Préface à Le▶ Cœur est un chasseur solitaire ◀de▶ Carson McCullers (1947)k
Je ne connais dans tout New York qu’une seule vraie terrasse ◀de▶ café, celle du Brevoort, au bas de la Cinquième Avenue. C’est là que Dos Passos situe plusieurs des scènes ◀de▶ ses romans, et c’est là qu’il y a bien six ans j’ai connu Carson McCullers. Elle avait l’air ◀d’▶une toute jeune fille montée en graine, avec ses petits bas rouges au-dessous des genoux, son long visage pâle, sa frange noire en désordre et sa contenance effarouchée. Ses mains tremblaient, et ◀l’▶on pensait que sans sa mère qui ◀l’▶accompagnait ce jour-là, elle ne ferait pas deux pas toute seule dans ◀la▶ ville. Je ◀la▶ félicitai sur ◀le▶ beau titre ◀de▶ son premier roman qui venait de paraître — écrit entre 19 et 22 ans — et elle me dit merci, bien sérieusement selon ◀la▶ coutume des femmes américaines lorsqu’on leur fait un compliment. Je suppose que mon étonnement eût atteint ◀la▶ stupéfaction si j’avais lu avant cette brève rencontre The Heart is a lonely Hunter. Un peu plus tard je ◀la▶ revis à Brooklyn, dans une sombre maison ◀de▶ quatre étages où m’avait amené Golo, ◀le▶ plus jeune fils ◀de▶ Thomas Mann. Un mélange improbable ◀de▶ Kafka, ◀d’▶Enfants terribles et ◀de▶ style vieux New York en définissait ◀l’▶atmosphère. On écrivait, on composait, on sculptait, on jouait du piano dans toutes ◀les▶ chambres aux portes entrouvertes, et ◀l’▶on se réunissait pour ◀les▶ repas autour ◀d’▶une très longue table que servaient deux ou trois énormes négresses. Wystan Auden y présidait avec une malicieuse dignité : c’est ◀le▶ plus grand poète anglais depuis Eliot. À l’autre bout de ◀la▶ table George Davis, rédacteur du Harper’s Bazaar, tenait son rôle ◀de▶ propriétaire. Benjamin Britten et Paul Bowles représentaient ◀la▶ jeune musique, Gypsy Rose Lee ◀la▶ danse et ◀le▶ strip-tease, et tous ◀les▶ autres à quelque titre étaient des « creative people », parlaient ◀de▶ Kierkegaard, ◀de▶ Jung, ◀de▶ ballet, ◀de▶ sculpture précolombienne. Je crois bien que toute ◀la▶ jeune littérature, ◀la▶ jeune musique, ◀la▶ jeune peinture, ◀la▶ jeune chorégraphie américaines ont traversé cette maison ◀de▶ Brooklyn, seul centre ◀de▶ pensée et ◀d’▶art que j’aie trouvé dans une grande ville ◀de▶ ce pays. Et puis leur nomadisme habituel ◀les▶ a repris. Un an plus tard, tous s’étaient dispersés, au Mexique ou au Michigan, en Angleterre ou en Californie, et Carson McCullers était dans une clinique. Un jour je ◀la▶ rencontre dans un train venant du Sud, en route pour une maison ◀de▶ vacances ◀d’▶écrivains, tout au Nord, près de Saratoga. Elle me tend ◀de▶ ses mains tremblantes une petite coupure ◀de▶ journal : son mari, ◀le▶ lieutenant McCullers, est signalé comme le premier Américain blessé lors du débarquement en Normandie. Aujourd’hui elle est à Paris, inaugurant avec Kay Boyle et Richard Wright — qui fut le premier à saluer son talent — ◀la▶ reprise ◀de▶ ◀l’▶émigration traditionnelle des écrivains américains vers ◀le▶ Vieux Monde.
◀La▶ principale différence entre ◀la▶ jeune littérature américaine et ◀la▶ française, c’est que la première ne professe pas du tout ce culte du roman américain qui caractérise la seconde.
Carson McCullers par exemple, quand je ◀l’▶interroge sur ses maîtres, me cite Dostoïevsky, Flaubert et Kierkegaard, là où un jeune Français citerait sans doute Hemingway, Dos Passos et Steinbeck. C’est dire peut-être que ◀les▶ jeunes Américains sont moins anxieux ◀de▶ renouveler ou ◀d’▶assouplir leurs procédés que ◀de▶ se créer un ordre intime et ◀d’▶approcher par des moyens plus déliés ce monde dont leurs aînés décrivaient ◀le▶ chaos avec une sorte ◀de▶ brutalité qui en était ◀le▶ reflet plus que ◀l’▶explication. Mais cette recherche obscurément spirituelle ne tend jamais vers ◀la▶ formule ou ◀le▶ système, comme elle ferait irrésistiblement chez un Français. (« Trouver ◀le▶ lieu et ◀la▶ formule », disait Rimbaud.) Elle ne se décante pas, reste immergée dans ◀le▶ symbolisme ambigu des caractères particuliers, des sensations, des attractions mutuelles qui meuvent à leur insu ◀les▶ personnages. C’est une recherche proprement romanesque, en images, et non pas illustrée après coup, sensible et non traduite en adjectifs, conduite avec une sympathie plus fascinée que volontaire.
Ainsi ◀les▶ êtres qui animent cet ouvrage se poursuivent, se rapprochent et se manquent dans une espèce ◀de▶ tâtonnement aventureux qui est ◀le▶ mouvement même ◀de▶ ◀la▶ vie intérieure en quête ◀d’▶explications, ◀de▶ rythmes, ◀de▶ certitudes à embrasser. Comme cette Mick, jeune fille pauvre ◀de▶ 15 ans, qui cherche ◀la▶ musique dans sa petite ville, et repère une à une ◀les▶ maisons où ◀la▶ radio choisit ◀les▶ symphonies qu’elle aime. ◀Le▶ soir, elle va s’asseoir dans une cour obscure et elle écoute. Puis elle essaie ◀de▶ composer elle-même. Elle appelle sa première sonate : Cette chose que je veux, je ne sais pas quoi.
Je pense qu’on est en droit ◀de▶ parler ici ◀d’▶une « expérience romanesque », comme nous parlons depuis vingt ans ◀d’▶une « expérience poétique ». ◀L’▶exemple des dialogues peut ◀le▶ faire sentir. ◀Les▶ personnages ◀d’▶un romancier français, quand ils discutent des idées, me paraissent être, en règle générale, tout juste aussi intelligents que leur auteur ; ou si ce dernier leur fait dire des bêtises, c’est pour nous inciter à mépriser ◀l’▶erreur ou ◀la▶ bassesse ◀d’▶une classe qu’ils représentent, ◀d’▶une tendance ou ◀d’▶un vice dont ils sont ◀les▶ supports. Leurs dialogues sont ◀de▶ courts essais qui nous conduisent par un léger détour aux conclusions décidées par ◀l’▶auteur. C’est pourquoi ◀l’▶on citera souvent telle phrase ◀d’▶un héros ◀de▶ Malraux comme si elle exprimait ◀la▶ pensée ◀de▶ Malraux, au lieu de n’être qu’un accord isolé ◀de▶ ◀la▶ partition. Chez ◀les▶ jeunes écrivains américains, chez Carson McCullers en tout cas, vous ne pourrez tirer des dialogues qu’une connaissance plus intime des héros. Rien à citer de la part du romancier. ◀Les▶ arguments qu’échangent avec passion un ivrogne et un docteur nègre (p. 307 et 308) sont ceux ◀de▶ Jake et du Dr Copeland, et leur maladresse pathétique éveille en moi des réactions humaines — à propos du problème des Noirs en Amérique — qu’un article documenté du même auteur ne ferait sans doute que circonscrire et limiter.
Notons aussi que ◀la▶ nouvelle littérature américaine, au lieu de mettre en scène des intellectuels, recourt plutôt à des enfants, à des autodidactes, à des hors-castes, moins pour débrouiller que pour sensibiliser ◀les▶ questions qui tourmentent ◀l’▶époque.
Je me suis demandé souvent : quel est ◀le▶ sujet ◀de▶ ce roman ? Point ◀d’▶intrigue, et pourtant une construction serrée, comme celle ◀d’▶un motet à cinq voix qui se signalent et se posent une à une, se cherchent, se rencontrent une seule fois, mais dans une dissonance douloureuse, puis s’éloignent et l’une après l’autre se brisent ou se perdent inexorablement dans ◀la▶ rumeur informe ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne. Une longue suite ◀d’▶incidents sourdement émouvants, avec quelques éclats ◀de▶ beauté insolite (comme ◀la▶ promenade ◀de▶ Baby) qui finissent tous dans un geste mortel, coupant, atroce. Est-ce que ◀le▶ sujet serait ◀la▶ solitude, ◀la▶ frustration ? Ou bien ◀l’▶enfance plus sérieuse et plus métaphysique que ◀l’▶âge adulte ? (◀Les▶ scènes et ◀les▶ dialogues ◀d’▶enfants sont ◀d’▶une justesse rarement atteinte, même chez ◀les▶ romanciers anglais.) Ou bien encore ◀le▶ problème noir ? Ou simplement ◀la▶ description ◀d’▶une petite ville pauvre du Sud ? Ou bien toutes ces choses à la fois ?
Je me demandais aussi : comment se peut-il que ce livre impossible à classer, ni brutal, ni sexy, ni religieux, ni relatif à ◀la▶ guerre ◀de▶ Sécession, ni susceptible ◀de▶ fournir un scénario, ni indiscret, ni même documentaire, ait eu tant de succès en Amérique ?
Je ne vois pas ◀de▶ réponse satisfaisante à ma deuxième question : ◀le▶ fait est là. Pour la première, je puis dire après coup que j’aurais dû trouver une clé dans cette lettre ◀d’▶un sourd-muet à son ami devenu fou, qu’on va lire aux pages 219-220 : « ◀Les▶ autres, écrit-il, haïssent tous quelque chose. Et ils ont tous quelque chose qu’ils aiment plus que ◀la▶ nourriture ou ◀le▶ sommeil ou ◀le▶ vin ou ◀la▶ compagnie ◀d’▶un ami. C’est ◀la▶ raison pour laquelle ils sont toujours si occupés. »
Dernièrement, à Paris, je disais à Carson, avec ◀la▶ ruse ◀d’▶un interviewer :
— Il n’y a pas ◀d’▶histoires ◀d’▶amour, dans ce roman.
Elle me regarde étonnée, presque indignée :
— Il n’y a que cela !
Elle voulait dire ◀l’▶amour des êtres, ◀l’▶amour réel, et non pas celui des romans.