » — « C’est moi ! », dit-elle en lui pinçant ◀la▶ joue, et ◀la▶ vendeuse nous planta là.
Il neigeait sur la Cinquième Avenue, sur ◀les▶ paquets enrubannés, sur ◀les▶ fourrures, sur ◀l’▶arbre immense du Rockefeller Plaza, transporté avec toutes ses racines ◀d’▶un parc où il sera replanté dès janvier, n’ayant coûté que 100 dollars ◀de▶ location à Mr. John D. Rockefeller, car tout se sait. Des haut-parleurs répandaient sans relâche ◀l’▶Adeste Fideles et des carols transformés en jazz hot par ◀les▶ klaxons ◀d’▶interminables embarras ◀de▶ trafic. Aux vitrines triomphait ◀le▶ rêve américain, ◀le▶ clinquant, ◀l’▶irréel, ◀le▶ rose et ◀le▶ doré. Rêve ◀d’▶enfance et ◀d’▶innocence universelle, bercé ◀de▶ musiques nostalgiques.
Plus que dix jours pour acquérir, dans cette aimable bousculade, ◀la▶ bonne conscience que représente une table ◀de▶ famille chargée ◀de▶ cadeaux enveloppés ◀de▶ papiers brillants, verts, rouges, argent et mordorés. Pourquoi ces échanges éperdus ? Est-ce en souvenir du seul cadeau ◀de▶ Paix jamais fait à ◀l’▶humanité ? Ou bien cette fièvre ◀de▶ rivaliser dans ◀la▶ dépense, en fin ◀d’▶année, est-elle comme chez ◀les▶ primitifs une manière ◀de▶ conjurer ◀le▶ sort, et ◀de▶ se rendre ◀l’▶an nouveau propice ? Plus que dix jours pour s’assurer une place dans ◀le▶ monde des familles, un droit à ◀la▶ chaleur des groupes. Et ceux qui seront laissés dehors, ceux qui n’appartiennent pas à une cellule sociale, formeront ◀la▶ foule ◀de▶ Times Square. ◀Le▶ coudoiement universel leur tiendra lieu ◀d’▶intimité…
Pour moi, j’irai comme chaque année à ◀la▶ messe ◀de▶ minuit des protestants, dans ◀la▶ plus grande église gothique du monde, ◀la▶ cathédrale ◀de▶ Saint-Jean de Dieu, siège ◀de▶ ◀l’▶évêque anglican ◀de▶ New York. Dix mille personnes y chanteront des carols avant ◀la▶ procession du chœur et du clergé, précédée ◀de▶ porteurs ◀de▶ torches à ◀la▶ Burne Jones. Et comme chaque année j’entendrai ◀le▶ Credo ◀de▶ Gretchaninov et ◀le▶ motet ◀de▶ Prætorius, Une rose est née… Et je me dirai que ◀l’▶Amérique n’a pas encore très bien compris ◀les▶ traditions, parce qu’elle ◀les▶ respecte un peu trop…
Times Square, tous ses feux rallumés, semblera célébrer un V Day, une nouvelle victoire sur ◀le▶ temps, comme si ce n’était pas lui qui gagne à tous ◀les▶ coups. Qu’apportera cette fin ◀d’▶année ?
Un dernier speech ◀de▶ ◀La▶ Guardia à ◀la▶ radio, révélant une dernière recette aux ménagères pour cuire ◀la▶ dinde. Politicien rusé autant qu’honnête, gros petit homme à ◀la▶ face ◀de▶ clown, Fiorello, ◀la▶ Fleurette ou ◀le▶ Chapeau, comme ◀le▶ peuple ◀l’▶a baptisé, saisissant ◀la▶ baguette des mains du chef dirigera pour la dernière fois ◀l’▶orchestre ou ◀la▶ fanfare ◀d’▶un grand meeting. Sur ◀le▶ coup ◀de▶ minuit, ◀le▶ 31 décembre, nous perdrons ◀le▶ meilleur maire ◀de▶ New York. Tammany reviendra au pouvoir. Et Roosevelt n’est pas remplacé… Et toutes ◀les▶ utopies prévues par ◀l’▶avant-guerre entreront dans ◀la▶ voie des réalisations. Déjà ◀l’▶on met en vente ◀la▶ « bicyclette du ciel », un petit avion ◀de▶ 1000 dollars. Déjà ◀les▶ banques ◀de▶ Buffalo ouvrent des guichets extérieurs où ◀l’▶on peut déposer ◀de▶ ◀l’▶argent sans descendre ◀de▶ sa voiture. Déjà ◀les▶ biches et ◀les▶ daims sont amenés dans ◀les▶ forêts ◀de▶ chasse au moyen de taxis aériens. Déjà ◀la▶ télévision en couleurs prouve qu’elle ne ◀le▶ cède en rien à ◀la▶ photographie pour « ◀le▶ brillant et ◀la▶ précision du détail », qualités préférées ◀de▶ ◀l’▶Américain. Déjà ◀l’▶on nous annonce ◀de▶ Hollywood un superfilm sur ◀la▶ bombe atomique, où ◀le▶ love interest ne manquera pas ; cependant que déjà ◀le▶ New Yorker se moque des clichés à ◀la▶ mode au sujet de cette invention « qui signifie ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶humanité ou ◀l’▶aube ◀d’▶un âge ◀d’▶or » à votre choix. Déjà, ◀le▶ syndicat des ouvriers ◀de▶ ◀l’▶industrie automobile offre à Ford un contrat collectif qui ◀le▶ protégera, lui ◀le▶ patron, contre ◀les▶ grèves irrégulières. Car ◀la▶ force et ◀l’▶initiative ont changé ◀de▶ camp, et ◀les▶ vainqueurs se montrent généreux. Et déjà ◀les▶ pasteurs et ◀les▶ prêtres se préparent à parler du message ◀de▶ Noël aux « hommes ◀de▶ bonne volonté », répétant sans scrupules avec M. Romains une grave erreur ◀de▶ traduction. Car ◀l’▶Évangile dans ◀le▶ texte original dit simplement : « Paix sur ◀la▶ terre, bonne volonté (◀de▶ Dieu) envers ◀les▶ hommes ». Est-il besoin ◀de▶ ◀la▶ bombe, et des grèves, et ◀de▶ ◀la▶ famine européenne, et ◀de▶ ◀la▶ guerre endémique dans tout ◀l’▶Orient, et ◀de▶ ◀la▶ méfiance et ◀de▶ ◀la▶ peur réciproques qui président aux rapports des nations, et ◀de▶ ◀l’▶antisémitisme, et ◀de▶ ◀l’▶antisoviétisme, et ◀de▶ ◀l’▶antiaméricanisme ◀de▶ ◀l’▶Europe, pour que nous comprenions que ◀les▶ hommes ont fort peu de bonne volonté ? La plupart sont involontaires. Ils ne font que subir leur condition.
À Times Square, dans ◀la▶ foule compacte et lente, dans ◀la▶ rumeur assourdissante des petites trompettes ◀de▶ foire et des crécelles, GI Joe, ◀le▶ combattant moyen, se dira : « Well, c’était donc pour tout cela… »
Fin décembre 1945
Du vain travail ◀de▶ décrire un pays. — ◀Le▶ peu que j’avais retenu, parce que frappant, ◀de▶ mes lectures sur ◀l’▶Amérique avant ◀d’▶y venir, c’était justement inexact, et peut-être inventé ◀de▶ toutes pièces. ◀Les▶ reportages sur ◀l’▶Amérique que publient en Europe nos journalistes me paraissent arbitraires et contestables, même s’ils sont scrupuleux et sincères. Et moi qu’ai-je écrit dans ces pages dont un Américain ou un Européen qui aurait vécu longtemps ici ne puisse me dire avec quelque raison : ce n’est qu’un aspect bien rare, ce n’est qu’un point de vue partiel, on pourrait aussi bien démontrer ◀le▶ contraire ?
Quand des amis ◀d’▶Europe débarquent à New York — et il en vient beaucoup depuis quelques mois —, ils me demandent : « Que pensez-vous ◀de▶ ◀l’▶Amérique ? » On leur demande : « Que pensez-vous ◀de▶ ◀l’▶Europe ? » Et ces questions sont déprimantes, parce qu’elles sont sans objet réel. Tout ce que ◀l’▶on peut penser ◀de▶ ◀l’▶Europe en général et ◀de▶ ◀l’▶Amérique en général est réfuté par ◀la▶ vision à bout portant ◀d’▶un coin ◀de▶ pays ou ◀d’▶une scène ◀de▶ famille, ◀d’▶un geste intime ou ◀d’▶un visage bien-aimé.
Prenons-en donc notre parti. Sauf si ◀l’▶on se borne à ◀la▶ géographie, ces entités ne souffrent pas ◀la▶ description. Il faudrait en savoir tant de choses qu’on n’oserait plus jamais en parler. C’est un peu comme une femme quand on ◀l’▶aime : ce que ◀les▶ autres en disent est banal ou méchant, et prouve seulement qu’ils n’y ont rien compris. Personne n’a jamais vu réellement ◀l’▶Amérique, sinon dans une inspiration lyrique aussitôt ridiculisée par vingt petits faits précis, rebelles à toute formule. ◀La▶ seule grande découverte ◀de▶ ce siècle étant ◀la▶ Relativité — et toutes ◀les▶ autres en dépendent — il s’agirait ◀de▶ ne pas ◀l’▶oublier à chaque instant. Je n’ai donc pas décrit ◀l’▶Amérique telle qu’elle est, puisque c’est impossible par définition. Plongé en elle pendant plus ◀de▶ cinq ans, j’ai simplement noté des réactions locales, en prenant soin ◀de▶ situer ◀l’▶observateur dans ◀le▶ temps, dans ◀l’▶espace, et dans ses circonstances. (Encore ai-je tu ◀les▶ plus intimes.) Et si ◀l’▶on me dit que ce journal offre un tableau fragmentaire et brisé, souvent contradictoire dans ◀le▶ détail, je répondrai que c’est un journal — et un journal des temps brisés.