La▶ guerre des sexes en Amérique (janvier 1947)h
◀Le▶ flirt en public (outdoor love-making) vient ◀d’▶être interdit à ◀la▶ station aéronavale ◀de▶ San Diego, Californie, tant pour ◀le▶ personnel ◀de▶ ◀la▶ Marine que pour ◀les▶ civils. ◀Le▶ capitaine Leslie E. Gehres, commandant ◀de▶ ◀la▶ station, déclare que depuis quelque temps, on assiste à un croissant étalage en public ◀de▶ marques ◀d’▶affection du genre communément appelé necking 4. S’il est vrai que tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il s’agit là ◀d’▶un passe-temps absorbant et plaisant, il est non moins généralement admis que ce n’est pas un sport public et diurne.
Cette petite nouvelle, parue dans ◀le▶ respectable New York Times au mois ◀d’▶avril 1946, exprime avec un grain ◀d’▶humour ◀l’▶attitude ◀de▶ ◀la▶ jeune Amérique vis-à-vis du problème des sexes. Si vous tenez entre vos mains ce texte, comme un graphologue intuitif tient une lettre à peine regardée, et que vous tentez ◀de▶ formuler ce qu’il évoque dans votre esprit comme type ◀de▶ civilisation, j’imagine que vos conclusions ne seront point trop différentes ◀de▶ celles que je voudrais dégager ◀d’▶un séjour ◀de▶ six ans en Amérique.
◀Les▶ mœurs sexuelles ◀de▶ ◀l’▶Europe peuvent être définies comme un jeu très complexe opposant un ensemble ◀de▶ règles sociales communément respectées en principe, et un ensemble ◀de▶ pratiques traditionnelles permettant ◀de▶ tourner ces règles sans ◀les▶ détruire. ◀Les▶ mœurs sexuelles ◀de▶ ◀l’▶Amérique ne sont point si faciles à définir. Comment expliquer ◀le▶ contraste entre ◀le▶ puritanisme rigoureux ◀de▶ tel village ◀de▶ ◀la▶ Pennsylvanie, ◀de▶ tel milieu méthodiste ou baptiste, et ◀le▶ laisser-aller naïf en apparence ◀de▶ ◀la▶ jeunesse qui vit au cinéma et s’inspire des valeurs ◀d’▶Hollywood, en dépit de toutes ◀les▶ censures ? Car en Europe, ◀le▶ vice et ◀la▶ vertu restent fort étroitement liés, l’un vivant ◀de▶ l’autre, pour ainsi dire, et n’existant que par ◀la▶ négation ◀de▶ l’autre, si bien que ◀le▶ contraste entre ◀les▶ deux relève en fin de compte ◀d’▶une même estimation du rôle et ◀de▶ ◀l’▶importance ◀de▶ ◀la▶ sexualité. Tandis qu’en Amérique nous trouvons deux morales également admises, semble-t-il, l’une faite ◀de▶ vices et ◀de▶ vertus, comme chez nous, mais l’autre étant un « sport » ◀d’▶une nature différente, — et c’est la seconde que j’essaierai ◀de▶ décrire.
◀De▶ ◀la▶ passion
Je pense que ◀l’▶Amérique en tant qu’américaine, ignore ◀le▶ phénomène que nous nommons passion.
J’écrivais dans un livre récent :
Rien de plus rare qu’une passion véritable, car elle suppose une très grande force ◀d’▶imagination créatrice ; des dispositions spirituelles à la fois délicates et profondes, mais qui n’ont pas trouvé leur véritable objet ; un pouvoir exceptionnel ◀de▶ concentration, c’est-à-dire ◀de▶ fidélité ; enfin ◀le▶ mépris des biens terrestres et du bonheur… ◀L’▶amour-passion ne peut exister que dans une civilisation marquée par ◀la▶ croyance en ◀la▶ valeur unique ◀de▶ chaque être. Il suppose un objet irremplaçable et comme prédestiné par un acte divin.
Ces lignes, écrites en Amérique, trahissent une critique inconsciente ◀de▶ ◀l’▶atmosphère du Nouveau Monde : elles en peignent ◀le▶ négatif. ◀L’▶Américain me paraît peu doué pour ◀les▶ raffinements spirituels, peu capable ◀de▶ concentration, peu enclin au mépris des biens terrestres, et religieusement convaincu que ◀le▶ bonheur est ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ vie : n’est-ce point écrit dans sa Constitution ? Son attitude vis-à-vis de ◀la▶ passion est peut-être plus saine que ◀la▶ nôtre. En bref, il n’aime point souffrir, et tient pour perversion ce goût ◀de▶ ◀la▶ torture exaltante et intéressante qui fait ◀le▶ sujet ◀de▶ nos plus beaux romans ◀d’▶amour. ◀Les▶ obstacles au bonheur des amants, indispensables au développement ◀d’▶une grande passion, sont à ses yeux autant ◀de▶ preuves que ◀l’▶affaire est mal engagée et qu’il ferait bien ◀d’▶y renoncer. Si quelque drame se noue dans sa vie, malgré lui, il n’a ◀de▶ cesse qu’il n’en sorte au plus vite, par une dépêche ◀d’▶adieu, un voyage, un divorce. Never get involved, ne vous laissez jamais prendre au piège ◀d’▶une intrigue complexe et qui menace ◀de▶ tirer à conséquence : telle est ◀la▶ grande maxime ◀de▶ sa morale nouvelle. ◀Les▶ difficultés sentimentales qui nous fascinent et que nous cultivons, sans nous ◀l’▶avouer, lui font peur, et ◀l’▶éloignent vite ◀de▶ ◀l’▶être ou des circonstances qui ◀les▶ causent. Il n’a pas ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ durée intense. C’est tout de suite ou jamais. C’est OK ou ce n’est rien. Si ce n’est pas vous ce soir, c’était donc une erreur. Ils ne croient guère à ◀la▶ valeur unique ◀d’▶un être, — et il est vrai qu’il faut beaucoup de soins, ◀de▶ temps perdu, ◀de▶ complaisance et ◀de▶ folies pour composer une telle croyance. Nul n’est irremplaçable dans un monde aussi vaste, et où ◀les▶ déplacements sont si faciles.
Au vrai, ◀l’▶amour-passion ne saurait exister dans une civilisation qui n’accorde à ◀l’▶échec nulle dignité spirituelle, et qui ne tient pour vrai que ce qui réussit. Or, ◀l’▶échec n’est pour eux qu’une perte sèche, et non ◀la▶ condition ◀d’▶un approfondissement ◀de▶ ◀la▶ conscience et ◀de▶ ◀la▶ densité ◀de▶ ◀la▶ vie.
Comme on demandait à une Américaine intelligente si ◀le▶ suicide par amour existait aux États-Unis : non, dit-elle, si nous nous suicidons au lendemain ◀d’▶une rupture ou ◀d’▶une trahison, c’est simplement que nous n’aimons pas à rester seuls.
Du matriarcat, du mariage et des « moms »
Dans un tel monde, il ne subsiste que deux solutions praticables : ◀le▶ mariage, ou ◀l’▶affair ◀d’▶un soir (car ils appellent affair tout autre chose que ◀le▶ business comme nous disons).
◀Le▶ mariage à ◀l’▶américaine est une institution ◀d’▶un type nouveau. Il se fonde sur ◀l’▶égalité économique et légale des conjoints, donnant ainsi un avantage énorme aux femmes.
C’est ◀l’▶homme qui amène ◀l’▶argent, en règle générale, mais c’est ◀la▶ femme qui tient ◀les▶ cordons ◀de▶ ◀la▶ bourse, en ◀l’▶occurrence, ◀le▶ carnet ◀de▶ chèques. Elle ne se borne pas à choisir ◀les▶ rideaux, mais ◀la▶ maison, et même ◀l’▶auto. Je vois ◀la▶ preuve qu’elle se sent responsable et autonome (ou un peu plus) dans cette ardeur inextinguible qui ◀la▶ possède ◀de▶ perfectionner tout ce qui tombe à portée ◀de▶ sa main (et un peu plus). On ne saurait dire ◀d’▶elle, comme ◀de▶ ◀l’▶Européenne, par, métaphore idéaliste, qu’elle règne au sein de son foyer ; car elle règne, tout simplement, dans toute ◀la▶ vie, et ◀le▶ foyer n’est qu’une partie ◀de▶ ses domaines. Il s’agit ◀de▶ ◀l’▶aménager pour qu’il fonctionne au service ◀de▶ tout ◀le▶ reste : ◀la▶ carrière du mari et la sienne propre, ◀l’▶hygiène des enfants, ◀les▶ relations sociales. Pour elle, point ◀d’▶esclavage des routines domestiques : ce serait être esclave ◀de▶ ses machines. Si ces dernières se multiplient dans une cuisine et un sous-sol américain, c’est justement pour libérer ◀la▶ femme des soucis qui ◀l’▶absorbent chez nous. Il est étrange que nous parlions toujours ◀de▶ leur « matérialisme » à ce propos, puisque ◀le▶ but ◀de▶ ces perfectionnements est ◀d’▶alléger ◀les▶ tâches matérielles, auxquelles notre littérature prétendument « spiritualiste » rend un culte sentimental : comme si ◀la▶ « poésie des travaux ménagers » ne correspondait pas, en fait, au labeur harcelant, physiquement déformant, et moralement aigrissant à ◀l’▶extrême, dont ◀la▶ majorité des femmes ◀d’▶Europe souffrent encore, pour ◀la▶ plus grande satisfaction des hommes.
◀L’▶Américaine a renversé ◀le▶ rapport des forces. C’est ◀le▶ mari qui peine pour payer ◀le▶ frigidaire et permettre à ◀la▶ femme ◀de▶ lire des romans, — ou ◀d’▶en écrire.
Regardez maintenant ◀le▶ couple américain au restaurant, ou dans un train. Vous verrez une femme très soignée — son ménage simplifié lui en laisse ◀le▶ temps —, ornée ◀de▶ quelques gros bijoux ◀de▶ quatre sous, mais bien brillants, précédant un mari moins galant que stylé, toujours prêt à subir ses impérieux caprices avec une calme indifférence. Chaque pas, chaque geste, et chaque moue ◀de▶ ◀la▶ femme manifeste qu’elle sait ce qu’on lui doit. Comme elle est installée dans ◀la▶ vie ! Elle s’y avance avec ◀l’▶autorité, souvent polie, mais parfois un peu plus que désinvolte, ◀d’▶une propriétaire ◀de▶ droit divin. Qu’un incident ◀de▶ voyage ou ◀de▶ service ◀la▶ mécontente pour quelque raison mystérieuse, elle ne fera pas ◀de▶ scène criarde, mais affichera un silence offensé qui signifie à son mari ◀d’▶intervenir, sinon elle va se lever et sortir ◀d’▶un pas vif, ◀le▶ menton haut, ◀les▶ cheveux au vent. Et ◀le▶ mari se hâte ◀d’▶obtempérer pour éviter ◀le▶ pire.
Cette domination ◀de▶ ◀la▶ femme ne s’observe pas seulement dans ◀la▶ vie quotidienne ◀d’▶un ménage ou ◀d’▶une rue citadine. Elle s’enracine profondément dans ◀la▶ psychologie et dans ◀l’▶économie américaine.
On assure que ◀les▶ femmes possèdent ◀le▶ 75 % ◀de▶ ◀la▶ fortune privée en Amérique, soit que ◀le▶ système ◀de▶ ◀l’▶héritage ◀les▶ favorise, soit qu’elles montrent en affaires comme ailleurs une efficiency sans égale. Nous sommes donc en présence d’une civilisation qui tend vers ◀le▶ matriarcat, dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ facteurs économiques ◀la▶ déterminent.
Mais c’est dans ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀la▶ famille américaine que ◀le▶ statut royal ◀de▶ ◀la▶ femme a ses bases vraiment profondes. Et cette psychologie tient dans un mot, dans moins qu’un mot, dans ◀l’▶abréviation familière pour Maman, que soupire ◀le▶ GI loin du foyer, dans ces trois lettres fatidiques qui sont ◀le▶ secret ◀de▶ millions ◀de▶ drames matrimoniaux, sexuels et psychiques : MOM.
Philip Wylie, dans un livre rageur intitulé Génération ◀de▶ Vipères, a seul osé dénoncer ◀le▶ « momisme » comme ◀la▶ Gorgone du matriarcat américain.
MOM est partout, elle est tout et dans tous, et ◀d’▶elle dépend ◀le▶ reste des États-Unis. Déguisée en bonne vieille ; mom, chère vieille mom, votre mom aimante, etc., elle est ◀la▶ fiancée à tous ◀les▶ enterrements, ◀le▶ cadavre à tous ◀les▶ mariages.
Satan, dit-on, sait occuper ◀les▶ mains oisives. ◀La▶ mère américaine, libérée des travaux qui ◀la▶ maintiennent ailleurs dans ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶activité domestique, a créé ◀le▶ Women’s Club et cent-mille organisations analogues, devant lesquelles tremblent ◀les▶ députés, ◀les▶ pasteurs, ◀les▶ magnats du cinéma. Ce « tonitruant troisième sexe » dérobe aux jeunes femmes — selon ◀le▶ même auteur — « cette part ◀de▶ ◀la▶ personnalité du fils qui devait devenir ◀l’▶amour ◀d’▶une femme ◀de▶ son âge ». Mom ◀le▶ transmute en sentimentalité fixée sur ◀la▶ mère dévorante.
Sans nul doute faut-il voir dans ce mythe ◀de▶ ◀la▶ Mère ◀la▶ tragédie secrète ◀d’▶une civilisation qui produit plus ◀de▶ divorces, plus ◀d’▶homosexuels, plus ◀d’▶obsédés que ◀l’▶on enferme ou non, et plus ◀d’▶alcooliques qu’aucune autre.
Dans ◀la▶ femme qu’il épouse, ◀le▶ jeune Américain, inconsciemment, cherche ◀la▶ mère. Il ◀la▶ sert, elle ◀l’▶endort et ◀le▶ semonce. Au culte qu’il est censé lui rendre, elle répond dans ◀le▶ meilleur des cas par cette espèce ◀de▶ loyauté que ◀le▶ suzerain jadis accordait au vassal. Et ce n’est point qu’elle soit moins capable qu’une autre ◀d’▶amour, ◀de▶ tendresse ou même ◀d’▶aveugle dévouement. Mais ◀l’▶attitude ◀de▶ ◀l’▶homme à son égard est faite pour éveiller en elle ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ liberté et ◀de▶ ◀l’▶autonomie, comme elle dira ; entendons bien : ◀de▶ ◀la▶ domination. Ainsi ◀la▶ femme se virilise à ◀la▶ mesure ◀de▶ ce que ◀l’▶homme attend ◀d’▶elle. Frustrée sans ◀le▶ savoir dans sa féminité, elle se révolte contre sa condition, fait ◀de▶ nécessité vertu, prend en main ◀les▶ rênes ◀de▶ ◀la▶ vie, et se prépare à devenir à son tour une mom aussi redoutablement « perfectionniste » et activiste que sa belle-mère. Quant à ◀l’▶homme, cause du mal et victime peu consciente, il se réfugie dans son club ou parmi ◀les▶ copains du bar voisin.
◀La▶ journée ◀d’▶un couple bourgeois, dans une grande ville américaine, ménage peu de contacts entre mari et femme, et sans doute n’en souffrent-ils guère. Lui déjeune avec ses collègues en vingt minutes, près de son bureau ; elle, dans un restaurant où des centaines ◀de▶ femmes, par tablées, composent aux yeux de ◀l’▶étranger qui s’égare dans ce lieu réservé, ◀le▶ spectacle ◀le▶ plus inquiétant du Nouveau Monde : car nous sommes habitués à voir des hommes en masses, à ◀la▶ caserne ou dans une réunion publique (et ◀les▶ femmes s’approchent volontiers), mais il y a je ne sais quoi ◀de▶ repoussant (et pas seulement pour un Européen, je m’en assure) dans un rassemblement ◀de▶ femmes ◀d’▶âge moyen, non dépourvues ◀de▶ prétentions à-plaire. ◀Le▶ soir réunit ◀le▶ couple quelques instants pour ◀la▶ chasse au taxi, s’ils sortent ensemble. Et ◀le▶ reste, souvent, se perd dans ◀les▶ alcools. Tout se passe comme si ◀l’▶homme ◀d’▶Amérique n’avait qu’un goût modéré pour ◀la▶ femme, dont il ne serait que ◀la▶ conquête plus ou moins résignée ou satisfaite.
Certains ménages moins riches, ou campagnards, ont une vie beaucoup plus normale : c’est là qu’on verra ◀l’▶homme faire ◀la▶ vaisselle pendant que ◀la▶ femme couche ◀les▶ enfants, et tous ◀les▶ repas sont pris dans ◀la▶ petite cuisine blanche, parfois ornée ◀d’▶un bar, toujours ◀d’▶un frigidaire. Mais alors ◀le▶ mari perd en autorité ce qu’il gagne en intimité. Il se peut que ◀les▶ mariages ◀de▶ ce type — où ◀l’▶homme joue le rôle de ◀la▶ machine numéro un dans ◀la▶ maison — soient ceux qui offrent ◀le▶ plus ◀de▶ garanties contre ◀le▶ divorce américain.
Du divorce
◀Les▶ statistiques établissent qu’aux États-Unis ◀l’▶on divorce davantage que dans tout autre pays du monde, Suisse comprise. Mais ce que ◀les▶ statistiques oublient ◀de▶ noter, c’est qu’on y divorce ◀d’▶une manière tout à fait différente.
Aux yeux des intéressés, ◀le▶ divorce américain ne saurait être, comme chez nous, ◀la▶ douloureuse rupture ◀d’▶une longue intimité, celle-ci n’existant pas, en règle générale. Aux yeux de ◀la▶ morale courante, il apparaît bien moins sous ◀l’▶aspect ◀d’▶un désordre social que sous ◀l’▶aspect ◀d’▶une mise en ordre ◀de▶ deux vies individuelles. C’est qu’en Europe, ◀l’▶on se préoccupe avant tout du passé, ◀d’▶un capital ◀de▶ souvenirs et ◀d’▶habitudes communes, dont ◀la▶ rupture du couple entraînera ◀la▶ perte. En Amérique, tout cela pèse bien peu au regard des chances ◀de▶ repartir à neuf, ◀de▶ déblayer ◀les▶ perspectives ◀d’▶avenir, qu’offre ◀l’▶interruption ◀d’▶une expérience mal engagée ou négative. Nous pensons, comme toujours, à conserver5, eux à ouvrir. ◀Le▶ divorce est pour nous ◀l’▶enterrement ◀d’▶un bonheur, pour eux ◀l’▶acte ◀de▶ naissance ◀d’▶une vie plus nette, — ou simplement ◀la▶ permission ◀de▶ se remarier. Il arrive que ◀le▶ nouveau mariage ne soit séparé du divorce que par ◀le▶ temps ◀de▶ changer ◀de▶ salle, et c’est ◀le▶ même juge — passant par l’autre porte — qui légalisera ◀les▶ deux actes. Telle est du moins ◀la▶ coutume ◀de▶ Reno.
Reno n’est pas une légende pittoresque, mais une nécessité pratique créée par ◀les▶ étranges législations qui règnent encore dans maint État de l’Union. Ainsi dans ◀l’▶État de New York, ◀la▶ seule cause admise ◀de▶ divorce est ◀le▶ flagrant délit ◀d’▶adultère. Autant dire que ◀le▶ divorce est impossible, à moins que ◀l’▶on accepte ◀d’▶en passer par une odieuse mise en scène « légalement constatée » dans une chambre ◀d’▶hôtel. ◀Le▶ seul recours est donc ◀le▶ voyage ◀de▶ Reno, comédie fort coûteuse basée sur un mensonge : ◀l’▶intéressé doit en effet déclarer devant ◀la▶ cour son intention bien arrêtée ◀de▶ vivre désormais dans ◀le▶ Nevada. Il y reste six semaines, à ◀l’▶hôtel, est alors déclaré résident, obtient son divorce en un quart d’heure, se remarie en dix minutes, quitte ◀les▶ lieux ◀l’▶instant d’après. Il n’y reviendra jamais, bien entendu, sauf s’il divorce une seconde fois. Cette éventualité, d’ailleurs, doit être envisagée très sérieusement. Chaque jour dans ◀les▶ courriers mondains annonçant ◀les▶ mariages ◀de▶ ◀la▶ classe riche, vous trouverez ◀les▶ noms des conjoints suivis ◀de▶ cette mention qui n’étonne plus : « lui pour la troisième fois, elle pour la quatrième. » Motif : mental cruelty (nous disons : « incompatibilité ◀d’▶humeur »). Mais on en trouvera d’autres, plus précis. Il n’aimait que ◀la▶ cuisine du Nord, elle lui servait des ratatouilles à ◀la▶ mode ◀de▶ ◀la▶ Louisiane : divorce accordé. Dès qu’elle tombait malade, il faisait venir à ◀la▶ maison un entrepreneur des pompes funèbres et des couronnes : divorce accordé. Il se frappait ◀la▶ tête contre ◀les▶ parois et lui mordait souvent ◀les▶ jambes : divorce accordé. ◀La▶ loufoquerie américaine se donne libre carrière dans ce domaine, comme si elle excusait tout parce qu’elle amuse. Vous penserez que ce n’est pas sérieux, et peut-être aurez-vous raison. Si grave que soit un tel jugement, j’incline à croire que ◀la▶ facilité avec laquelle ◀l’▶Américain divorce, révèle que ses mariages manquent ◀de▶ sens et ◀de▶ sérieux. Il n’y entre pas pour toute ◀la▶ vie, mais pour un bail ◀de▶ « trois-six-neuf ». Une jeune héritière très connue déclarait à un groupe ◀de▶ journalistes qui ◀la▶ félicitaient sur ses fiançailles, à 19 ans : « C’est merveilleux ◀de▶ se marier pour la première fois ! » Deux ans plus tard, elle était à Reno et se remariait, « elle pour la seconde fois, lui pour la quatrième ».
Cependant, j’en reviens à ma première définition, ◀le▶ divorce à ◀l’▶américaine est considéré avant tout comme ◀la▶ mise en ordre ◀de▶ deux vies. Derrière tous ◀les▶ motifs allégués, il y a comme partout ◀l’▶adultère. En Europe, où ◀l’▶on croit au mariage-sacrement, à ◀la▶ continuité ◀de▶ ◀la▶ famille, à ◀l’▶héritage, on s’accommode ◀de▶ ◀la▶ faute, on attend ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ crise, on espère recoller tant bien que mal ◀le▶ ménage, afin qu’il puisse encore offrir à ◀l’▶opinion une façade ◀de▶ normalité. En Amérique, on se refuse à cette hypocrisie sociale. Le premier accroc fait par un conjoint coûte à l’autre 1000 dollars, prix du voyage ◀de▶ Reno, du séjour et des avocats. ◀L’▶hygiène morale ◀de▶ ◀l’▶Amérique ne tolère pas dans un foyer ◀les▶ miasmes ◀d’▶une situation irrégulière, et ne laisse pas ◀le▶ temps ◀de▶ ◀les▶ résorber. C’est une passion ◀de▶ ◀la▶ propreté, ◀de▶ ◀la▶ mise au net, ◀d’▶origine nettement puritaine, qui explique peut-être, en fin de compte, ◀le▶ phénomène du divorce américain.
◀De▶ ◀la▶ sexualité
Je mets en fait que ◀le▶ puritanisme, hérésie moraliste issue en Angleterre de la Réforme calvinienne, et transplantée dans toute sa virulence en Amérique, détermine ◀de▶ nos jours encore ◀les▶ mœurs sexuelles du Nouveau Monde. J’ajouterai qu’elle ◀les▶ détermine principalement par ◀les▶ réactions qu’elle provoque une fois refoulée dans ◀l’▶inconscient ◀de▶ ◀la▶ plus composite des collectivités.
◀L’▶élément puritain ou ◀d’▶ascendance puritaine ne représente plus en Amérique qu’une infime minorité. Boston, leur ancienne citadelle, est aujourd’hui en majorité catholique. ◀Les▶ Juifs, ◀les▶ Noirs, ◀les▶ Irlandais, ◀les▶ Polonais, ◀les▶ Italiens qui forment ensemble ◀les▶ trois quarts au moins ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ New York, sont indemnes ◀de▶ toute trace directe ◀d’▶éducation puritaine au foyer. Mais ◀les▶ standards moraux créés par ◀les▶ Pionniers leurs sont transmis sous ◀la▶ forme atténuée ◀de▶ ◀l’▶American way of life, à ◀l’▶école, dans ◀la▶ presse, au cinéma, au cours du soir pour étrangers récemment naturalisés. On leur inculque à tous qu’être un Américain, c’est être un homme « décent » et comme je demandais à quelques étudiants ce qu’ils entendaient par là, l’un ◀d’▶eux me dit : « Décent est ◀l’▶homme qui tient parole et se tient propre, à tous égards. »
Cette volonté ◀de▶ vivre une vie nette se combine curieusement, aujourd’hui, avec une réaction universelle contre ◀le▶ puritanisme sexuel. On a rejeté tous ses tabous. On ne pense plus que ◀la▶ « chair » soit ◀le▶ Mal, ni ses désirs des signes ◀de▶ malédiction divine. Peu ou point ◀de▶ pudeur, ◀la▶ nudité triomphe avec ◀le▶ plus grand naturel. Point ◀de▶ mystère non plus quant aux « origines ◀de▶ ◀la▶ vie », que ◀les▶ parents et professeurs expliquent avec un certain pédantisme, craignant par-dessus tout que ◀les▶ enfants n’aillent se former des complexes… Et pourtant, dans cette liberté, qui entraîne une grande licence des mœurs chez ◀les▶ jeunes gens, ◀l’▶Européen s’étonne ◀de▶ ne point trouver trace ◀de▶ ce qu’il nommait libertinage. ◀L’▶Américain, me semble-t-il, n’est pas vicieux. Il est moral ou sans morale, mais bien rarement immoraliste. Ce qu’il ignore, c’est ce mélange ◀de▶ scrupules et ◀de▶ goût ◀de▶ ◀les▶ violer, ◀de▶ sentiment longuement macéré et ◀de▶ raffinements casuistiques, ◀de▶ conscience dans ◀le▶ mal et ◀de▶ plaisir au drame qui, chez nous, pervertit ◀la▶ vie sexuelle et ◀l’▶élève au niveau de ◀la▶ culture. Puritain ou émancipé, ◀le▶ jeune Américain semblerait un peu fade à nos romanciers ◀de▶ ◀l’▶amour. Il reste chaste ou se comporte en animal irresponsable, mimant une sorte ◀d’▶innocence. Disons, pour fixer ◀les▶ idées, que ◀les▶ deux romans européens ◀les▶ moins pensables en Amérique seraient sans doute Adolphe et ◀les▶ Liaisons dangereuses. Ajoutons-y ◀la▶ poésie ◀d’▶un Baudelaire, sa spiritualité sensuelle.
◀Les▶ avantages et ◀les▶ dangers ◀de▶ ◀l’▶état des mœurs que ◀l’▶on vient ◀d’▶esquisser donneraient matière à tout un livre. Mais il me paraît vain ◀de▶ ◀l’▶écrire, car ◀l’▶Amérique est en pleine transition, à cet égard plus qu’à tout autre. Il convient donc ◀de▶ n’indiquer qu’à ◀la▶ volée quelques remarques dont on reconnaît qu’elles sont par nature discutables.
Certains critiques américains déclarent que ◀la▶ jeunesse ◀de▶ leur pays est sex-obsessed, mais il se peut qu’elle soit tout simplement sexy, et que ◀l’▶obsession n’existe que chez lesdits critiques. Certains Européens penseraient plutôt ◀de▶ ◀la▶ même jeunesse qu’elle manque ◀de▶ vraie sensualité. Ils croient sentir entre ◀les▶ sexes une sourde hostilité, qu’ils attribuent naturellement à ◀l’▶action des tabous puritains, refoulés dans ◀l’▶inconscient, et qui se vengent. ◀Les▶ statistiques ◀de▶ crimes sadiques, ◀de▶ délinquance juvénile, ◀de▶ cas ◀de▶ névrose ou ◀de▶ folie, viendraient à l’appui de cette thèse ; mais il ne faut pas oublier ◀l’▶influence beaucoup plus directe et contrôlable du cinéma et des comics.
À mon avis, ◀l’▶aspect ◀le▶ plus intéressant ◀de▶ ◀l’▶évolution actuelle des mœurs américaines, c’est qu’on y pressent un avenir qui sera sans doute celui ◀de▶ ◀la▶ Russie soviétique et ◀d’▶une partie ◀de▶ ◀la▶ jeunesse européenne. Essayons ◀de▶ ◀le▶ définir en quelques traits. Perte du sens tragique ◀de▶ ◀l’▶amour ; réalisme scientifique et quelque peu pédant, substitué aux préjugés du moralisme, mais aussi du libertinage ; fuite générale devant ◀l’▶intensité et ◀les▶ complexités sentimentales ; ◀l’▶échange sexuel, par consentement commun, n’engage à rien, ni à ◀l’▶amour ni au mariage ; affirmation du droit au bonheur comme seule règle ; et peut-être, du fait ◀de▶ ◀l’▶égalité complète, désaffection mutuelle des deux sexes. (Vont-ils mourir chacun ◀de▶ leur côté, selon ◀la▶ prophétie ◀de▶ Vigny, fatigués ◀de▶ leurs brèves et frustes pariades ?) Tout cela, au stade présent du moins, trop volontaire et rationnel pour que ◀l’▶on soit en droit ◀d’▶y voir une « révolte des instincts », ou ◀d’▶y dénoncer je ne sais quelle « vague ◀de▶ barbarie nouvelle ». ◀Le▶ danger n’est sans doute pas là.
Car il est très possible qu’au contraire de ce que pensent ◀la▶ jeunesse américaine et ses censeurs de plus en plus timides, ◀la▶ violence primitive et ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶instinct soient justement ◀les▶ vraies créatrices ◀de▶ tabous, et que ◀la▶ suppression ◀de▶ ces derniers, loin de relever ◀d’▶une dialectique normale entre contrainte et liberté, trahisse un fléchissement vital. Possible aussi, ◀d’▶un tout autre point de vue, que ◀la▶ morale bourgeoise, issue des puritains, ait été l’une des plus perverses qu’ait jamais sécrétée ◀l’▶humanité, et que sa disparition assainisse ◀l’▶atmosphère tout en affadissant ◀la▶ vie, provisoirement.
Entre ◀les▶ moralistes puritains qui tentaient follement ◀de▶ faire « comme si » ◀l’▶instinct sexuel pouvait être passé sous silence ou nié ; ◀les▶ sexologues qui tenteront follement ◀de▶ faire « comme si » ce même instinct souffrait des mesures rationnelles ; ◀les▶ producers ◀de▶ Hollywood qui tentent follement ◀de▶ ◀l’▶exciter tout en ◀le▶ contenant dans ◀de▶ « justes » limites, fixées par ◀le▶ Comité Hays, — ◀le▶ jeune Américain, s’il trouve une voie saine et quelques disciplines praticables, sera vraiment ◀le▶ génie du siècle et ◀l’▶objet ◀d’▶une grâce spéciale. Or c’est bien ce qu’il pense être, étant Américain. Je ne ◀l’▶observe pas sans inquiétude ; non plus sans beaucoup ◀d’▶amitié.