Slums (janvier 1947)k l
La 75e rue n’a rien de▶ particulier. Elle part luxueusement ◀de▶ la Cinquième Avenue et ◀de▶ Central Park, traverse en direction ◀de▶ l’est ◀de▶ beaux quartiers gris clair ◀d’▶un gothique sobre et astiqué, change subitement ◀d’▶aspect et tourne au populaire un demi-block après Lexington Avenue, perd toute tenue dès qu’elle a traversé les piliers du métro aérien qui longe encore la Troisième Avenue, s’anime alors dangereusement ◀d’▶enfants s’exerçant au base-ball parmi des seaux ◀d’▶ordures plus hauts qu’eux et des tourbillons fous ◀de▶ papiers sales, pour s’ouvrir enfin toute béante sur les fumées ◀de▶ l’East River, au terme ◀d’▶un parcours rectiligne ◀d’▶un kilomètre et demi, sans changer ◀de▶ largeur. (Seuls les trottoirs se rétrécissent.)
Cette rue, comme cent autres pareilles, fait voir en coupe la société américaine. C’est une coupe mégaloscopique — le contraire ◀de▶ microscopique — permettant l’examen à l’œil nu. Décrivons sa partie inférieure.
La rue huileuse, parsemée ◀de▶ vieilles lettres, ◀de▶ bouts ◀de▶ bois et ◀d’▶éclats ◀de▶ verre. Des tas ◀de▶ neige noircissent au rebord des trottoirs. Les enfants qui ne jouent plus à la balle parce que la nuit vient de descendre — depuis cinq ans que je circule dans cette ville, je n’ai jamais été touché, ils sont ◀d’▶une folle brutalité, mais surpassée par leur adresse — allument des feux avec des arbres ◀de▶ Noël roussis, des morceaux ◀de▶ caisses, ◀d’▶immenses cartonnages goudronnés. Flammes gaies sur le couchant rose et fuligineux, en rectangle au bout de la rue, légèrement mordue par la silhouette des escaliers ◀de▶ sauvetage.
Ces grands seaux à ordures en métal, rarement ou mal vidés dans ce quartier, débordent sur la neige entre les escaliers ◀de▶ quatre marches qui conduisent aux portes ◀d’▶entrée. Portes étroites, ouvrant sur des couloirs hauts et profonds où deux personnes peuvent à peine se croiser. L’angoisse me prend chaque fois que j’y pénètre. (Rappel inconscient ◀de▶ la naissance, me dirait un psychanalyste.) Les boîtes à lettres portent des noms en cek, nous sommes dans le quartier slovaque. Je gravis l’escalier jusqu’au troisième. La porte donne dans la cuisine. En face du fourneau à charbon, qui est censé chauffer l’appartement, une espèce ◀de▶ baignoire couverte et fort étroite se dresse sur quatre pieds ◀de▶ fonte : il faudrait monter sur une chaise pour y entrer. ◀De▶ la cuisine, on passe par une baie sans porte dans le front room, qui donne sur la rue. ◀De▶ l’autre côté ◀de▶ la cuisine, deux petites chambres sans fenêtres ni portes, suivies ◀d’▶une autre pièce plus large sur la cour. Ce logis, qui n’est guère qu’un corridor légèrement cloisonné, s’annonce dans les journaux : « cinq pièces, eau chaude et bains ». Il existe dans Manhattan des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ logis construits sur ce même type : deux pièces claires sur cour et sur rue, reliées par deux ou trois alvéoles aveugles. Tout l’East Side populaire est ainsi, sur une vingtaine ◀de▶ kilomètres.
Je me penche à la fenêtre, au-dessus ◀de▶ la cour. Le sol est jonché ◀de▶ plâtras, ◀de▶ journaux, ◀de▶ chiffons qui bougent, ou ce sont peut-être des chats. Des cordes tendues sur l’abîme supportent des lessives et ◀de▶ grands draps claquants. Du haut en bas des façades ◀de▶ brique zigzaguent les noirs escaliers ◀de▶ sauvetage. Dans un sous-sol violemment éclairé, je vois quelques Chinois courbés qui empilent du linge ; au cinquième, une grosse femme en peignoir qui se farde à gestes menus. Le concierge irlandais hurle dans l’escalier. Des enfants pleurent parmi les radios nostalgiques, des fenêtres s’allument et s’éteignent.
On peut vivre ici comme ailleurs, mais dans un cadre strictement rectangulaire. Tous les objets qu’on voit sont des rectangles, à part les chiffons et les chats. Les façades, hauts rectangles troués ◀de▶ lumières et ◀de▶ scènes du soir, s’étagent en silhouettes sur le ciel rouge. Une radio clame Amapola, plus fort que tout, dans la cour où les draps au vent font ◀de▶ grands gestes frénétiques.
New York possède aussi deux-cents gratte-ciel pour les bureaux, et quelques belles avenues ◀de▶ résidences pour les directeurs ◀de▶ bureaux. C’est ce qu’on en voit ◀de▶ l’étranger.