L’opportunité chrétienne (1947)d
Depuis des siècles, depuis la Renaissance, le christianisme a vécu sur la défensive.
Les hiérarchies ecclésiastiques défendaient leurs pouvoirs temporels, justement contestés par l’État. Puis elles eurent à défendre leurs pouvoirs spirituels, certains États s’étant laissé aller à les revendiquer injustement. Les docteurs de▶ l’Église se défendaient contre les attaques successives du scepticisme né ◀de▶ la science cartésienne, ◀de▶ l’historisme, ◀de▶ la philologie, puis des systèmes sociologiques et philosophiques qui se mirent à pulluler dès le xixe siècle, et qui se posaient en termes intraduisibles dans les catégories théologiques traditionnelles. Quant aux fidèles, ils avaient à se défendre contre la menace quotidienne, innombrable, et sans cesse accrue mais ◀d’▶une manière imperceptible, ◀d’▶habitudes ◀de▶ pensée et ◀de▶ vie ◀de▶ moins en moins conformes aux lois spirituelles : sans le savoir, sans oser se l’avouer, les chrétiens devenaient, en Europe comme ailleurs, une minorité doucement persécutée. Cette persécution à coups ◀d’▶épingle, ◀de▶ demi-sourires et ◀d’▶ironies intellectuelles basées sur « les derniers progrès ◀de▶ la science », cette tolérance même qui se manifestait à l’égard des « survivances religieuses », firent autant ◀de▶ mal aux Églises que les persécutions romaines aux premiers temps leur avaient fait du bien. Partout, l’on vit au cours du xviiie et surtout du xixe siècle, s’exténuer les formes extrêmes, hardies et créatrices des différentes confessions. On reculait sous la pression ◀de▶ l’incroyance, on frisait la part du feu, on cédait les positions trop menacées par le scepticisme. Pour ne donner que deux exemples : on vit le mouvement mystique s’éteindre au sein du catholicisme romain, tandis que le théocentrisme transcendantal des réformateurs faisait place, chez, les protestants, à un moralisme centré sur l’homme. Tout tranquillement, et pour sauver leur corps, les Églises renonçaient sinon à leur âme même, du moins à cette véhémence flambante qui fut toujours signe et symbole ◀de▶ l’Esprit. Un fils soumis ◀de▶ Rome, le grand Paul Claudel, pouvait écrire vers la fin ◀de▶ cette période qu’à la question : « Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? » ; les catholiques modernes répondaient dans l’ensemble : « Avec du sucre ! ». Remarque hélas valable pour bien d’autres Églises, et qui résume toute une époque.
Je pense qu’avec la guerre, cette époque a pris fin. Et je fonde cette croyance sur quelques faits.
C’est un fait que le totalitarisme a rompu la paix fausse qui semblait établie entre les sociétés laïques et les Églises ; qu’il a brusquement mis à nu l’État minoritaire des chrétiens ; qu’il les a attaqués ◀de▶ front au nom des principes non chrétiens (comme le nationalisme) qu’ils croyaient pouvoir tolérer ; qu’il a été abattu finalement, dans ses formes déclarées et spectaculaires tout au moins ; et que son élévation brutale puis sa chute ont été pour toutes les Églises une épreuve ◀de▶ force, un challenge, une purification, une occasion ◀de▶ réveil.
C’est un fait que la culture laïque, a-chrétienne ou antichrétienne, qui prétendait se substituer à la religion et conduire le monde moderne vers un paradis sans Dieu, a démontré son impuissance réelle devant l’assaut ◀de▶ dictatures barbares : elle s’est reconnue impuissante à donner des buts ◀de▶ vie, des idéaux, une morale, plus efficace que le christianisme.
C’est un fait que « les derniers progrès ◀de▶ la Science » autorisent ◀de▶ moins en moins — et non de plus en plus, comme au siècle passé — à mettre en doute la vérité et la validité des dogmes chrétiens. L’ère des argumentations « scientifiques » contre la Genèse, la Création du monde par Dieu, sa Fin, l’existence ◀de▶ l’esprit, etc., paraît close pour longtemps.
C’est enfin un fait que les trois grandes confessions chrétiennes ont retrouvé depuis une ou deux décades le courage ◀de▶ réaffirmer leurs positions parfois les plus extrêmes, avec une belle indépendance vis-à-vis des critiques ◀de▶ l’extérieur. Renaissance du thomisme et des études mystiques chez les catholiques ; restauration ◀de▶ la dogmatique réformée grâce au mouvement initié par Karl Barth chez les protestants ; réapparition ◀d’▶une puissante et purifiée Église orthodoxe à l’Est.
Mais dire que l’époque ◀de▶ la défensive est terminée pour elles, dans notre temps, c’est poser aux Églises chrétiennes un dilemme très net : il ne leur reste plus qu’à s’endormir, ou bien à passer à l’attaque.
Ce lendemain ◀d’▶une guerre ◀de▶ Trente Ans ne ressemble guère à une victoire, il faut bien le dire. Les nations qui ont perdu la guerre ont tout perdu ; mais celles qui l’ont gagnée n’ont rien gagné : elles ont seulement repoussé une menace, au prix de sacrifices presque aussi grands que ceux qu’elles eussent été contraintes ◀de▶ subir en se rendant. (Dans ce « presque » est la différence entre honneur et honte, vie et mort.)
Et que trouvent aujourd’hui les peuples devant eux ? Battus et vainqueurs, épuisés, cherchent en vain une utopie nouvelle. Les uns s’abandonnent aux vieilleries et tentent ◀de▶ restaurer le nationalisme, condamné par les catastrophes récentes. Les autres pensent qu’en déplaçant quelques objets — les richesses par exemple — on arrangera la vie… D’autres enfin, faisant la théorie ◀de▶ leur faiblesse, formulent des doctrines nihilistes dans un jargon philosophique qui les rend pour le moins inoffensives. Devant cette démission ◀de▶ la pensée et ◀de▶ la morale, l’État se voit forcé ◀d’▶étendre ses pouvoirs, à coups ◀de▶ décrets si généraux que chaque vocation personnelle s’en trouve nécessairement lésée.
En d’autres termes, les Églises ne trouvent plus dans le monde des doctrines hostiles, mais un vide doctrinal sans précédent. Ce vide est un appel, urgent et dramatique. Un appel à l’attaque, à l’offensive, à l’initiative, à du plein.
Ou encore : les Églises et leurs prédicateurs ont moins que jamais à se soucier, aujourd’hui, ◀de▶ réfuter les arguments ◀de▶ l’incroyance : elles ont, tout simplement à donner leurs croyances, avec une agressive naïveté ; tendre une perche à ceux qui se noient.
Comme laïque se tenant dans l’Église, et voyant au-dehors ses chances ◀d’▶action, et la misère du temps qui appelle, j’attends ceci :
1° Que l’Église offre un type ◀de▶ relations humaines viables, comme elle le fit aux siècles sombres, avant la floraison du Moyen Âge, qui fut son œuvre. Il s’agit ◀de▶ restaurer le sens ◀de▶ la communauté vivante, que le gigantisme ◀de▶ nos machines administratives, le règne ◀de▶ l’argent, le nomadisme industriel, et les déportations en masse, ont presque tué, laissant le champ libre à l’État et à ses réglementations, souvent utiles, mais qui ne sont jamais règles ◀de▶ vie. Je voudrais une sociologie chrétienne pour le siècle.
2° Que l’Église offre un type ◀de▶ relations culturelles viables ; qu’elle ose de nouveau soutenir et guider une avant-garde intellectuelle, au lieu de garder sa position méfiante et arriérée — académique — dans les arts sacrés comme vis-à-vis de la culture vivante, laissant celle-ci désorientée. Il s’agit que nos théologiens adoptent une politique ◀d’▶intervention, et non ◀de▶ vertueuse indignation, à l’égard des écoles nouvelles, dépourvues ◀de▶ principe ◀d’▶intégration, ◀de▶ commune mesure, ◀d’▶ambitions spirituelles. Sans « dévotion » à rien ◀d’▶avouable… Toute la culture ◀de▶ l’Occident — musique, peinture, philosophie, littérature — est sortie des églises et des couvents. Hélas, elle en est bien sortie ! Il est temps que nous sortions à sa recherche pour la ramener !
3° Que l’Église cesse ◀de▶ défendre la triste et inefficace moralité bourgeoise, avec laquelle trop ◀de▶ chrétiens confondent aujourd’hui la vertu ; et qu’elle restaure chez les fidèles le sens ◀de▶ la vocation personnelle, seul fondement ◀d’▶une morale spécifiquement chrétienne. « Soyez bien sages » nous disaient les prédicateurs depuis deux siècles. « Soyez fous ! », dit saint Paul aux Corinthiens. « Osez être l’invraisemblable ! »2 dit Kierkegaard. Ce sont ces voix que les meilleurs aujourd’hui, hors des Églises, me paraissent avides ◀d’▶entendre. La « folie ◀de▶ la Croix » non la sagesse bourgeoise. Quelque chose qui entraîne en avant et au-delà, non pas ce qui retient en arrière des risques ◀de▶ la vie.
4° Que l’Église affirme avec force, dans le domaine politique, la Transcendance ◀de▶ son chef, contre tous les absolutismes nationaux, étatiques, partisans. Si jamais un esprit réellement international, ou « global » comme disent les Américains, s’instaure sur notre planète, ce ne sera qu’au nom de ce qui transcende nos attachements nationaux, politiques et raciaux. Et c’est pourquoi le mouvement œcuménique revêt une importance politique capitale dans notre siècle : il peut offrir le modèle même ◀d’▶une union mondiale dans le respect des diversités nationales. Que dis-je, il peut ! Il le doit, et ◀de▶ toute urgence ! S’il y échoue, je ne vois aucune raison ◀d’▶attendre autre chose, pour le monde, que des tyrans, leurs guerres, et les tyrannies qui en résultent…
Un mot encore. Ce programme, qui résume à mes yeux les plus grandes chances ◀d’▶action du christianisme au xxe siècle, resterait une pure utopie si les chrétiens s’en remettaient aux Églises pour le réaliser. Les Églises comme corps organisés ne peuvent que soutenir et encadrer l’action chrétienne. Celle-ci se fera, comme elle s’est toujours faite, par des personnes et par des petits groupes ; par quelques « fous ◀de▶ Dieu » comme saint François d’Assise ; par des gens ◀de▶ peu réunis dans une chambre ; par des mystiques qui n’auront l’air ◀de▶ rien ; par des hommes dont on dira qu’ils exagèrent, qu’ils rêvent, qu’ils n’ont pas le sens commun, qu’ils voient trop grand… Peut-être même par des petites revues comme celle-ci ?