Le▶ mauvais temps qui vient
Je ne me sens pas en veine ◀de▶ conclure ce journal, mais voici qu’il faut repartir, c’est tout de même un chapitre qui se clôt dans ma vie, sinon dans ◀l’▶histoire du monde ; car nous sommes loin ◀d’▶avoir quitté ◀la▶ guerre. « Journal ◀d’▶un habitant ◀de▶ ◀la▶ planète en guerre » ce serait un titre assez exact. Mais je suis ◀d’▶un pays, et quand je repense aux années que je viens de vivre loin de lui, je vois cependant que mon destin n’a pas cessé ◀d’▶être lié au sien : car ◀le▶ même sort paradoxal a décrété que nous fussions au centre du conflit tout en restant en marge des batailles. Ce que je voudrais dire ◀de▶ ◀la▶ Suisse n’est donc pas sans me concerner sur plus ◀d’▶un point.
Souffrir, en soi, n’est pas toujours ◀l’▶honneur qu’on pense, mais souvent un simple accident. Je vois ◀les▶ Suisses qui se disent honteux ◀de▶ n’avoir pas souffert comme ◀les▶ autres, comme ◀les▶ Français, ◀les▶ Hollandais, ◀les▶ Grecs, ◀les▶ Russes. Mais ◀les▶ Allemands aussi, finalement, ont souffert, se sont fait tuer, ont été envahis. Qu’est-ce que cela prouve ? Quand ◀l’▶avalanche balaye tout un village sauf deux maisons, ◀les▶ rescapés sont-ils honteux ? Il me semble que ces scrupules ne sont pas dignes ◀de▶ ◀la▶ tragédie moderne. Et tout d’abord, ils sont prématurés. Ils révèlent chez ceux qui ◀les▶ ont ◀l’▶illusion que ◀le▶ drame est terminé et que ◀le▶ temps ◀de▶ faire des comptes est arrivé. Or ◀le▶ drame continue, c’est trop clair. ◀Le▶ tour des Suisses viendra, qu’ils se rassurent ! Et s’ils ont constitué ◀la▶ réserve au cours du dernier épisode, on ne leur demande ni ◀de▶ s’en féliciter ni ◀de▶ s’en plaindre, mais ◀de▶ se préparer sérieusement pour ◀la▶ suite, pour ◀l’▶heure où ils devront « donner ». Le premier devoir ◀d’▶une réserve est ◀de▶ maintenir ses forces intactes et alertées.
Intacts nous ◀le▶ sommes, relativement. Alertés, je n’en suis pas sûr.
◀L’▶ennui, avec ce beau pays, ce n’est pas qu’il soit si propre et bien tenu, trait dont s’égayent ◀les▶ étrangers ◀de▶ passage, un peu comme ces paysans qui se poussent du coude quand on ◀les▶ laisse entrer dans ◀le▶ hall du château. ◀L’▶ennui n’est pas non plus que ◀le▶ matériel soit bon, ◀l’▶or abondant, ◀les▶ enfants bien nourris. Ni même qu’on dise merci tout ◀le▶ temps, à tout propos, cinq ou six fois pendant ◀l’▶achat ◀d’▶un timbre, par exemple, avec une gratitude émue qui dépasse curieusement ◀l’▶occasion, mais dont on sent que ◀le▶ surplus peut entretenir ce fonds ◀de▶ bienveillance universelle dont ◀l’▶existence rassure ◀les▶ Suisses… ◀L’▶ennui c’est qu’il n’y a pas du tout ◀de▶ bienveillance universelle. Et que ◀la▶ Suisse est mal préparée, par sa probité même, à faire face aux gangsters.
Rien ◀de▶ moins suisse que ◀le▶ cynisme, honoré dans ◀le▶ reste du monde. Rien de plus suisse que ◀le▶ réflexe ◀de▶ critiquer sèchement tout ce qui dépasse alors que ◀l’▶on tolère très bien ce qui n’atteint même pas ◀le▶ niveau moyen, et cela dans ◀la▶ vie quotidienne autant que dans ◀la▶ politique. Ces vertus, cette prudence avare, s’expliquent sans doute par ◀les▶ dimensions du pays, mais ne suffisent plus à ◀le▶ protéger. Il est temps que ◀les▶ Suisses découvrent que pécher par défaut, dans ce temps dur, est plus grave que pécher par excès. On ne saurait exagérer ◀la▶ profondeur ◀d’▶une telle révolution dans ◀la▶ patrie du moralisme à la fois puritain et bourgeois. Et certes je suis loin de proposer qu’on déchaîne ◀les▶ fous et ◀les▶ aventuriers, mais je voudrais pouvoir compter sur des hommes prêts à maîtriser ◀l’▶aventure désormais probable, face à ◀la▶ démesure universelle. ◀Le▶ regard intrépide et désillusionné du grand Burckhardt considérant ◀l’▶Histoire du monde, et ◀le▶ rythme vital ◀d’▶un Nicolas Manuel : c’est vers quoi je reviens, après six ans, prendre une leçon ◀de▶ style ◀de▶ ◀l’▶âme pour affronter ◀les▶ mauvais temps qui viennent.
Ils ◀le▶ savaient, ils acceptaient ce fait, et posaient ◀l’▶ordre en face de lui comme un défi manifestant ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶homme : ◀le▶ fond ◀de▶ ◀la▶ réalité n’est pas ◀l’▶ordre mais ◀le▶ chaos. Voilà qui étonne encore trop ◀de▶ braves gens, nés dans un monde où presque tout allait de soi. Voilà qui éclate aux yeux dès qu’on sort ◀de▶ ◀l’▶île Suisse et qu’on navigue en pleine débâcle printanière des valeurs civiques et morales. ◀L’▶esprit ◀d’▶Hitler plus que jamais tyrannise ◀les▶ Européens, ◀la▶ police politique traque ◀les▶ hommes libres sans que personne ose dire pour quoi ni protester, et ce n’est plus qu’au marché noir qu’on trouve encore des nourritures authentiques pour ◀les▶ corps et ◀les▶ esprits. Ne comptez plus sur vos épargnes, ni sur ◀la▶ seule valeur ◀de▶ ◀l’▶inertie pour sauver ce qui tient encore debout. Certes, ◀les▶ apparences, ◀les▶ subsistances ◀de▶ ◀l’▶ordre masquent à nos vues immédiates toute ◀l’▶ampleur ◀de▶ ◀la▶ catastrophe. Il y a des trains qui marchent et qui arrivent même à ◀l’▶heure, il y a des dettes payées et des paroles tenues, ◀la▶ poste fonctionne, on nous promet un peu plus ◀de▶ charbon pour cet hiver ; des millions ◀de▶ femmes ont été violées dans toute ◀l’▶Europe centrale et orientale, des millions séparées ◀de▶ leur mari pendant cinq ans, mais ◀le▶ tabou ◀de▶ ◀l’▶inceste, par exemple, résiste encore ; ◀les▶ traités ne sont guère respectés mais on discute solennellement leurs clauses comme s’ils gardaient quelque importance, et cela compte ; la plupart des acheteurs payent leurs achats, ◀les▶ clients appellent ◀le▶ garçon pour régler leurs consommations. C’est beaucoup ◀d’▶ordre encore, si ◀l’▶on y pense ; mais ◀le▶ fait est que déjà ◀l’▶on y pense, et je veux dire qu’on s’en étonne parfois… ◀La▶ couche est mince et partout déchirée qui nous sépare du désordre profond. Mais ce n’est pas en Suisse qu’on voit ces déchirures. J’ai donc pris ◀le▶ parti ◀de▶ circuler, malgré ◀les▶ résistances multipliées par une époque qui semble avoir peur qu’on ◀la▶ voie.
Il est un grand espoir très vague encore qui m’a paru se libérer dans beaucoup de consciences et beaucoup de pays, parfois à ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ détresse des masses militaires et civiles déracinées et déportées, parfois aussi à ◀la▶ faveur ◀d’▶un acte ◀de▶ raison, ◀d’▶un accès ◀de▶ bon sens. C’est ◀l’▶espoir ◀d’▶une terre unie, comme contrainte à se fédérer par ◀la▶ menace ◀de▶ ◀la▶ guerre atomique.
On m’assure que ◀le▶ monde n’est pas prêt pour cela. ◀Les▶ chefs disent que ◀les▶ peuples n’en veulent pas, ◀les▶ peuples disent que ◀les▶ chefs s’y opposent. Faut-il croire qu’ils sont prêts à se faire tuer, c’est-à-dire dans ce cas précis désintégrer, peler et ronger jusqu’aux moelles ? Car telle est bien ◀l’▶alternative. Et personne ne peut deviner si c’est ◀le▶ matin ou ◀la▶ nuit qui s’approche. Mais chacun peut à chaque instant choisir, et s’efforcer ◀de▶ comprendre mieux quelles sont ◀les▶ suites nécessaires ◀de▶ son choix, quel est ◀l’▶enjeu, ce qu’il implique…
Contre ◀les▶ risques qui se lèvent, ◀l’▶esprit ◀de▶ risque est ◀la▶ seule assurance. ◀Les▶ valeurs ◀de▶ demain, s’il y en a, seront maintenues ou reposées par ◀les▶ hommes qui auront su, pour leur compte, s’équilibrer dans ◀le▶ chaos, aussi loin ◀d’▶ignorer son étendue que ◀de céder à ses vertiges.
FIN