I
Vie politique
Le rêve américain
L’Amérique n’est pas un pays de▶ rêve, quand on y vit, mais c’est un pays ◀de▶ rêveurs.
Je vais parfois les regarder dans les grandes salles populaires ◀de▶ Broadway, où des centaines ◀de▶ filles en jupes très courtes se livrent à la danse appelée jitterbugs autour de petits marins, ◀de▶ soldats presque imberbes, ◀de▶ garçons qui n’ont pas encore l’âge militaire. La frénésie rythmique des jitterbugs évoque par moments le vaudou, et quand ils se mettent à crier, on les croirait au bord du délire collectif. Mais la danse prend fin, tout s’apaise. Les couples se séparent un peu. Personne ne parle. Suit un tango où ils se glissent joue à joue, avec n’importe qui, comme sans se voir, dans une demi-obscurité rougeâtre. Des garçons seuls, assis sur des banquettes, le dos tourné à la piste, regardent dans le vide. Peu ou point ◀de▶ plaisanteries échangées. Ils sont ici pour rêver, pour danser. Ils rêvent dans toutes les salles ◀de▶ cinéma. Ils marchent dans la rue en chantonnant leurs mélodies toujours si tristes, mais avec un sourire ◀de▶ rêve heureux. Je crois qu’ils sont bien moins conscients que nous. À quoi rêvent-ils ? À la vie large, toujours plus large devant eux, à la richesse et à la liberté qu’elle leur donnerait ; à une aisance qui va venir. C’est là tout le secret ◀de▶ ce que l’on nomme leur optimisme.
L’Américain ne croit pas aux limites. Une limite, c’est toujours la fin ◀d’▶un rêve. Non seulement les limites le gênent, mais il ne veut pas même admettre qu’elles existent — c’est contraire à sa tradition — sinon pour être dépassées. Ses ancêtres ont été amenés sur les rives ◀de▶ l’Hudson et du Potomac par le rêve ◀d’▶un pays sans limites, et il l’était vraiment pour ceux qui triomphaient des famines, des moustiques, des dysenteries et des Indiens. Ils avaient fui les étroitesses religieuses et politiques ◀de▶ l’Europe. Ils se trouvaient tout seuls devant leur chance. Tout dépendait ◀de▶ leur courage, ◀de▶ leur esprit ◀d’▶entreprise et ◀de▶ leur foi. Cette situation, dépassée par les faits, domine encore l’inconscient collectif des Américains ◀d’▶aujourd’hui. Et leur grand rêve, leur american dream comme ils disent, prolonge vers l’avenir cette tradition.
Leurs ancêtres appelaient frontier la ligne ◀de▶ démarcation, sans cesse mouvante, entre les terres colonisées et les prairies sauvages, parcourues ◀d’▶Indiens indomptés. Pendant des siècles, tout l’effort des pionniers a consisté à repousser cette frontière toujours plus loin vers l’ouest. Jusqu’à ce qu’enfin, au xixe siècle, les colons ◀de▶ la Nouvelle-Angleterre aient pu tendre la main à ceux des côtes ◀de▶ la Californie. C’était une grande victoire sur la géographie démesurée du continent. Mais c’était une limite atteinte. Qu’allaient-ils faire des énergies mises en œuvre pour la conquête ? Ils se tournèrent vers l’industrie. Ce fut leur nouvelle frontière, leur nouveau front, dirait-on ◀de▶ nos jours. Et ce fut l’ère des fortunes, et des cités, et des usines colossales, puis des gratte-ciel à cent étages. « Le ciel est la limite », disait alors leur dicton favori. La terre avait été durement conquise. Le ciel fut conquis en trente ans. Encore une limite atteinte. Et les voici, vers ce milieu du siècle, presque à l’étroit entre les rives du Pacifique et ◀de▶ l’Atlantique, mais encore débordants ◀d’▶énergies qui soudain ne trouvent plus ◀d’▶issues prochaines, hésitent… Pourtant c’est bien le même rêve qui les tourmente et les anime : aller plus loin, vers une vie toujours plus large.
Aller plus loin non pas pour conquérir, mais simplement pour se sentir plus libres. Et c’est là tout le secret ◀de▶ ce que l’on nomme à tort l’impérialisme américain.
Où trouveront-ils désormais la frontière qui mettrait au défi leur esprit ◀d’▶aventure ? La terre ni le ciel ne sont plus leur limite. Eh bien, disent-ils le monde est ma limite.
Et c’est pourquoi la politique américaine, désormais, va se tourner vers deux objectifs principaux : la liberté des échanges commerciaux, et la démocratisation du monde entier, Japon compris, Russie comprise.
J’ai senti cela en les voyant danser, en les voyant marcher en chantant dans la rue. Je vous l’ai dit dans mon premier article : on ne comprend rien à l’Amérique, si d’abord on ne l’a pas sentie dans les rythmes ◀de▶ sa vie quotidienne.
Prenons maintenant l’Américain, devant le monde, sa nouvelle frontière. En ce milieu du xxe siècle, il se voit partagé entre deux rêves contradictoires.
Le soldat qu’un ancien paquebot ◀de▶ luxe ramène vers son pays du fond du Pacifique, ou ◀de▶ l’Europe, dont il n’a guère connu que les ruines et les amertumes, rêve simplement ◀de▶ son foyer. Il voit sa maison blanche, sa femme et le drugstore 2 du coin. Huit à neuf fois sur dix, vis-à-vis des pays qu’il vient de libérer au péril ◀de▶ sa vie, il garde une espèce ◀de▶ rancœur. Je ne pense pas que le mot soit trop fort. Je parle ◀de▶ la majorité. Je connais beaucoup ◀d’▶exceptions. Mais si les vétérans ◀de▶ cette guerre dominaient les prochaines élections, il y aurait huit à neuf chances sur dix que l’Amérique retourne à l’isolationnisme. Rien ◀de▶ tel pour blesser l’amour entre deux peuples que ◀de▶ les mélanger dans leurs épreuves. Les jeunes Américains se sont trouvés mêlés au grand malheur des peuples qu’ils aimaient ◀de▶ loin. Ils ont été courageux devant l’ennemi, mais non pas devant la misère ◀de▶ leurs amis. Ils rentrent en disant que la France est sale et en désordre, que tout y est cher pour eux, et que les WC sont au milieu des places publiques. Ils demandent qu’on ne leur parle plus des indigènes européens, ces agités, ces nerveux, ces tricheurs. C’est ainsi, et je ne juge personne. Il faut verser ces injustices flagrantes, ces vérités mal à propos, au compte des profits et pertes ◀d’▶une guerre moderne, à l’échelle planétaire.
Mais il y a le rêve des civils. Et c’est lui qui va dominer, nécessairement. Les vétérans seront absorbés par la vie quotidienne d’ici quelques années. Ils finiront bien par penser comme leur femme, leur patron, leurs concurrents…
L’homme d’affaires américain est le petit-fils des pionniers qui luttaient sur la « frontière ». Il pressent qu’il a fait son plein ou qu’il est bien près de le faire dans les limites ◀de▶ son pays, from coast to coast, ◀d’▶une côte à l’autre, comme il dit. Et ce pressentiment l’inquiète profondément. C’est bien cette situation que Cordell Hull, le ministre des Affaires étrangères ◀de▶ Roosevelt, avait prévue. Et c’est elle qu’il avait tenté ◀de▶ prévenir, non sans succès, en particulier par sa politique ◀de▶ bon voisinage avec l’Amérique latine. Cette politique comportait deux branches, curieusement juxtaposées dans le nom même ◀de▶ l’agence qui l’administrait, et qui s’intitulait : Office ◀de▶ coordination des relations commerciales et culturelles interaméricaines.
Cette dénomination m’a longtemps intrigué et choqué. Aujourd’hui, je me l’explique ◀de▶ la manière suivante : le rêve américain évoque une vie sans cesse plus large et libre. Mais la « frontière » désormais se confond avec les frontières mêmes des États-Unis. Il faut donc en sortir, et deux voies sont possibles : répandre les produits américains sur tous les marchés du monde, c’est-à-dire multiplier les échanges commerciaux ; et en même temps, répandre dans tous les pays du monde l’idéal ◀de▶ la démocratie américaine, c’est-à-dire multiplier les échanges culturels. Or ces deux ambitions sont étroitement liées, car seule une atmosphère ◀de▶ démocratie mondiale peut créer les conditions nécessaires au libre-échange ; et en retour ce libre-échange paraît propre à favoriser l’établissement ◀de▶ la démocratie dans des pays où les difficultés économiques donnent aux dictateurs leurs prétextes les plus frappants.
Et voilà pourquoi l’Amérique, malgré le choc en retour inévitable que provoque la rentrée massive des vétérans, doit cesser ◀de▶ s’isoler et doit littéralement sortir ◀d’▶elle-même, en vertu d’une nécessité constitutive. Le rêve américain l’exige.
Nous voici loin de nos danseurs ◀de▶ Broadway ? Peut-être, mais tout cela va dans le même sens, illustre un même mouvement profond et général vers la vie libre, vers l’avenir. On pourrait définir l’Amérique comme le pays où ce qui va venir émeut autant qu’en Europe le souvenir.
Mais ce qui va venir, direz-vous, n’est-ce pas tout simplement une grande poussée ◀d’▶impérialisme américain ? Vos rêveurs nous paraissent terriblement pratiques, et parfaitement conscients ◀de▶ leurs intérêts…
Bien des apparences le confirment. Et pourtant je persiste à penser que si l’Amérique, suivant son rêve, cherche à sortir ◀de▶ ses limites et à déborder sur le monde, cette expansion ne sera pas du tout à base ◀d’▶impérialisme au sens courant du mot. Je persiste à penser que nous avons, en Europe, quelques motifs de plus ◀de▶ nous en réjouir que ◀de▶ nous en méfier.
J’essaierai ◀de▶ suggérer ces motifs au cours des chapitres suivants. Car si nous regardons ◀d’▶assez près comment fonctionnent l’opinion, les partis, et l’administration dans un pays donné, nous finirons bien par sentir si ce pays est sûr ◀de▶ lui ou non, c’est-à-dire s’il a besoin ou non ◀d’▶écraser les voisins pour s’affirmer. Les puissances dangereuses dans le monde moderne sont celles qui, comme le Reich ◀d’▶Hitler, souffrent ◀de▶ tensions intérieures telles qu’on ne peut les résoudre, en cas ◀de▶ crise, que par l’union sacrée aux ordres ◀de▶ l’Armée, contre un adversaire extérieur suscité pour les besoins ◀de▶ la cause. Ce sont les malades qu’il faut craindre, lorsqu’ils refusent ◀d’▶avouer leur maladie, et qu’ils puisent dans leur fièvre seule une énergie surexcitée.
Santé ◀de▶ la démocratie américaine
(Écrit en novembre 1940.)
J’étais à Times Square, au cœur ◀de▶ Manhattan, le soir ◀de▶ l’élection présidentielle. À 9 heures, nous étions deux-cent-mille, à 11 heures, un demi-million. Le tout dans un ordre parfait, sous l’œil amical ◀de▶ trois-cents policemen montés. On circulait sans nulle peine autour du building du Times, sur lequel passaient en ruban lumineux les résultats ◀de▶ la journée. À 9 heures, Willkie semblait mener. On vendait à la criée les derniers stocks ◀de▶ boutons au nom des candidats. À 10 heures, les chapeaux commencèrent à s’orner ◀de▶ bandes ◀de▶ papier portant : I told you so ! (Je vous l’avais dit !) Une neige ◀de▶ papiers multicolores descendait lentement du haut des gratte-ciel, dansant à travers les faisceaux des projecteurs ◀de▶ cinéma. ◀De▶ quelque trentième étage, on déroulait ◀d’▶immenses serpentins blancs, bleus et rouges. À 11 heures, la foule épela ces mots courant sur les murailles du Times : « Roosevelt entraîne New York City par 270 000 voix ◀de▶ majorité. » Je n’oublierai pas la rumeur qui monta lentement des masses, à mesure que la nouvelle faisait le tour du bâtiment, se transmettait dans la profondeur des rues environnantes, et revenait submerger le square comme une marée ◀de▶ joie. Je n’oublierai pas le bonheur brillant dans tous ces yeux levés, la fraternisation générale des classes et des races, les plaisanteries cordiales adressées aux derniers porteurs ◀de▶ boutons Willkie, — ce sentiment, cette sensation physique ◀d’▶un renversement du destin en faveur de la démocratie. Et plus tard dans la nuit, traversant le square presque déserté, et couvert ◀de▶ papiers, cette femme du peuple qui chantait à pleine voix le Star-Spangled Banner avec la ferveur ◀d’▶une évangéliste ◀de▶ l’Armée du salut.
Trois jours plus tôt, une dame milliardaire me déclarait pathétiquement : « Si Roosevelt gagne, je remplis mes caves ◀de▶ boîtes ◀de▶ conserve, car ce sera, je vous le dis, la famine et le bolchévisme. » Cette dame s’occupe aujourd’hui, comme toutes ses pareilles, à réunir des conserves, mais pour l’Angleterre, à donner des bals pour l’Angleterre, à payer des ambulances pour l’Angleterre. Le lendemain même ◀de▶ l’élection, toute la presse qui venait de soutenir Willkie avec ensemble, et qui n’avait cessé ◀de▶ démontrer que Roosevelt signifiait ruine, division, guerre et inflation, toute cette presse proclamait l’union des partis, l’oubli des polémiques, la confiance dans le gouvernement et la nécessité ◀d’▶augmenter l’aide à l’Angleterre. Willkie faisait une déclaration ◀de▶ loyauté au président et lui offrait l’appui ◀d’▶une « opposition constructive ». On brûlait sur les places les panneaux et les insignes ◀de▶ propagande. La majorité avait parlé, le match était terminé, et parce que la démocratie avait tenu le coup, personne ne se sentait vraiment battu.
On peut dire aujourd’hui sans exagération que la réélection ◀de▶ Roosevelt a été l’une des trois épreuves ◀de▶ force ◀de▶ la démocratie du xxe siècle. La première a été perdue en France. La seconde a été gagnée en Amérique. En attendant le résultat ◀de▶ la troisième et dernière manche, c’est-à-dire l’issue ◀de▶ la lutte que soutient l’Empire britannique, essayons ◀de▶ comprendre les raisons ◀de▶ la santé démocratique des USA.
Un organisme est sain lorsqu’il est capable ◀de▶ cicatriser rapidement ses blessures : signe que sa circulation est bonne. Si les oppositions politiques les plus violentes se résolvent si rapidement aux États-Unis, c’est en grande partie à cause de la constante circulation ◀d’▶idées et ◀d’▶hommes qui s’est établie dans ce pays entre le gouvernement et l’opinion publique. L’opinion questionne, le gouvernement répond, s’explique, écoute à son tour. N’importe quel citoyen peut critiquer publiquement telle ou telle mesure prise par l’État ; la presse et la radio lui en offrent les moyens. S’il a quelque chose ◀de▶ mieux à proposer, on le convoque à Washington, on examine son projet et il arrive qu’on le charge officiellement ◀de▶ le réaliser. Nombreux sont les professeurs, les industriels, les financiers, les avocats ou les économistes que le gouvernement Roosevelt a mis ◀de▶ la sorte au service ◀de▶ la nation, pour une période et pour une tâche déterminée. Il en est résulté parfois certains flottements dans la politique du New Deal, mais ces défauts techniques sont compensés par un avantage moral considérable : un nombre croissant ◀de▶ citoyens qualifiés participe à la vie publique. Celle-ci n’est plus l’affaire exclusive des cliques ◀de▶ politiciens ◀de▶ métier. Elle n’est plus l’affaire des partis. Chacun peut s’y intéresser, parce que chacun peut espérer qu’on tiendra compte ◀de▶ son avis, qu’on lui « donnera sa chance ».
Cet esprit ◀de▶ participation exerce une influence excellente à la fois sur le gouvernement et sur l’opinion. Il incite les dirigeants à s’expliquer franchement devant le peuple, et à ne rien entreprendre sans son appui. Les plus hauts fonctionnaires n’hésitent pas à participer à des débats publics, ou à commenter l’activité ◀de▶ leur département devant les auditeurs ◀de▶ la radio : voilà le problème qui se pose, voilà ce que nous avons fait, voilà ce qui reste à faire. Le président et ses secrétaires ◀d’▶État tiennent des conférences régulières avec les journalistes, qui ont le droit ◀de▶ leur poser n’importe quelle question. Rien de plus frappant que l’absence ◀de▶ démagogie et ◀d’▶effets oratoires qui caractérise ces communications publiques : un ton familier, humain ; des faits, et non pas ◀de▶ vagues et solennelles déclarations ◀de▶ principe ; des appels à la réflexion, et non pas des phrases pathétiques.
Ainsi informée et formée, l’opinion se sent responsable ◀de▶ ses réactions. Lorsqu’on sait que l’on sera pris au sérieux, on dit moins ◀de▶ bêtises, on se contrôle davantage. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres républiques, l’opinion américaine discute réellement les problèmes posés. Elle cherche réellement à les résoudre dans l’intérêt commun, non pas à répéter à tout propos le credo trop connu ◀d’▶un parti.
Le secret ◀de▶ cette souplesse civique, ◀de▶ ce dynamisme et ◀de▶ cette efficience, qui contrastent si fortement avec les scléroses et les vieilles rancunes ◀de▶ la vie politique européenne, ce secret réside peut-être dans le fait très simple que voici : en réalité, il n’y a pas ◀de▶ partis aux États-Unis.
Il serait en effet absolument faux ◀d’▶assimiler les républicains et les démocrates américains à nos radicaux, conservateurs et socialistes. Ni les républicains ni les démocrates ne possèdent une doctrine totale, fixée pour tous les cas et automatiquement par une longue tradition. Leur opposition reste fluente, mal définie. Elle ne se cristallise, et encore, que pendant les courtes périodes ◀d’▶élection, ◀d’▶une manière d’ailleurs imprévisible. Cette division des citoyens en deux masses à peu près égales — je serais tenté ◀de▶ dire : en deux teams — symbolise simplement le principe ◀de▶ la discussion, indispensable à toute vie démocratique. Le fait qu’il n’y ait que deux partis, et que ces deux partis ne représentent nullement deux classes, à peine deux tendances générales, signifie pratiquement que les États-Unis sont une démocratie sans partis. Entre le citoyen et les autorités, pas ◀d’▶autre intermédiaire que l’opinion publique. L’Américain ne possède légalement ni le droit ◀de▶ référendum, ni le droit ◀d’▶initiative, mais il les exerce en fait ◀d’▶une manière permanente, par le moyen ◀d’▶une opinion publique abondamment informée, chaque jour sondée par des agences spécialisées, chaque jour exprimée dans toutes ses nuances par des lettres aux députés et aux journaux, des articles ◀de▶ magazines, des interviews, des débats contradictoires à la radio, des sermons, des mandements et des manifestes.
Sait-on assez que les Américains sont très conscients et très jaloux ◀de▶ la qualité ◀de▶ leur esprit public ? Sait-on assez ◀de▶ quelle passion profonde se charge ici le terme ◀de▶ démocratie ? En tournant tout à l’heure le bouton ◀de▶ ma radio, j’ai entendu cette phrase prononcée ◀d’▶une voix forte : « Ici Radio municipale ◀de▶ New York, cité ◀de▶ sept millions et demi ◀d’▶habitants ayant la paix et bénéficiant ◀de▶ la liberté démocratique. »
Cela ne fait pas sourire, quand on voit que c’est vrai.
Maladies ◀de▶ la démocratie américaine
Relisant le chapitre qui précède après cinq ans ◀d’▶expériences quotidiennes des libertés américaines, la guerre finie, certaines polémiques apaisées, et toute nuance ◀de▶ « propagande » en faveur de la démocratie perdant sa valeur ◀de▶ combat, je me sens capable ◀de▶ décrire l’envers ◀de▶ tant de vertus cependant bien réelles.
Le vice majeur ◀d’▶une grande démocratie, c’est ◀d’▶être grande. Cette question ◀de▶ format me paraît capitale. Pendant plusieurs années, j’ai répété à mes amis américains : « Vous croyez n’aimer que le grand, mais à vrai dire, ce que vous aimez, c’est le plus grand, risquant ainsi ◀de▶ perdre le sentiment ◀d’▶une grandeur mesurée à la condition ◀d’▶homme. Vous pensez qu’on peut tout multiplier par dix et que ce sera nécessairement dix fois meilleur et dix fois plus puissant. Vous vous trompez dans bien des cas. Si l’on multipliait par dix les dimensions ◀de▶ votre maison et ◀de▶ vos meubles, vous ne pourriez plus gravir les escaliers, ni vous asseoir dans vos fauteuils. N’oubliez jamais cet exemple ! » Et je l’appliquais à leur démocratie.
Je me disais comment éviter, à la longue, la crise ◀d’▶une dictature brutale, dans un État ◀de▶ pareilles dimensions, s’il vient à se centraliser ? Or la guerre accélère ce processus. À chaque mesure décrétée par Roosevelt, nous voyons le centre fédéral gagner sur les tendances communautaires locales. Un beau jour, les États-Unis deviendront l’État unifié. Ce sera violent. Car l’État unifié se fonde sur les masses, si la fédération se fondait sur les groupes. Et les masses, elles-mêmes tyrans, n’obéissent qu’à la tyrannie. Que serait une tyrannie américaine ?
Une brutalité panique dort au secret ◀de▶ l’âme ◀de▶ ce pays. Dans les masses comme dans l’inconscient ◀de▶ presque chaque Américain, il y a peut-être un gangster qui sommeille. Voyez leur goût des douceurs, des ice-creams, du lait, des nourritures ◀d’▶enfants ; voyez leur correction trop attentive, leur pédantisme fréquent dans les relations mondaines ; voyez leur sentimentalisme… Est-ce que tout cela ne signifie pas qu’ils refoulent une violente barbarie ancestrale, qu’ils s’en défendent ◀de▶ toutes leurs forces puritaines, et que si ces forces un jour faiblissent, par accident, la revanche ◀de▶ la nature profonde sera simplement volcanique…
Ainsi pensais-je. Et j’oubliais que les gangsters ◀de▶ Chicago avaient été réduits par l’effort conjugué ◀de▶ l’Opinion et ◀de▶ quelques citoyens, sans que l’État s’en fût mêlé. Mais je voyais, à Chicago précisément, comme à Jersey City, et dans le Sud, le règne des Führers locaux, qu’on appelle simplement Boss, ou Patron. Je craignais le pire pour l’après-guerre.
Le Grand-Gangster-qui-dort ne s’est pas réveillé. (Sauf quand il pressentait du Japonais dans l’air, voir les récits ◀de▶ la guerre dans le Pacifique.) Occupons-nous ◀de▶ dangers plus visibles, et ◀de▶ quelques maux véritables.
Dans un pays trop grand, la liberté ◀de▶ parole n’est plus qu’un mot, précisément. Vous avez le droit ◀de▶ vous faire entendre, mais votre voix ne porte pas, dans la cacophonie ◀de▶ l’énorme cité. Et vous ne pouvez en accuser personne, ni les lois : c’est une simple question ◀de▶ dimensions. Il faudrait donc disposer ◀de▶ la radio. Mais la radio demande des sommes énormes. Seules ◀de▶ puissantes associations peuvent y louer un petit quart d’heure, ◀de▶ temps à autre. Ou quelque millionnaire en mal ◀de▶ carrière politique. Aussitôt le gauchiste européen triomphe : dictature ◀de▶ l’argent et du grand capital ! Oui, mais si la radio était gratuite, la situation serait un million ◀de▶ fois pire, et plus personne ne s’entendrait. Je réitère : le seul coupable c’est le format ◀de▶ la nation. À cause de lui seul, tout compte fait, la liberté ◀de▶ parole n’est qu’illusion et se réduit à la liberté ◀d’▶expliquer le coup à ses voisins, en toute inefficacité.
Il faut avouer que l’Américain ne s’en prive pas, et s’étonne fort ◀de▶ voir certains esprits tirer ◀de▶ cet état ◀d’▶impuissance ◀de▶ la parole une précieuse permission ◀de▶ se taire. La familiarité américaine s’étend, hélas, à des domaines où elle devient nécessairement sottise brouillonne ou imprudence.
Tel reporter voulait un jour que je lui confie mon opinion sur la stratégie ◀de▶ Staline. « J’ignore, lui dis-je, toutes les données ◀de▶ la question, le nombre ◀de▶ divisions dont Staline dispose, le rythme ◀de▶ sa production ◀de▶ guerre, ses pertes, ses réserves, et son plan. Je n’ai donc pas la moindre opinion. — C’est impossible ! insista l’autre. Tout homme intelligent et sain a son opinion là-dessus. — Mais la mienne n’aurait pas ◀d’▶importance puisque je ne suis pas un expert ! » Ce dernier mot me tira ◀d’▶affaire et m’épargna le soupçon ◀de▶ mauvaise foi que mon refus allait éveiller.
Cette familiarité ◀de▶ n’importe qui avec tous les problèmes, tous les mystères, toutes les personnes et toutes les situations, a pour effet ◀de▶ déprécier jusqu’à l’anéantir la notion même ◀d’▶élite. Or les élites, dans une démocratie, ont pour fonction vitale ◀de▶ réduire l’entropie que l’égalité juridique et le socialisme accroissent au contraire par système.
Une société qui perd le respect des élites est obligée ◀de▶ le compenser par le culte naïf des experts. Il en résulte tout le contraire ◀d’▶un développement ◀de▶ l’esprit critique et du jugement. N’importe qui, ◀de▶ nos jours, s’il s’intitule savant, peut faire croire à l’Américain tout ce que le corps entier des philosophes, des pasteurs et des écrivains échouait naguère à faire comprendre. Grave menace pour la liberté.
J’en vois une autre et non moins inquiétante, dans un fait que l’on tient généralement pour l’un des grands succès sociaux ◀de▶ l’Amérique : l’absence ◀d’▶antagonismes réels, moraux et idéologiques, entre patrons et employés.
Chacun sait que les grèves, dans ce pays, ne mettent en jeu que des questions ◀de▶ salaires, ◀de▶ contrats et ◀d’▶hygiène ◀de▶ travail. Pour le reste, l’ouvrier américain partage la conception ◀de▶ la vie ◀de▶ son patron, ses préjugés, ses goûts et ses aspirations. Cette unanimité foncière peut paraître un progrès remarquable, si l’on pense à l’Europe en ruines qui s’offre encore le luxe morbide ◀d’▶entretenir, au seul profit des Russes, la guerre des classes et la mystique ◀de▶ la révolution sanglante. Mais le danger qui guette l’Amérique, c’est l’uniformité librement acceptée, la pire espèce ◀d’▶intolérance vis-à-vis des minorités qui viendraient à concevoir ◀de▶ nouvelles formes ◀de▶ vie. À cet égard, l’Amérique risque bien ◀de▶ rejoindre plus vite que l’Europe, à moindres frais, le modèle stalinien. Cette absence ◀d’▶opposition réelle, ce manque ◀de▶ tension créatrice, ce défaut ◀de▶ toute force subversive capable ◀d’▶incarner les revendications ◀d’▶une avant-garde quelle qu’elle soit, assurent une paix plus dangereuse pour les âmes, que ne sont pour les corps nos luttes exagérées, donc ridicules.
Ces dangers seront sans doute minimisés par la plupart de mes contemporains. Ils verront dans mes diagnostics autant ◀de▶ paradoxes ◀de▶ psychologue possiblement réactionnaire, ou ◀de▶ scrupules culturels démodés. Pourtant ces maladies sont plus graves à mes yeux que la question noire, la question juive et la question indienne en Amérique du Nord. (Et, vraiment, ce n’est pas peu dire !) Car elles sont destinées à s’aggraver et à s’étendre avec le temps ; elles sont les maladies intimes et spécifiques ◀de▶ l’idéal démocratique américain, tandis que le conflit des races en est une survivante négation.
Oui, les États du Sud sont antinègres, et ceux du Nord antisémites, et ceux ◀de▶ l’Ouest anti-indiens ; mais leurs excès sont dénoncés comme tels, leurs préjugés tournés en ridicule, et leurs victimes soutenues par ◀de▶ larges sections ◀de▶ l’opinion la plus libre du monde. Ce qu’il faut redouter plus que tout, ce sont les forces ◀d’▶inertie qui tendent à faire ◀de▶ cette opinion libre, le porte-voix ◀d’▶un « libre conformisme ». Car alors, il n’y a plus ◀de▶ recours.
Une bureaucratie sans ronds-de-cuir
Dans le même numéro ◀de▶ magazine où l’on peut lire sous la plume ◀d’▶un fermier du Middle West que l’Amérique est le seul pays décent au monde, et tandis qu’un agent ◀d’▶assurances du Connecticut affirme qu’elle jouit ◀d’▶un gouvernement pratiquement idéal, le Contrôleur général des États-Unis écrit ◀de▶ son côté : « Notre gouvernement est une vaste pétaudière. » Ce fonctionnaire sait à peu près ◀de▶ quoi il parie — et je dis à peu près pour dire comme lui. Car son travail consiste, nous explique-t-il, à maintenir les agences ◀de▶ l’État dans les limites ◀de▶ leurs prérogatives et ◀de▶ leur budget particulier, mais il avoue que c’est une tâche impossible.
Dans le domaine des transports, par exemple, 75 bureaux différents donnent des ordres, recrutent des employés, font des statistiques, et se battent entre eux. Depuis douze ans, les Chambres ont nommé neuf comités successifs pour étudier cette situation. Il est concevable qu’un dixième comité ait pour objet ◀d’▶examiner l’activité des neuf premiers. On nommera un Board national, chargé ◀de▶ coordonner comités et agences, et baptisé ◀de▶ quelques initiales pour initiés. Après quoi le Sénat fera comparaître, pour ◀de▶ longues séances ◀d’▶enquête, les responsables ◀de▶ ce Board. Et ainsi ◀de▶ suite, jusqu’à ce que le président, ayant reçu cent-mille lettres ◀de▶ protestation, décide que les transports doivent transporter, avant même ◀de▶ faire vivre leurs bureaux, et nomme un tsar qui supervise le tout, avec pouvoirs dictatoriaux.
Ce tsar ne sera pas choisi parmi la troupe des politiciens sans emploi ou des anciens ministres ◀de▶ n’importe quoi. Il sera plutôt un homme d’affaires dans la quarantaine, le vice-président ◀d’▶une chaîne ◀de▶ Prisunics, le directeur technique ◀d’▶un trust industriel, le secrétaire ◀d’▶un des grands syndicats, ou bien un professeur ◀d’▶économie. On lui fera beaucoup de publicité. Les journaux donneront le chiffre ◀de▶ ses revenus anciens et celui ◀de▶ son nouveau salaire. Et puis en avant, et voyons ce que le coming man va nous sortir. S’il réussit, sa gloire sera grande pendant plusieurs semaines au moins, à condition que la presse l’ait adopté. S’il rate, il sera vidé sans autres formes qu’une lettre personnelle du président, qu’il pourra lire le jour même dans le journal : « Mon cher Bill, au moment de me séparer ◀de▶ vous, je tiens à vous remercier pour les services (adjectif variable) que vous avez rendus à l’Administration. Les circonstances m’obligent, etc. Mais je serai toujours heureux ◀de▶ pouvoir compter sur vous en cas ◀de▶ besoin. » Dans l’un et l’autre cas, succès ou échec, ce tsar reprendra son ancienne profession, avec ou sans augmentation ◀de▶ salaire et ◀de▶ rang.
Et c’est ainsi que dans le désordre éperdument organisé, la bureaucratie la plus coûteuse du monde finit par jouer dans l’ensemble, et obtient certains résultats dont la victoire sur les nazis et le Japon n’est que le premier exemple qui me vienne à l’idée.
J’ai dit désordre, parce que c’est ◀de▶ ce nom que l’on désigne ordinairement une situation dont notre esprit n’arrive pas à se former une image claire et cohérente. (Pour un esprit infiniment intelligent, il n’y aurait jamais ◀de▶ désordre, mais seulement des complexités.) Le fait est que je n’imagine pas un seul ◀de▶ mes contemporains qui soit capable ◀d’▶embrasser dans une seule vue les rouages du gouvernement des États-Unis d’Amérique.
Le président a plus ◀de▶ pouvoir qu’un roi, dit-on. Mais ce n’est pas beaucoup dire, ◀de▶ nos jours. Il choisit ses ministres et ses tsars. Mais il doit tenir compte, pour ce choix, ◀de▶ l’équilibre des républicains, des démocrates, des démocrates du Sud, et du Travail, représenté par les trois chefs des syndicats les plus puissants ; il doit tenir compte des pressure groups ◀de▶ Washington ; des agences et bureaux ◀d’▶État indépendants des ministères ; ◀de▶ la Finance (bien qu’elle perde du terrain) ; enfin ◀de▶ l’Opinion publique, car nous sommes en démocratie, et il faut bien que cela se marque quelque part et en quelque manière.
Or ces agences ◀d’▶État à initiales sont si nombreuses (quelques milliers) ; si provisoires (elles durent ◀de▶ trois ans à trois mois) ; et ◀de▶ statut si variable (allant du rang ◀de▶ ministère non régulier à celui ◀d’▶expédient ◀de▶ crise), qu’il n’y a pas homme au monde qui ait le temps ou les moyens intellectuels ◀de▶ s’y retrouver : à peine y serait-il parvenu que le tableau changerait en quelques jours.
◀D’▶où la gabegie littéralement indescriptible dont le Contrôleur général essaie ◀de▶ donner une idée dans le bref article que je citais : « Prenez le problème du logement. Il y a quelques années, devant un comité du Sénat, la question fut posée ◀de▶ savoir si quelqu’un au monde connaissait réellement le nombre des agences qui s’occupaient des logements. Depuis lors on a chargé une agence nationale ◀de▶ coordonner les travaux. Mais son administrateur déclare aujourd’hui que des projets financés par le gouvernement fédéral ont été néanmoins mis en œuvre par au moins quinze agences différentes. » Le même article m’apprend qu’un cinquième du territoire est propriété du gouvernement, c’est-à-dire ◀de▶ trente-quatre agences et ◀d’▶une douzaine ◀de▶ départements fédéraux qui se font la guerre, sans qu’il existe un seul centre capable ◀de▶ dresser l’inventaire ◀de▶ ce domaine gigantesque…
Or malgré tout, la machine tourne. Les raisons ◀de▶ ce succès pratique me demeurent en partie mystérieuses, mais quelques-unes sont formulables.
Tout d’abord, l’Amérique ne possède pas ◀d’▶écoles ◀de▶ fonctionnaires spécialisés. Elle ne produit pas plus ◀d’▶Inspecteurs des Finances que ◀de▶ ronds-de-cuir ◀de▶ père en fils. Le personnel des bureaux gouvernementaux est sans cesse ventilé et renouvelé, au physique comme au figuré. Peu ou point ◀de▶ fonctionnaires ◀de▶ carrière, aigris et stéréotypés. Peu ou point ◀d’▶esprit ◀de▶ corps, ◀de▶ traditions administratives, et ◀d’▶institutions « vénérables », formalistes et inefficaces.
Ensuite, tous ces fonctionnaires ◀d’▶occasion savent qu’ils peuvent être aisément révoqués, et l’acceptent non moins aisément, en principe, car ils ont par ailleurs une profession qu’ils pourront reprendre au premier jour.
J’ai fait partie ◀de▶ la troupe et parle en connaissance de cause. L’Office ◀d’▶information ◀de▶ guerre (OWI) qui tenait le rang ◀d’▶un ministère, et où j’ai travaillé pendant près de deux ans, ne comptait qu’une infinie minorité ◀de▶ fonctionnaires ◀de▶ métier. Le chef en fut d’abord un général, puis un commentateur ◀de▶ la radio. Il avait sous ses ordres des écrivains, des journalistes, des banquiers, des cinéastes, des dactylos, des étudiants, des professeurs et des acteurs. Trente mille en tout. Presque tous, aujourd’hui, sont retournés à leurs occupations habituelles. Cet exemple est courant, et c’est pourquoi je le donne. Si vous prenez au lieu de l’OWI, le NWLB ou l’OPA, il suffira ◀de▶ transposer écrivains en ingénieurs, journalistes en businessmen, cinéastes et acteurs en experts du travail ou du commerce.
Tout cela change l’air des bureaux, et l’esprit ◀d’▶une bureaucratie, pour ceux qui en sont comme pour les visiteurs.
Mais je me pose tout de même la question ◀de▶ l’avenir des démocraties, livrées à la fatalité incontrôlable des agences. Finirons-nous tous fonctionnaires ? La société entière se transformera-t-elle en un cauchemar ◀de▶ statistiques, ◀de▶ directives, ◀de▶ formulaires, ◀de▶ fiches, ◀de▶ doubles à classer, et ◀de▶ coups ◀de▶ tampon sur des notes ◀de▶ service ? C’est fort possible. Personne au monde n’y comprendra plus rien. Une moitié des bureaux passera son temps à faire enquête sur les activités ◀de▶ l’autre moitié, qui elle-même consacrera le plus clair ◀de▶ son génie à rédiger ◀de▶ longs rapports prouvant qu’elle est indispensable. Ici et là, quelques énergumènes s’aviseront ◀de▶ travailler. Et cela suffira bien : car c’est en fait par très peu ◀d’▶hommes que les choses marchent.
Alors un être ◀d’▶exception, comme vous ou moi, se demandera dans un accès ◀de▶ courage intellectuel ou ◀de▶ désespoir balayant tout scrupule, si l’on ne pourrait pas faire sans nul dommage l’économie ◀de▶ la machine entière ? La raison lui répondra oui. L’expérience lui répondra non.
Car s’il n’y avait plus ◀de▶ grands bureaux dans une grande démocratie, quelques hommes deviendraient responsables… Facilement désignés à la vindicte publique, ils n’auraient plus le choix qu’entre la démission et la tyrannie déclarée. Les bureaux à l’américaine semblent avoir été créés pour épargner aux gouvernants cette tragédie. Évitant à la fois le Charybde ◀de▶ la routine inefficace et le Scylla du pouvoir personnel, ils choisissent le naufrage commun dans le Détroit des délais ou la Mer des paperasses, aux frais ◀de▶ l’État qui paiera l’assurance. Et c’est la sagesse politique, au siècle du collectivisme.
Impérialisme américain ?
Et maintenant, j’en reviens à notre grande question : faut-il craindre leur impérialisme ? Et tout d’abord, vont-ils devenir nationalistes à la manière des Européens ?
Car lorsque nous parlons ◀d’▶impérialisme, nous pensons à une volonté ◀de▶ dominer affirmée par un chef au nom de sa nation : les Allemands sous Hitler, les Français sous Louis XIV et sous Napoléon, les Italiens sous Mussolini. Or les Américains n’ont pas ◀de▶ chefs ◀de▶ cette espèce. Mais l’Opinion publique, chez eux, en tient la place. Se pourrait-il qu’un jour prochain cette Opinion publique, reine des États-Unis, devienne nationaliste à notre image ? Et qu’elle décrète ◀d’▶imposer au monde entier la loi yankee ?
Il faudrait tout d’abord que l’Amérique se forme une conscience nationale. Le phénomène est-il probable ? Et s’il l’est, devons-nous le redouter ?
Je répondrai que le phénomène est non seulement probable, mais en train de s’accomplir sous nos yeux. Pourtant je reste persuadé qu’il ne comporte rien ◀de▶ redoutable.
Une nation prend conscience ◀d’▶elle-même lorsqu’elle atteint ses limites naturelles, et qu’elle se heurte à des voisins organisés. Or c’est le cas ◀de▶ l’Amérique, virtuellement, depuis que sa mouvante frontier a rejoint ses frontières naturelles, aux environs du début ◀de▶ ce siècle. Ces frontières se trouvaient être deux océans, au-delà desquels régnaient le Japon et l’Europe ; et deux territoires géographiquement américains, mais historiquement étrangers au génie yankee : le Mexique latin, le Canada britannique et français. Couronnant le tout, voici que le monde germanique vient déclarer la guerre aux États-Unis, puis que le monde russe, provisoirement allié, entre en concurrence déclarée avec la production américaine et l’idéal démocratique ◀d’▶un Roosevelt.
L’Amérique atteignant ses limites se voit donc subitement confrontée non plus avec sa nature, ses déserts, ses émigrés et ses Indiens, mais avec le monde entier, organisé en groupes solides ; de plus, on lui a déclaré la guerre, comme pour mieux marquer le coup ; et de plus, elle l’a gagnée, avec une arme qu’elle se trouve seule à posséder pour le moment.
Voilà bien des raisons ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ soi en tant que nation, avec tout ce que cela comporte ◀d’▶orgueil et ◀de▶ volonté ◀de▶ régenter le monde, puisqu’on est au surplus victorieux et tout-puissants du premier coup. Imaginez qu’un grand pays européen ait remporté des triomphes ◀de▶ cet ordre. La terre entière aurait ◀de▶ quoi trembler.
Mais il ne s’agit pas ◀d’▶une nation comme les autres.
Je voudrais, pour le faire mieux sentir, prendre un exemple au langage quotidien ◀de▶ l’Amérique. Lorsqu’un citoyen des États-Unis désapprouve une certaine action, une certaine conduite, une certaine opinion, il a coutume ◀de▶ dire, depuis quelques années, pour marquer sa réprobation aussi fortement que possible : It’s unamerican, ce n’est pas américain.
Nationalisme, direz-vous. Oui, mais non pas à la manière européenne.
Car la phrase « ce n’est pas américain » ne veut pas dire : c’est contraire à l’honneur en soi, à la morale traditionnelle, aux préjugés ◀de▶ notre bourgeoisie, au règlement ◀d’▶une caste militaire ou aristocratique, aux intérêts ◀de▶ notre État, etc., comme lorsqu’on dit dans notre Europe : ce n’est pas français, ce n’est pas allemand, ce n’est pas anglais.
La phrase veut dire : cette opinion ou cette action ne va pas dans le sens ◀de▶ l’idéal commun vers quoi tendent les Américains, et qui les fait devenir vraiment Américains, quelles que soient par ailleurs leurs origines. On ne se réfère pas au passé, mais à l’avenir. On n’invoque pas la tradition, mais l’utopie. On pense moins aux ancêtres qu’aux descendants, considérés d’ailleurs comme nécessairement ascendants vers une vie meilleure. Et il ne s’agit pas ◀d’▶une déclaration ◀d’▶anti-quelque chose, mais au contraire ◀d’▶une exhortation et ◀d’▶un rappel qu’on adresse à soi-même autant qu’aux autres, afin que chacun devienne plus digne ◀de▶ ce que tous attendent ◀de▶ ce pays, plus digne du mythe, du rêve américain.
Voici donc un nationalisme « ouvert » et pour qui la nation est en avant, dans un élan, un rêve, une liberté future. Non pas comme chez Maurras, dans le passé, comme chez Barrès dans la terre et les morts, ou comme chez Rosenberg dans le sang et le sol.
Ce qu’il y a ◀de▶ répugnant dans le nationalisme européen, c’est que l’on y sent une volonté ◀de▶ resserrement, une soif ◀d’▶imposer au voisin ses propres limitations traditionnelles, et ◀de▶ lui faire subir la loi ◀d’▶un village qui n’est pas le sien. Au contraire, ce qu’il y a ◀de▶ rassurant dans le nationalisme américain, c’est qu’on y sent une volonté ◀d’▶élargissement, une soif ◀de▶ proposer au voisin les moyens ◀de▶ libération qu’on vient de découvrir pour son compte, et qui seront bien plus efficaces, appliqués à l’échelle mondiale. Ici l’impérialisme américain vient se confondre, pratiquement, avec le rêve ◀d’▶une communion planétaire dans la même liberté.
Ils ont envie ◀d’▶ouvrir le monde à leur jeunesse, non pas ◀de▶ refermer sur lui leurs serres. Ils ont envie ◀de▶ nous faire bénéficier ◀de▶ leur style ◀de▶ vie, ◀de▶ leur way of life, parce qu’ainsi, croient-ils, tout le monde (et eux compris bien entendu), se sentira plus en sécurité et plus à l’aise.
Je pense aux Russes. Je vous laisse comparer. Chacun ses goûts. Je me borne à marquer une différence capitale : l’Américain n’insiste pas, quand on ne l’aime pas — comme en Europe — ou simplement quand on peut faire sans lui, comme on vient de le voir aux Philippines.
Quels sont donc pour l’Europe les dangers ◀de▶ cet impérialisme américain ?
J’entends d’ici nos méfiants à moustaches et à cols durs : le commerce américain va nous submerger et détruire nos coutumes ◀d’▶économie paysanne ; on achètera nos âmes avec des frigidaires ; la sottise humanitaire enlisera nos élans spirituels ; nous serons noyés par une civilisation qui ne respecte que la quantité ; le dollar sera roi, etc.
Toutes ces méfiances sont sans fondements, toutes ces accusations injustes, à mon avis. Si nous vendons nos âmes contre des frigidaires, ce sera notre faute et non pas celle ◀de▶ l’industrie américaine, qui aura mis dans un coin ◀de▶ nos cuisines ces appareils où tout respire l’innocence et ronronne l’hygiène. Ceux qui voient dans le frigidaire une menace pour leur civilisation semblent avouer par là que cette dernière n’est plus très saine, qu’elle « sent » déjà. Il est grand temps qu’on la mette dans la glace. De même, le commerce américain ne peut nous submerger qu’au moyen de produits que nous aurons bien voulu acheter ; et si son rythme plus rapide met en péril certaines coutumes avares, ce sera tant mieux. De même encore, la « sottise humanitaire » des États-Unis nous a fait moins ◀de▶ mal, semble-t-il, que « l’intelligence » inhumaine ◀de▶ certains chefs européens qui professaient le machiavélisme. De même enfin, si nous sommes un jour noyés par la quantité, ce ne sera pas la faute de la quantité, mais bien ◀de▶ l’abaissement ◀de▶ notre qualité. En résumé, ce que l’on nomme en Europe « l’américanisme » n’est pas un danger américain, mais européen. Je veux dire par là que si un homme devient l’esclave ◀de▶ son automobile, le blâme en retombe sur l’homme, et non sur la machine. Car primo, on ne l’a pas forcé ◀de▶ l’acheter, et secundo, une fois l’automobile achetée, il ne dépendait que ◀de▶ lui ◀d’▶aller à pied quand cela lui chantait.
Mais je m’avise ici ◀d’▶une contradiction étrange. Il semble bien que ce sont les mêmes personnes qui vitupèrent l’impérialisme commercial ◀de▶ l’Amérique, d’une part, et qui se plaignent ◀de▶ ce que l’Amérique ne leur vende pas assez ◀de▶ blé, d’autre part. Quand l’Amérique envoie, on parle ◀d’▶impérialisme ; quand elle n’envoie pas, on parle ◀d’▶égoïsme et ◀d’▶hypocrisie puritaine. Et il arrive même, trop souvent, que l’on parle des deux à la fois. Je voudrais insister sur ce point.
Ceux qui se méfient ◀de▶ l’Amérique, en Europe, l’accusent à la fois ◀d’▶être là et ◀de▶ n’être pas là. Quand elle fait une crise ◀d’▶isolationnisme, on l’accuse ◀de▶ myopie, ◀d’▶inertie, ◀d’▶incompréhension ◀de▶ la situation mondiale, et ◀d’▶orgueil inqualifiable. Mais quand elle fait une crise ◀d’▶idéalisme et qu’elle intervient dans les affaires ◀d’▶Europe, comme en 1917 et en 1943, on l’accuse ◀de▶ se mêler ◀de▶ ce qu’elle ne peut comprendre.
Ce qu’on voudrait en somme, c’est que les Américains interviennent quand les choses vont très mal — par notre faute — et qu’ils vident les lieux en vitesse, comme des intrus, et sans remerciements, dès qu’ils nous ont tirés ◀d’▶affaire. Eh quoi ! Deux ans pour débarquer ! (C’est-à-dire pour créer ◀de▶ toutes pièces une armée ◀de▶ 10 millions ◀d’▶hommes.) Eh quoi ! Trois mois déjà que nous sommes libérés, et ils infestent encore nos bars !… C’est là ce que j’appellerai l’hypocrisie latine. (Un thème qui me paraît moins rebattu que la fameuse hypocrisie anglo-saxonne.)
Autre exemple ◀de▶ cette même contradiction dans les jugements européens sur l’Amérique. On n’a pas épargné les critiques à la politique ◀d’▶occupation américaine en Allemagne : ils sont trop doux, ils sont naïfs, ils ne comprennent rien aux problèmes intérieurs ◀de▶ l’Europe, ◀de▶ quoi se mêlent-ils ? Intimidés, conscients ◀d’▶avoir fait quelques gaffes à la Patton, les Américains donnent des signes ◀de▶ leur envie ◀de▶ s’en aller. Mais aussitôt : ah ! bien sûr, ils vont nous laisser seuls avec toute la charge ◀de▶ l’occupation sur les bras !
Il en va de même pour l’occupation du Japon. Si les Américains s’installent solidement : voyez ces impérialistes ! S’ils se montrent au contraire libéraux, et annoncent qu’ils retirent une partie ◀de▶ leurs effectifs : voyez ces idéalistes naïfs, ils font le jeu du fascisme, ils s’isolent de nouveau !
Remarquons que les Russes ne prêtent pas le flanc à des critiques ◀de▶ ce genre parce qu’ils ne publient rien, interdisent les reportages, agissent en conquérants, et claquent les portes dès que se produit la moindre divergence.
À ce propos j’entendais l’autre jour un diplomate américain parler ◀de▶ l’attitude hostile des Soviétiques à l’égard de toutes les mesures proposées ou soutenues par son pays. « Ils sont bien maladroits, disait-il en souriant, car à force de nous contrecarrer, ils vont nous obliger à faire enfin ◀de▶ la politique étrangère, dont nous n’avions naguère ni le goût ni le besoin… »
Prise entre ces reproches contradictoires ◀d’▶isolationnisme et ◀d’▶impérialisme, la politique américaine hésite parfois. ◀D’▶autant plus qu’il existe bel et bien aux États-Unis des factions isolationnistes et des factions impérialistes, et que ces minorités d’ailleurs plus bruyantes qu’efficaces, se confondent même dans certains cas, par un paradoxe symétrique ◀de▶ celui que je relevais tout à l’heure.
Cette timidité ◀de▶ la politique américaine me paraît beaucoup plus dangereuse, pour l’Europe, que cet impérialisme qu’on redoute pour ◀de▶ mauvaises raisons, ou parce qu’on l’assimile à des tendances européennes qui n’ont ◀de▶ commun avec lui que le nom.