Genève, rose des▶ vents de l’esprit (19 décembre 1946)c
Pendant deux semaines viennent d’avoir lieu à Genève, comme on sait, ◀des▶ « Rencontres internationales » placées sous l’égide de L’Esprit européen. On y a entendu ◀des▶ conférences et ◀des▶ discussions, ◀des▶ concerts, ◀des▶ récitals de poèmes, et assisté à ◀des▶ spectacles lyriques, dramatiques et cinématographiques remarquables. Tous les journaux en ont abondamment parlé, ce qui nous dispense d’y revenir en détail. Mais nous avons tenu à recueillir les impressions de M. Denis de Rougemont, l’un de nos plus brillants essayistes, dont la conférence, en l’aula de l’Université, a obtenu le plus grand succès, comme celle, par ailleurs, du romancier français Georges Bernanos, tous deux ne s’étant pas trop égarés dans les mots en urne, ayant appelé ◀un▶ chat ◀un▶ chat et provoqué dans la salle ◀des▶ mouvements divers, comme on dit.
C’est comme cela qu’existe l’esprit européen : dans la libre discussion, nous confie Denis de Rougemont. La liberté d’opposition est typiquement européenne. Même sans en tirer de conclusion, sans trouver ◀une▶ solution. L’Européen veut prendre conscience du drame qui se joue en lui, qui se joue en chaque homme.
Mais l’Américain ?…
L’Américain, lui, c’est ce qui le distingue de l’Européen, court à la conclusion. Il veut ◀une▶ solution pratique, autant que possible. Mais il est capable, après ◀une▶ conversation, de changer d’opinion. Pas l’Européen. L’Européen se retranche dans ses convictions et pense que l’adversaire est méchant, puisqu’il ne pense pas comme lui. ◀Des▶ entretiens, tels qu’ils viennent d’avoir lieu à Genève, eussent été ◀un▶ four aux États-Unis. En Russie, ils auraient été interdits. Personnellement, je regrette qu’aucun Russe n’ait répondu à notre invitation. Heureusement, nous avons eu Lukács, et je vois mieux maintenant quelles questions j’aurai à poser à la Russie. Je lui dirai : « Vous accusez les démocraties d’être purement formelles, de n’être pas complètement réalisées ; vous prétendez, vous, Russie, être ◀une▶ démocratie réelle. Et vous avez ◀des▶ camps de concentration, et vous interdisez aux poètes de s’exprimer librement, et vous n’avez pas la liberté de la presse, et vous repoussez l’existentialisme qui pose des questions, et vous refoulez les reporters étrangers et vous êtes le peuple le plus militariste du monde. Si vous vous dites ◀un▶ pays démocratique, c’est simple mot. Votre démocratie est plus formelle que celles de nous tous. Nous, nous acceptons de n’être pas complètement démocratisés ; vous, vous ne l’acceptez pas. À vous de faire le premier pas. Ouvrez vos frontières. Vous pouvez venir chez nous. Vous refusez ? Nous ne demandons qu’à comprendre. C’est à quoi, d’ailleurs, nous espérons parvenir lors ◀des▶ prochains entretiens de Genève. À condition que nous ayons plus de contacts personnels entre représentants ◀des▶ différents pays. »
…
Notez, nous dit encore Denis de Rougemont, que je passe pour ◀un▶ homme de gauche dans les partis de droite et pour ◀un▶ homme de droite dans les partis de gauche. Je ne suis jamais pour ou contre ◀un▶ parti. Je suis contre le totalitarisme et pour la démocratie réelle, qui est le fédéralisme. ◀Un▶ régime de tyrannie n’aboutit jamais à la liberté.
On le voit, M. Denis de Rougemont nous prouve que l’esprit européen s’inspire d’◀une▶ grande liberté et d’◀une▶ parfaite franchise de paroles. Sinon, ce ne serait plus l’esprit européen, où la France donne le ton, la France qui est ◀un▶ pays de dialogue, comme aime à répéter André Gide. Quand cesse le dialogue, c’est le totalitarisme qui sévit. Denis de Rougemont nous dit encore quel éloge enthousiaste tous les participants ont fait de Genève et de la Suisse. Les Français, notamment, sont venus avec ◀une▶ grande curiosité et ◀un▶ grand désir de tirer quelque chose de positif ◀des▶ entretiens de Genève.
Il faut que Genève devienne ◀une▶ sorte de Salzbourg intellectuel, ajoute notre interlocuteur. Tout le monde insiste pour cela ; parce que la Suisse est en dehors de l’ONU, parce qu’on y parle sans mandat, pas au nom d’◀un▶ peuple, mais d’◀un▶ réel esprit européen. Nous ne sommes pas ◀une▶ nation, nous sommes ◀une▶ confédération, donc bien préparés et prédisposés pour ◀une▶ mission de ce genre.
Denis de Rougemont souhaite encore que l’an prochain on invite ◀des▶ conférenciers américains, dont la voix ne peut plus être séparée ◀des▶ dialogues européens. Il souhaite encore que l’on organise à Genève ◀un▶ Café de Flore de l’Esprit européen, ou chacun se rencontrera librement, en dehors de toute officialité. Excellente idée. Genève, rose ◀des▶ vents de l’esprit, continuera ainsi à jouer son rôle de cité internationale, à condition, bien entendu, que l’esprit puisse y souffler librement où il veut.