I
Vie politique
Le▶ rêve américain
◀L’▶Amérique n’est pas un pays ◀de▶ rêve, quand on y vit, mais c’est un pays ◀de▶ rêveurs.
Je vais parfois ◀les▶ regarder dans ◀les▶ grandes salles populaires ◀de▶ Broadway, où des centaines ◀de▶ filles en jupes très courtes se livrent à ◀la▶ danse appelée jitterbugs autour de petits marins, ◀de▶ soldats presque imberbes, ◀de▶ garçons qui n’ont pas encore ◀l’▶âge militaire. ◀La▶ frénésie rythmique des jitterbugs évoque par moments ◀le▶ vaudou, et quand ils se mettent à crier, on ◀les▶ croirait au bord du délire collectif. Mais ◀la▶ danse prend fin, tout s’apaise. ◀Les▶ couples se séparent un peu. Personne ne parle. Suit un tango où ils se glissent joue à joue, avec n’importe qui, comme sans se voir, dans une demi-obscurité rougeâtre. Des garçons seuls, assis sur des banquettes, ◀le▶ dos tourné à ◀la▶ piste, regardent dans ◀le▶ vide. Peu ou point ◀de▶ plaisanteries échangées. Ils sont ici pour rêver, pour danser. Ils rêvent dans toutes ◀les▶ salles ◀de▶ cinéma. Ils marchent dans ◀la▶ rue en chantonnant leurs mélodies toujours si tristes, mais avec un sourire ◀de▶ rêve heureux. Je crois qu’ils sont bien moins conscients que nous. À quoi rêvent-ils ? À ◀la▶ vie large, toujours plus large devant eux, à ◀la▶ richesse et à ◀la▶ liberté qu’elle leur donnerait ; à une aisance qui va venir. C’est là tout ◀le▶ secret ◀de▶ ce que ◀l’▶on nomme leur optimisme.
◀L’▶Américain ne croit pas aux limites. Une limite, c’est toujours ◀la▶ fin ◀d’▶un rêve. Non seulement ◀les▶ limites ◀le▶ gênent, mais il ne veut pas même admettre qu’elles existent — c’est contraire à sa tradition — sinon pour être dépassées. Ses ancêtres ont été amenés sur ◀les▶ rives ◀de▶ ◀l’▶Hudson et du Potomac par ◀le▶ rêve ◀d’▶un pays sans limites, et il ◀l’▶était vraiment pour ceux qui triomphaient des famines, des moustiques, des dysenteries et des Indiens. Ils avaient fui ◀les▶ étroitesses religieuses et politiques ◀de▶ ◀l’▶Europe. Ils se trouvaient tout seuls devant leur chance. Tout dépendait ◀de▶ leur courage, ◀de▶ leur esprit ◀d’▶entreprise et ◀de▶ leur foi. Cette situation, dépassée par ◀les▶ faits, domine encore ◀l’▶inconscient collectif des Américains ◀d’▶aujourd’hui. Et leur grand rêve, leur american dream comme ils disent, prolonge vers ◀l’▶avenir cette tradition.
Leurs ancêtres appelaient frontier ◀la▶ ligne ◀de▶ démarcation, sans cesse mouvante, entre ◀les▶ terres colonisées et ◀les▶ prairies sauvages, parcourues ◀d’▶Indiens indomptés. Pendant des siècles, tout ◀l’▶effort des pionniers a consisté à repousser cette frontière toujours plus loin vers ◀l’▶ouest. Jusqu’à ce qu’enfin, au xixe siècle, ◀les▶ colons ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle-Angleterre aient pu tendre ◀la▶ main à ceux des côtes ◀de▶ ◀la▶ Californie. C’était une grande victoire sur ◀la▶ géographie démesurée du continent. Mais c’était une limite atteinte. Qu’allaient-ils faire des énergies mises en œuvre pour ◀la▶ conquête ? Ils se tournèrent vers ◀l’▶industrie. Ce fut leur nouvelle frontière, leur nouveau front, dirait-on ◀de▶ nos jours. Et ce fut ◀l’▶ère des fortunes, et des cités, et des usines colossales, puis des gratte-ciel à cent étages. « ◀Le▶ ciel est ◀la▶ limite », disait alors leur dicton favori. ◀La▶ terre avait été durement conquise. ◀Le▶ ciel fut conquis en trente ans. Encore une limite atteinte. Et ◀les▶ voici, vers ce milieu du siècle, presque à ◀l’▶étroit entre ◀les▶ rives du Pacifique et ◀de▶ ◀l’▶Atlantique, mais encore débordants ◀d’▶énergies qui soudain ne trouvent plus ◀d’▶issues prochaines, hésitent… Pourtant c’est bien ◀le▶ même rêve qui ◀les▶ tourmente et ◀les▶ anime : aller plus loin, vers une vie toujours plus large.
Aller plus loin non pas pour conquérir, mais simplement pour se sentir plus libres. Et c’est là tout ◀le▶ secret ◀de▶ ce que ◀l’▶on nomme à tort ◀l’▶impérialisme américain.
Où trouveront-ils désormais ◀la▶ frontière qui mettrait au défi leur esprit ◀d’▶aventure ? ◀La▶ terre ni ◀le▶ ciel ne sont plus leur limite. Eh bien, disent-ils ◀le▶ monde est ma limite.
Et c’est pourquoi ◀la▶ politique américaine, désormais, va se tourner vers deux objectifs principaux : ◀la▶ liberté des échanges commerciaux, et ◀la▶ démocratisation du monde entier, Japon compris, Russie comprise.
J’ai senti cela en ◀les▶ voyant danser, en ◀les▶ voyant marcher en chantant dans ◀la▶ rue. Je vous ◀l’▶ai dit dans mon premier article : on ne comprend rien à ◀l’▶Amérique, si d’abord on ne ◀l’▶a pas sentie dans ◀les▶ rythmes ◀de▶ sa vie quotidienne.
Prenons maintenant ◀l’▶Américain, devant ◀le▶ monde, sa nouvelle frontière. En ce milieu du xxe siècle, il se voit partagé entre deux rêves contradictoires.
◀Le▶ soldat qu’un ancien paquebot ◀de▶ luxe ramène vers son pays du fond du Pacifique, ou ◀de▶ ◀l’▶Europe, dont il n’a guère connu que ◀les▶ ruines et ◀les▶ amertumes, rêve simplement ◀de▶ son foyer. Il voit sa maison blanche, sa femme et ◀le▶ drugstore 2 du coin. Huit à neuf fois sur dix, vis-à-vis des pays qu’il vient de libérer au péril ◀de▶ sa vie, il garde une espèce ◀de▶ rancœur. Je ne pense pas que ◀le▶ mot soit trop fort. Je parle ◀de▶ ◀la▶ majorité. Je connais beaucoup ◀d’▶exceptions. Mais si ◀les▶ vétérans ◀de▶ cette guerre dominaient ◀les▶ prochaines élections, il y aurait huit à neuf chances sur dix que ◀l’▶Amérique retourne à ◀l’▶isolationnisme. Rien ◀de▶ tel pour blesser ◀l’▶amour entre deux peuples que ◀de▶ ◀les▶ mélanger dans leurs épreuves. ◀Les▶ jeunes Américains se sont trouvés mêlés au grand malheur des peuples qu’ils aimaient ◀de▶ loin. Ils ont été courageux devant ◀l’▶ennemi, mais non pas devant ◀la▶ misère ◀de▶ leurs amis. Ils rentrent en disant que ◀la▶ France est sale et en désordre, que tout y est cher pour eux, et que ◀les▶ WC sont au milieu des places publiques. Ils demandent qu’on ne leur parle plus des indigènes européens, ces agités, ces nerveux, ces tricheurs. C’est ainsi, et je ne juge personne. Il faut verser ces injustices flagrantes, ces vérités mal à propos, au compte des profits et pertes ◀d’▶une guerre moderne, à ◀l’▶échelle planétaire.
Mais il y a ◀le▶ rêve des civils. Et c’est lui qui va dominer, nécessairement. ◀Les▶ vétérans seront absorbés par ◀la▶ vie quotidienne d’ici quelques années. Ils finiront bien par penser comme leur femme, leur patron, leurs concurrents…
◀L’▶homme d’affaires américain est ◀le▶ petit-fils des pionniers qui luttaient sur ◀la▶ « frontière ». Il pressent qu’il a fait son plein ou qu’il est bien près de ◀le▶ faire dans ◀les▶ limites ◀de▶ son pays, from coast to coast, ◀d’▶une côte à l’autre, comme il dit. Et ce pressentiment ◀l’▶inquiète profondément. C’est bien cette situation que Cordell Hull, ◀le▶ ministre des Affaires étrangères ◀de▶ Roosevelt, avait prévue. Et c’est elle qu’il avait tenté ◀de▶ prévenir, non sans succès, en particulier par sa politique ◀de▶ bon voisinage avec ◀l’▶Amérique latine. Cette politique comportait deux branches, curieusement juxtaposées dans ◀le▶ nom même ◀de▶ ◀l’▶agence qui ◀l’▶administrait, et qui s’intitulait : Office ◀de▶ coordination des relations commerciales et culturelles interaméricaines.
Cette dénomination m’a longtemps intrigué et choqué. Aujourd’hui, je me ◀l’▶explique ◀de▶ ◀la▶ manière suivante : ◀le▶ rêve américain évoque une vie sans cesse plus large et libre. Mais ◀la▶ « frontière » désormais se confond avec ◀les▶ frontières mêmes des États-Unis. Il faut donc en sortir, et deux voies sont possibles : répandre ◀les▶ produits américains sur tous ◀les▶ marchés du monde, c’est-à-dire multiplier ◀les▶ échanges commerciaux ; et en même temps, répandre dans tous ◀les▶ pays du monde ◀l’▶idéal ◀de▶ ◀la▶ démocratie américaine, c’est-à-dire multiplier ◀les▶ échanges culturels. Or ces deux ambitions sont étroitement liées, car seule une atmosphère ◀de▶ démocratie mondiale peut créer ◀les▶ conditions nécessaires au libre-échange ; et en retour ce libre-échange paraît propre à favoriser ◀l’▶établissement ◀de▶ ◀la▶ démocratie dans des pays où ◀les▶ difficultés économiques donnent aux dictateurs leurs prétextes ◀les▶ plus frappants.
Et voilà pourquoi ◀l’▶Amérique, malgré ◀le▶ choc en retour inévitable que provoque ◀la▶ rentrée massive des vétérans, doit cesser ◀de▶ s’isoler et doit littéralement sortir ◀d’▶elle-même, en vertu d’une nécessité constitutive. ◀Le▶ rêve américain ◀l’▶exige.
Nous voici loin de nos danseurs ◀de▶ Broadway ? Peut-être, mais tout cela va dans ◀le▶ même sens, illustre un même mouvement profond et général vers ◀la▶ vie libre, vers ◀l’▶avenir. On pourrait définir ◀l’▶Amérique comme ◀le▶ pays où ce qui va venir émeut autant qu’en Europe ◀le▶ souvenir.
Mais ce qui va venir, direz-vous, n’est-ce pas tout simplement une grande poussée ◀d’▶impérialisme américain ? Vos rêveurs nous paraissent terriblement pratiques, et parfaitement conscients ◀de▶ leurs intérêts…
Bien des apparences ◀le▶ confirment. Et pourtant je persiste à penser que si ◀l’▶Amérique, suivant son rêve, cherche à sortir ◀de▶ ses limites et à déborder sur ◀le▶ monde, cette expansion ne sera pas du tout à base ◀d’▶impérialisme au sens courant du mot. Je persiste à penser que nous avons, en Europe, quelques motifs de plus ◀de▶ nous en réjouir que ◀de▶ nous en méfier.
J’essaierai ◀de▶ suggérer ces motifs au cours des chapitres suivants. Car si nous regardons ◀d’▶assez près comment fonctionnent ◀l’▶opinion, ◀les▶ partis, et ◀l’▶administration dans un pays donné, nous finirons bien par sentir si ce pays est sûr ◀de▶ lui ou non, c’est-à-dire s’il a besoin ou non ◀d’▶écraser ◀les▶ voisins pour s’affirmer. ◀Les▶ puissances dangereuses dans ◀le▶ monde moderne sont celles qui, comme ◀le▶ Reich ◀d’▶Hitler, souffrent ◀de▶ tensions intérieures telles qu’on ne peut ◀les▶ résoudre, en cas ◀de▶ crise, que par ◀l’▶union sacrée aux ordres ◀de▶ ◀l’▶Armée, contre un adversaire extérieur suscité pour ◀les▶ besoins ◀de▶ ◀la▶ cause. Ce sont ◀les▶ malades qu’il faut craindre, lorsqu’ils refusent ◀d’▶avouer leur maladie, et qu’ils puisent dans leur fièvre seule une énergie surexcitée.
Santé ◀de▶ ◀la▶ démocratie américaine
(Écrit en novembre 1940.)
J’étais à Times Square, au cœur ◀de▶ Manhattan, ◀le▶ soir ◀de▶ ◀l’▶élection présidentielle. À 9 heures, nous étions deux-cent-mille, à 11 heures, un demi-million. ◀Le▶ tout dans un ordre parfait, sous ◀l’▶œil amical ◀de▶ trois-cents policemen montés. On circulait sans nulle peine autour du building du Times, sur lequel passaient en ruban lumineux ◀les▶ résultats ◀de▶ ◀la▶ journée. À 9 heures, Willkie semblait mener. On vendait à ◀la▶ criée ◀les▶ derniers stocks ◀de▶ boutons au nom des candidats. À 10 heures, ◀les▶ chapeaux commencèrent à s’orner ◀de▶ bandes ◀de▶ papier portant : I told you so ! (Je vous ◀l’▶avais dit !) Une neige ◀de▶ papiers multicolores descendait lentement du haut des gratte-ciel, dansant à travers ◀les▶ faisceaux des projecteurs ◀de▶ cinéma. ◀De▶ quelque trentième étage, on déroulait ◀d’▶immenses serpentins blancs, bleus et rouges. À 11 heures, ◀la▶ foule épela ces mots courant sur ◀les▶ murailles du Times : « Roosevelt entraîne New York City par 270 000 voix ◀de▶ majorité. » Je n’oublierai pas ◀la▶ rumeur qui monta lentement des masses, à mesure que ◀la▶ nouvelle faisait ◀le▶ tour du bâtiment, se transmettait dans ◀la▶ profondeur des rues environnantes, et revenait submerger ◀le▶ square comme une marée ◀de▶ joie. Je n’oublierai pas ◀le▶ bonheur brillant dans tous ces yeux levés, ◀la▶ fraternisation générale des classes et des races, ◀les▶ plaisanteries cordiales adressées aux derniers porteurs ◀de▶ boutons Willkie, — ce sentiment, cette sensation physique ◀d’▶un renversement du destin en faveur de ◀la▶ démocratie. Et plus tard dans ◀la▶ nuit, traversant ◀le▶ square presque déserté, et couvert ◀de▶ papiers, cette femme du peuple qui chantait à pleine voix ◀le▶ Star-Spangled Banner avec ◀la▶ ferveur ◀d’▶une évangéliste ◀de▶ ◀l’▶Armée du salut.
Trois jours plus tôt, une dame milliardaire me déclarait pathétiquement : « Si Roosevelt gagne, je remplis mes caves ◀de▶ boîtes ◀de▶ conserve, car ce sera, je vous ◀le▶ dis, ◀la▶ famine et ◀le▶ bolchévisme. » Cette dame s’occupe aujourd’hui, comme toutes ses pareilles, à réunir des conserves, mais pour ◀l’▶Angleterre, à donner des bals pour ◀l’▶Angleterre, à payer des ambulances pour ◀l’▶Angleterre. ◀Le▶ lendemain même ◀de▶ ◀l’▶élection, toute ◀la▶ presse qui venait de soutenir Willkie avec ensemble, et qui n’avait cessé ◀de▶ démontrer que Roosevelt signifiait ruine, division, guerre et inflation, toute cette presse proclamait ◀l’▶union des partis, ◀l’▶oubli des polémiques, ◀la▶ confiance dans ◀le▶ gouvernement et ◀la▶ nécessité ◀d’▶augmenter ◀l’▶aide à ◀l’▶Angleterre. Willkie faisait une déclaration ◀de▶ loyauté au président et lui offrait ◀l’▶appui ◀d’▶une « opposition constructive ». On brûlait sur ◀les▶ places ◀les▶ panneaux et ◀les▶ insignes ◀de▶ propagande. ◀La▶ majorité avait parlé, ◀le▶ match était terminé, et parce que ◀la▶ démocratie avait tenu ◀le▶ coup, personne ne se sentait vraiment battu.
On peut dire aujourd’hui sans exagération que ◀la▶ réélection ◀de▶ Roosevelt a été l’une des trois épreuves ◀de▶ force ◀de▶ ◀la▶ démocratie du xxe siècle. La première a été perdue en France. La seconde a été gagnée en Amérique. En attendant ◀le▶ résultat ◀de▶ la troisième et dernière manche, c’est-à-dire ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ lutte que soutient ◀l’▶Empire britannique, essayons ◀de▶ comprendre ◀les▶ raisons ◀de▶ ◀la▶ santé démocratique des USA.
Un organisme est sain lorsqu’il est capable ◀de▶ cicatriser rapidement ses blessures : signe que sa circulation est bonne. Si ◀les▶ oppositions politiques ◀les▶ plus violentes se résolvent si rapidement aux États-Unis, c’est en grande partie à cause de ◀la▶ constante circulation ◀d’▶idées et ◀d’▶hommes qui s’est établie dans ce pays entre ◀le▶ gouvernement et ◀l’▶opinion publique. ◀L’▶opinion questionne, ◀le▶ gouvernement répond, s’explique, écoute à son tour. N’importe quel citoyen peut critiquer publiquement telle ou telle mesure prise par ◀l’▶État ; ◀la▶ presse et ◀la▶ radio lui en offrent ◀les▶ moyens. S’il a quelque chose ◀de▶ mieux à proposer, on ◀le▶ convoque à Washington, on examine son projet et il arrive qu’on ◀le▶ charge officiellement ◀de▶ ◀le▶ réaliser. Nombreux sont ◀les▶ professeurs, ◀les▶ industriels, ◀les▶ financiers, ◀les▶ avocats ou ◀les▶ économistes que ◀le▶ gouvernement Roosevelt a mis ◀de▶ ◀la▶ sorte au service ◀de▶ ◀la▶ nation, pour une période et pour une tâche déterminée. Il en est résulté parfois certains flottements dans ◀la▶ politique du New Deal, mais ces défauts techniques sont compensés par un avantage moral considérable : un nombre croissant ◀de▶ citoyens qualifiés participe à ◀la▶ vie publique. Celle-ci n’est plus ◀l’▶affaire exclusive des cliques ◀de▶ politiciens ◀de▶ métier. Elle n’est plus ◀l’▶affaire des partis. Chacun peut s’y intéresser, parce que chacun peut espérer qu’on tiendra compte ◀de▶ son avis, qu’on lui « donnera sa chance ».
Cet esprit ◀de▶ participation exerce une influence excellente à la fois sur ◀le▶ gouvernement et sur ◀l’▶opinion. Il incite ◀les▶ dirigeants à s’expliquer franchement devant ◀le▶ peuple, et à ne rien entreprendre sans son appui. ◀Les▶ plus hauts fonctionnaires n’hésitent pas à participer à des débats publics, ou à commenter ◀l’▶activité ◀de▶ leur département devant ◀les▶ auditeurs ◀de▶ ◀la▶ radio : voilà ◀le▶ problème qui se pose, voilà ce que nous avons fait, voilà ce qui reste à faire. ◀Le▶ président et ses secrétaires ◀d’▶État tiennent des conférences régulières avec ◀les▶ journalistes, qui ont ◀le▶ droit ◀de▶ leur poser n’importe quelle question. Rien de plus frappant que ◀l’▶absence ◀de▶ démagogie et ◀d’▶effets oratoires qui caractérise ces communications publiques : un ton familier, humain ; des faits, et non pas ◀de▶ vagues et solennelles déclarations ◀de▶ principe ; des appels à ◀la▶ réflexion, et non pas des phrases pathétiques.
Ainsi informée et formée, ◀l’▶opinion se sent responsable ◀de▶ ses réactions. Lorsqu’on sait que ◀l’▶on sera pris au sérieux, on dit moins ◀de▶ bêtises, on se contrôle davantage. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres républiques, ◀l’▶opinion américaine discute réellement ◀les▶ problèmes posés. Elle cherche réellement à ◀les▶ résoudre dans ◀l’▶intérêt commun, non pas à répéter à tout propos ◀le▶ credo trop connu ◀d’▶un parti.
◀Le▶ secret ◀de▶ cette souplesse civique, ◀de▶ ce dynamisme et ◀de▶ cette efficience, qui contrastent si fortement avec ◀les▶ scléroses et ◀les▶ vieilles rancunes ◀de▶ ◀la▶ vie politique européenne, ce secret réside peut-être dans ◀le▶ fait très simple que voici : en réalité, il n’y a pas ◀de▶ partis aux États-Unis.
Il serait en effet absolument faux ◀d’▶assimiler ◀les▶ républicains et ◀les▶ démocrates américains à nos radicaux, conservateurs et socialistes. Ni ◀les▶ républicains ni ◀les▶ démocrates ne possèdent une doctrine totale, fixée pour tous ◀les▶ cas et automatiquement par une longue tradition. Leur opposition reste fluente, mal définie. Elle ne se cristallise, et encore, que pendant ◀les▶ courtes périodes ◀d’▶élection, ◀d’▶une manière d’ailleurs imprévisible. Cette division des citoyens en deux masses à peu près égales — je serais tenté ◀de▶ dire : en deux teams — symbolise simplement ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ discussion, indispensable à toute vie démocratique. ◀Le▶ fait qu’il n’y ait que deux partis, et que ces deux partis ne représentent nullement deux classes, à peine deux tendances générales, signifie pratiquement que ◀les▶ États-Unis sont une démocratie sans partis. Entre ◀le▶ citoyen et ◀les▶ autorités, pas ◀d’▶autre intermédiaire que ◀l’▶opinion publique. ◀L’▶Américain ne possède légalement ni ◀le▶ droit ◀de▶ référendum, ni ◀le▶ droit ◀d’▶initiative, mais il ◀les▶ exerce en fait ◀d’▶une manière permanente, par ◀le▶ moyen ◀d’▶une opinion publique abondamment informée, chaque jour sondée par des agences spécialisées, chaque jour exprimée dans toutes ses nuances par des lettres aux députés et aux journaux, des articles ◀de▶ magazines, des interviews, des débats contradictoires à ◀la▶ radio, des sermons, des mandements et des manifestes.
Sait-on assez que ◀les▶ Américains sont très conscients et très jaloux ◀de▶ ◀la▶ qualité ◀de▶ leur esprit public ? Sait-on assez ◀de▶ quelle passion profonde se charge ici ◀le▶ terme ◀de▶ démocratie ? En tournant tout à ◀l’▶heure ◀le▶ bouton ◀de▶ ma radio, j’ai entendu cette phrase prononcée ◀d’▶une voix forte : « Ici Radio municipale ◀de▶ New York, cité ◀de▶ sept millions et demi ◀d’▶habitants ayant ◀la▶ paix et bénéficiant ◀de▶ ◀la▶ liberté démocratique. »
Cela ne fait pas sourire, quand on voit que c’est vrai.
Maladies ◀de▶ ◀la▶ démocratie américaine
Relisant ◀le▶ chapitre qui précède après cinq ans ◀d’▶expériences quotidiennes des libertés américaines, ◀la▶ guerre finie, certaines polémiques apaisées, et toute nuance ◀de▶ « propagande » en faveur de ◀la▶ démocratie perdant sa valeur ◀de▶ combat, je me sens capable ◀de▶ décrire ◀l’▶envers ◀de▶ tant de vertus cependant bien réelles.
◀Le▶ vice majeur ◀d’▶une grande démocratie, c’est ◀d’▶être grande. Cette question ◀de▶ format me paraît capitale. Pendant plusieurs années, j’ai répété à mes amis américains : « Vous croyez n’aimer que ◀le▶ grand, mais à vrai dire, ce que vous aimez, c’est ◀le▶ plus grand, risquant ainsi ◀de▶ perdre ◀le▶ sentiment ◀d’▶une grandeur mesurée à ◀la▶ condition ◀d’▶homme. Vous pensez qu’on peut tout multiplier par dix et que ce sera nécessairement dix fois meilleur et dix fois plus puissant. Vous vous trompez dans bien des cas. Si ◀l’▶on multipliait par dix ◀les▶ dimensions ◀de▶ votre maison et ◀de▶ vos meubles, vous ne pourriez plus gravir ◀les▶ escaliers, ni vous asseoir dans vos fauteuils. N’oubliez jamais cet exemple ! » Et je ◀l’▶appliquais à leur démocratie.
Je me disais comment éviter, à la longue, ◀la▶ crise ◀d’▶une dictature brutale, dans un État ◀de▶ pareilles dimensions, s’il vient à se centraliser ? Or ◀la▶ guerre accélère ce processus. À chaque mesure décrétée par Roosevelt, nous voyons ◀le▶ centre fédéral gagner sur ◀les▶ tendances communautaires locales. Un beau jour, ◀les▶ États-Unis deviendront ◀l’▶État unifié. Ce sera violent. Car ◀l’▶État unifié se fonde sur ◀les▶ masses, si ◀la▶ fédération se fondait sur ◀les▶ groupes. Et ◀les▶ masses, elles-mêmes tyrans, n’obéissent qu’à ◀la▶ tyrannie. Que serait une tyrannie américaine ?
Une brutalité panique dort au secret ◀de▶ ◀l’▶âme ◀de▶ ce pays. Dans ◀les▶ masses comme dans ◀l’▶inconscient ◀de▶ presque chaque Américain, il y a peut-être un gangster qui sommeille. Voyez leur goût des douceurs, des ice-creams, du lait, des nourritures ◀d’▶enfants ; voyez leur correction trop attentive, leur pédantisme fréquent dans ◀les▶ relations mondaines ; voyez leur sentimentalisme… Est-ce que tout cela ne signifie pas qu’ils refoulent une violente barbarie ancestrale, qu’ils s’en défendent ◀de▶ toutes leurs forces puritaines, et que si ces forces un jour faiblissent, par accident, ◀la▶ revanche ◀de▶ ◀la▶ nature profonde sera simplement volcanique…
Ainsi pensais-je. Et j’oubliais que ◀les▶ gangsters ◀de▶ Chicago avaient été réduits par ◀l’▶effort conjugué ◀de▶ ◀l’▶Opinion et ◀de▶ quelques citoyens, sans que ◀l’▶État s’en fût mêlé. Mais je voyais, à Chicago précisément, comme à Jersey City, et dans ◀le▶ Sud, ◀le▶ règne des Führers locaux, qu’on appelle simplement Boss, ou Patron. Je craignais ◀le▶ pire pour ◀l’▶après-guerre.
◀Le▶ Grand-Gangster-qui-dort ne s’est pas réveillé. (Sauf quand il pressentait du Japonais dans ◀l’▶air, voir ◀les▶ récits ◀de▶ ◀la▶ guerre dans ◀le▶ Pacifique.) Occupons-nous ◀de▶ dangers plus visibles, et ◀de▶ quelques maux véritables.
Dans un pays trop grand, ◀la▶ liberté ◀de▶ parole n’est plus qu’un mot, précisément. Vous avez ◀le▶ droit ◀de▶ vous faire entendre, mais votre voix ne porte pas, dans ◀la▶ cacophonie ◀de▶ ◀l’▶énorme cité. Et vous ne pouvez en accuser personne, ni ◀les▶ lois : c’est une simple question ◀de▶ dimensions. Il faudrait donc disposer ◀de▶ ◀la▶ radio. Mais ◀la▶ radio demande des sommes énormes. Seules ◀de▶ puissantes associations peuvent y louer un petit quart d’heure, ◀de▶ temps à autre. Ou quelque millionnaire en mal ◀de▶ carrière politique. Aussitôt ◀le▶ gauchiste européen triomphe : dictature ◀de▶ ◀l’▶argent et du grand capital ! Oui, mais si ◀la▶ radio était gratuite, ◀la▶ situation serait un million ◀de▶ fois pire, et plus personne ne s’entendrait. Je réitère : ◀le▶ seul coupable c’est ◀le▶ format ◀de▶ ◀la▶ nation. À cause de lui seul, tout compte fait, ◀la▶ liberté ◀de▶ parole n’est qu’illusion et se réduit à ◀la▶ liberté ◀d’▶expliquer ◀le▶ coup à ses voisins, en toute inefficacité.
Il faut avouer que ◀l’▶Américain ne s’en prive pas, et s’étonne fort ◀de▶ voir certains esprits tirer ◀de▶ cet état ◀d’▶impuissance ◀de▶ ◀la▶ parole une précieuse permission ◀de▶ se taire. ◀La▶ familiarité américaine s’étend, hélas, à des domaines où elle devient nécessairement sottise brouillonne ou imprudence.
Tel reporter voulait un jour que je lui confie mon opinion sur ◀la▶ stratégie ◀de▶ Staline. « J’ignore, lui dis-je, toutes ◀les▶ données ◀de▶ ◀la▶ question, ◀le▶ nombre ◀de▶ divisions dont Staline dispose, ◀le▶ rythme ◀de▶ sa production ◀de▶ guerre, ses pertes, ses réserves, et son plan. Je n’ai donc pas ◀la▶ moindre opinion. — C’est impossible ! insista l’autre. Tout homme intelligent et sain a son opinion là-dessus. — Mais la mienne n’aurait pas ◀d’▶importance puisque je ne suis pas un expert ! » Ce dernier mot me tira ◀d’▶affaire et m’épargna ◀le▶ soupçon ◀de▶ mauvaise foi que mon refus allait éveiller.
Cette familiarité ◀de▶ n’importe qui avec tous ◀les▶ problèmes, tous ◀les▶ mystères, toutes ◀les▶ personnes et toutes ◀les▶ situations, a pour effet ◀de▶ déprécier jusqu’à ◀l’▶anéantir ◀la▶ notion même ◀d’▶élite. Or ◀les▶ élites, dans une démocratie, ont pour fonction vitale ◀de▶ réduire ◀l’▶entropie que ◀l’▶égalité juridique et ◀le▶ socialisme accroissent au contraire par système.
Une société qui perd ◀le▶ respect des élites est obligée ◀de▶ ◀le▶ compenser par ◀le▶ culte naïf des experts. Il en résulte tout ◀le▶ contraire ◀d’▶un développement ◀de▶ ◀l’▶esprit critique et du jugement. N’importe qui, ◀de▶ nos jours, s’il s’intitule savant, peut faire croire à ◀l’▶Américain tout ce que ◀le▶ corps entier des philosophes, des pasteurs et des écrivains échouait naguère à faire comprendre. Grave menace pour ◀la▶ liberté.
J’en vois une autre et non moins inquiétante, dans un fait que ◀l’▶on tient généralement pour l’un des grands succès sociaux ◀de▶ ◀l’▶Amérique : ◀l’▶absence ◀d’▶antagonismes réels, moraux et idéologiques, entre patrons et employés.
Chacun sait que ◀les▶ grèves, dans ce pays, ne mettent en jeu que des questions ◀de▶ salaires, ◀de▶ contrats et ◀d’▶hygiène ◀de▶ travail. Pour ◀le▶ reste, ◀l’▶ouvrier américain partage ◀la▶ conception ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ son patron, ses préjugés, ses goûts et ses aspirations. Cette unanimité foncière peut paraître un progrès remarquable, si ◀l’▶on pense à ◀l’▶Europe en ruines qui s’offre encore ◀le▶ luxe morbide ◀d’▶entretenir, au seul profit des Russes, ◀la▶ guerre des classes et ◀la▶ mystique ◀de▶ ◀la▶ révolution sanglante. Mais ◀le▶ danger qui guette ◀l’▶Amérique, c’est ◀l’▶uniformité librement acceptée, ◀la▶ pire espèce ◀d’▶intolérance vis-à-vis des minorités qui viendraient à concevoir ◀de▶ nouvelles formes ◀de▶ vie. À cet égard, ◀l’▶Amérique risque bien ◀de▶ rejoindre plus vite que ◀l’▶Europe, à moindres frais, ◀le▶ modèle stalinien. Cette absence ◀d’▶opposition réelle, ce manque ◀de▶ tension créatrice, ce défaut ◀de▶ toute force subversive capable ◀d’▶incarner ◀les▶ revendications ◀d’▶une avant-garde quelle qu’elle soit, assurent une paix plus dangereuse pour ◀les▶ âmes, que ne sont pour ◀les▶ corps nos luttes exagérées, donc ridicules.
Ces dangers seront sans doute minimisés par la plupart de mes contemporains. Ils verront dans mes diagnostics autant ◀de▶ paradoxes ◀de▶ psychologue possiblement réactionnaire, ou ◀de▶ scrupules culturels démodés. Pourtant ces maladies sont plus graves à mes yeux que ◀la▶ question noire, ◀la▶ question juive et ◀la▶ question indienne en Amérique du Nord. (Et, vraiment, ce n’est pas peu dire !) Car elles sont destinées à s’aggraver et à s’étendre avec ◀le▶ temps ; elles sont ◀les▶ maladies intimes et spécifiques ◀de▶ ◀l’▶idéal démocratique américain, tandis que ◀le▶ conflit des races en est une survivante négation.
Oui, ◀les▶ États du Sud sont antinègres, et ceux du Nord antisémites, et ceux ◀de▶ ◀l’▶Ouest anti-indiens ; mais leurs excès sont dénoncés comme tels, leurs préjugés tournés en ridicule, et leurs victimes soutenues par ◀de▶ larges sections ◀de▶ ◀l’▶opinion ◀la▶ plus libre du monde. Ce qu’il faut redouter plus que tout, ce sont ◀les▶ forces ◀d’▶inertie qui tendent à faire ◀de▶ cette opinion libre, ◀le▶ porte-voix ◀d’▶un « libre conformisme ». Car alors, il n’y a plus ◀de▶ recours.
Une bureaucratie sans ronds-de-cuir
Dans ◀le▶ même numéro ◀de▶ magazine où ◀l’▶on peut lire sous ◀la▶ plume ◀d’▶un fermier du Middle West que ◀l’▶Amérique est ◀le▶ seul pays décent au monde, et tandis qu’un agent ◀d’▶assurances du Connecticut affirme qu’elle jouit ◀d’▶un gouvernement pratiquement idéal, ◀le▶ Contrôleur général des États-Unis écrit ◀de▶ son côté : « Notre gouvernement est une vaste pétaudière. » Ce fonctionnaire sait à peu près ◀de▶ quoi il parie — et je dis à peu près pour dire comme lui. Car son travail consiste, nous explique-t-il, à maintenir ◀les▶ agences ◀de▶ ◀l’▶État dans ◀les▶ limites ◀de▶ leurs prérogatives et ◀de▶ leur budget particulier, mais il avoue que c’est une tâche impossible.
Dans ◀le▶ domaine des transports, par exemple, 75 bureaux différents donnent des ordres, recrutent des employés, font des statistiques, et se battent entre eux. Depuis douze ans, ◀les▶ Chambres ont nommé neuf comités successifs pour étudier cette situation. Il est concevable qu’un dixième comité ait pour objet ◀d’▶examiner ◀l’▶activité des neuf premiers. On nommera un Board national, chargé ◀de▶ coordonner comités et agences, et baptisé ◀de▶ quelques initiales pour initiés. Après quoi ◀le▶ Sénat fera comparaître, pour ◀de▶ longues séances ◀d’▶enquête, ◀les▶ responsables ◀de▶ ce Board. Et ainsi ◀de▶ suite, jusqu’à ce que ◀le▶ président, ayant reçu cent-mille lettres ◀de▶ protestation, décide que ◀les▶ transports doivent transporter, avant même ◀de▶ faire vivre leurs bureaux, et nomme un tsar qui supervise ◀le▶ tout, avec pouvoirs dictatoriaux.
Ce tsar ne sera pas choisi parmi ◀la▶ troupe des politiciens sans emploi ou des anciens ministres ◀de▶ n’importe quoi. Il sera plutôt un homme d’affaires dans ◀la▶ quarantaine, ◀le▶ vice-président ◀d’▶une chaîne ◀de▶ Prisunics, ◀le▶ directeur technique ◀d’▶un trust industriel, ◀le▶ secrétaire ◀d’▶un des grands syndicats, ou bien un professeur ◀d’▶économie. On lui fera beaucoup de publicité. ◀Les▶ journaux donneront ◀le▶ chiffre ◀de▶ ses revenus anciens et celui ◀de▶ son nouveau salaire. Et puis en avant, et voyons ce que ◀le▶ coming man va nous sortir. S’il réussit, sa gloire sera grande pendant plusieurs semaines au moins, à condition que ◀la▶ presse ◀l’▶ait adopté. S’il rate, il sera vidé sans autres formes qu’une lettre personnelle du président, qu’il pourra lire ◀le▶ jour même dans ◀le▶ journal : « Mon cher Bill, au moment de me séparer ◀de▶ vous, je tiens à vous remercier pour ◀les▶ services (adjectif variable) que vous avez rendus à ◀l’▶Administration. ◀Les▶ circonstances m’obligent, etc. Mais je serai toujours heureux ◀de▶ pouvoir compter sur vous en cas ◀de▶ besoin. » Dans l’un et l’autre cas, succès ou échec, ce tsar reprendra son ancienne profession, avec ou sans augmentation ◀de▶ salaire et ◀de▶ rang.
Et c’est ainsi que dans ◀le▶ désordre éperdument organisé, ◀la▶ bureaucratie ◀la▶ plus coûteuse du monde finit par jouer dans ◀l’▶ensemble, et obtient certains résultats dont ◀la▶ victoire sur ◀les▶ nazis et ◀le▶ Japon n’est que le premier exemple qui me vienne à ◀l’▶idée.
J’ai dit désordre, parce que c’est ◀de▶ ce nom que ◀l’▶on désigne ordinairement une situation dont notre esprit n’arrive pas à se former une image claire et cohérente. (Pour un esprit infiniment intelligent, il n’y aurait jamais ◀de▶ désordre, mais seulement des complexités.) ◀Le▶ fait est que je n’imagine pas un seul ◀de▶ mes contemporains qui soit capable ◀d’▶embrasser dans une seule vue ◀les▶ rouages du gouvernement des États-Unis d’Amérique.
◀Le▶ président a plus ◀de▶ pouvoir qu’un roi, dit-on. Mais ce n’est pas beaucoup dire, ◀de▶ nos jours. Il choisit ses ministres et ses tsars. Mais il doit tenir compte, pour ce choix, ◀de▶ ◀l’▶équilibre des républicains, des démocrates, des démocrates du Sud, et du Travail, représenté par ◀les▶ trois chefs des syndicats ◀les▶ plus puissants ; il doit tenir compte des pressure groups ◀de▶ Washington ; des agences et bureaux ◀d’▶État indépendants des ministères ; ◀de▶ ◀la▶ Finance (bien qu’elle perde du terrain) ; enfin ◀de▶ ◀l’▶Opinion publique, car nous sommes en démocratie, et il faut bien que cela se marque quelque part et en quelque manière.
Or ces agences ◀d’▶État à initiales sont si nombreuses (quelques milliers) ; si provisoires (elles durent ◀de▶ trois ans à trois mois) ; et ◀de▶ statut si variable (allant du rang ◀de▶ ministère non régulier à celui ◀d’▶expédient ◀de▶ crise), qu’il n’y a pas homme au monde qui ait ◀le▶ temps ou ◀les▶ moyens intellectuels ◀de▶ s’y retrouver : à peine y serait-il parvenu que ◀le▶ tableau changerait en quelques jours.
◀D’▶où ◀la▶ gabegie littéralement indescriptible dont ◀le▶ Contrôleur général essaie ◀de▶ donner une idée dans ◀le▶ bref article que je citais : « Prenez ◀le▶ problème du logement. Il y a quelques années, devant un comité du Sénat, ◀la▶ question fut posée ◀de▶ savoir si quelqu’un au monde connaissait réellement ◀le▶ nombre des agences qui s’occupaient des logements. Depuis lors on a chargé une agence nationale ◀de▶ coordonner ◀les▶ travaux. Mais son administrateur déclare aujourd’hui que des projets financés par ◀le▶ gouvernement fédéral ont été néanmoins mis en œuvre par au moins quinze agences différentes. » ◀Le▶ même article m’apprend qu’un cinquième du territoire est propriété du gouvernement, c’est-à-dire ◀de▶ trente-quatre agences et ◀d’▶une douzaine ◀de▶ départements fédéraux qui se font ◀la▶ guerre, sans qu’il existe un seul centre capable ◀de▶ dresser ◀l’▶inventaire ◀de▶ ce domaine gigantesque…
Or malgré tout, ◀la▶ machine tourne. ◀Les▶ raisons ◀de▶ ce succès pratique me demeurent en partie mystérieuses, mais quelques-unes sont formulables.
Tout d’abord, ◀l’▶Amérique ne possède pas ◀d’▶écoles ◀de▶ fonctionnaires spécialisés. Elle ne produit pas plus ◀d’▶Inspecteurs des Finances que ◀de▶ ronds-de-cuir ◀de▶ père en fils. ◀Le▶ personnel des bureaux gouvernementaux est sans cesse ventilé et renouvelé, au physique comme au figuré. Peu ou point ◀de▶ fonctionnaires ◀de▶ carrière, aigris et stéréotypés. Peu ou point ◀d’▶esprit ◀de▶ corps, ◀de▶ traditions administratives, et ◀d’▶institutions « vénérables », formalistes et inefficaces.
Ensuite, tous ces fonctionnaires ◀d’▶occasion savent qu’ils peuvent être aisément révoqués, et ◀l’▶acceptent non moins aisément, en principe, car ils ont par ailleurs une profession qu’ils pourront reprendre au premier jour.
J’ai fait partie ◀de▶ ◀la▶ troupe et parle en connaissance de cause. ◀L’▶Office ◀d’▶information ◀de▶ guerre (OWI) qui tenait ◀le▶ rang ◀d’▶un ministère, et où j’ai travaillé pendant près de deux ans, ne comptait qu’une infinie minorité ◀de▶ fonctionnaires ◀de▶ métier. ◀Le▶ chef en fut d’abord un général, puis un commentateur ◀de▶ ◀la▶ radio. Il avait sous ses ordres des écrivains, des journalistes, des banquiers, des cinéastes, des dactylos, des étudiants, des professeurs et des acteurs. Trente mille en tout. Presque tous, aujourd’hui, sont retournés à leurs occupations habituelles. Cet exemple est courant, et c’est pourquoi je ◀le▶ donne. Si vous prenez au lieu de ◀l’▶OWI, ◀le▶ NWLB ou ◀l’▶OPA, il suffira ◀de▶ transposer écrivains en ingénieurs, journalistes en businessmen, cinéastes et acteurs en experts du travail ou du commerce.
Tout cela change ◀l’▶air des bureaux, et ◀l’▶esprit ◀d’▶une bureaucratie, pour ceux qui en sont comme pour ◀les▶ visiteurs.
Mais je me pose tout de même ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶avenir des démocraties, livrées à ◀la▶ fatalité incontrôlable des agences. Finirons-nous tous fonctionnaires ? ◀La▶ société entière se transformera-t-elle en un cauchemar ◀de▶ statistiques, ◀de▶ directives, ◀de▶ formulaires, ◀de▶ fiches, ◀de▶ doubles à classer, et ◀de▶ coups ◀de▶ tampon sur des notes ◀de▶ service ? C’est fort possible. Personne au monde n’y comprendra plus rien. Une moitié des bureaux passera son temps à faire enquête sur ◀les▶ activités ◀de▶ l’autre moitié, qui elle-même consacrera ◀le▶ plus clair ◀de▶ son génie à rédiger ◀de▶ longs rapports prouvant qu’elle est indispensable. Ici et là, quelques énergumènes s’aviseront ◀de▶ travailler. Et cela suffira bien : car c’est en fait par très peu ◀d’▶hommes que ◀les▶ choses marchent.
Alors un être ◀d’▶exception, comme vous ou moi, se demandera dans un accès ◀de▶ courage intellectuel ou ◀de▶ désespoir balayant tout scrupule, si ◀l’▶on ne pourrait pas faire sans nul dommage ◀l’▶économie ◀de▶ ◀la▶ machine entière ? ◀La▶ raison lui répondra oui. ◀L’▶expérience lui répondra non.
Car s’il n’y avait plus ◀de▶ grands bureaux dans une grande démocratie, quelques hommes deviendraient responsables… Facilement désignés à ◀la▶ vindicte publique, ils n’auraient plus ◀le▶ choix qu’entre ◀la▶ démission et ◀la▶ tyrannie déclarée. ◀Les▶ bureaux à ◀l’▶américaine semblent avoir été créés pour épargner aux gouvernants cette tragédie. Évitant à la fois ◀le▶ Charybde ◀de▶ ◀la▶ routine inefficace et ◀le▶ Scylla du pouvoir personnel, ils choisissent ◀le▶ naufrage commun dans ◀le▶ Détroit des délais ou ◀la▶ Mer des paperasses, aux frais ◀de▶ ◀l’▶État qui paiera ◀l’▶assurance. Et c’est ◀la▶ sagesse politique, au siècle du collectivisme.
Impérialisme américain ?
Et maintenant, j’en reviens à notre grande question : faut-il craindre leur impérialisme ? Et tout d’abord, vont-ils devenir nationalistes à la manière des Européens ?
Car lorsque nous parlons ◀d’▶impérialisme, nous pensons à une volonté ◀de▶ dominer affirmée par un chef au nom de sa nation : ◀les▶ Allemands sous Hitler, ◀les▶ Français sous Louis XIV et sous Napoléon, ◀les▶ Italiens sous Mussolini. Or ◀les▶ Américains n’ont pas ◀de▶ chefs ◀de▶ cette espèce. Mais ◀l’▶Opinion publique, chez eux, en tient ◀la▶ place. Se pourrait-il qu’un jour prochain cette Opinion publique, reine des États-Unis, devienne nationaliste à notre image ? Et qu’elle décrète ◀d’▶imposer au monde entier ◀la▶ loi yankee ?
Il faudrait tout d’abord que ◀l’▶Amérique se forme une conscience nationale. ◀Le▶ phénomène est-il probable ? Et s’il ◀l’▶est, devons-nous ◀le▶ redouter ?
Je répondrai que ◀le▶ phénomène est non seulement probable, mais en train de s’accomplir sous nos yeux. Pourtant je reste persuadé qu’il ne comporte rien ◀de▶ redoutable.
Une nation prend conscience ◀d’▶elle-même lorsqu’elle atteint ses limites naturelles, et qu’elle se heurte à des voisins organisés. Or c’est ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶Amérique, virtuellement, depuis que sa mouvante frontier a rejoint ses frontières naturelles, aux environs du début ◀de▶ ce siècle. Ces frontières se trouvaient être deux océans, au-delà desquels régnaient ◀le▶ Japon et ◀l’▶Europe ; et deux territoires géographiquement américains, mais historiquement étrangers au génie yankee : ◀le▶ Mexique latin, ◀le▶ Canada britannique et français. Couronnant ◀le▶ tout, voici que ◀le▶ monde germanique vient déclarer ◀la▶ guerre aux États-Unis, puis que ◀le▶ monde russe, provisoirement allié, entre en concurrence déclarée avec ◀la▶ production américaine et ◀l’▶idéal démocratique ◀d’▶un Roosevelt.
◀L’▶Amérique atteignant ses limites se voit donc subitement confrontée non plus avec sa nature, ses déserts, ses émigrés et ses Indiens, mais avec ◀le▶ monde entier, organisé en groupes solides ; de plus, on lui a déclaré ◀la▶ guerre, comme pour mieux marquer ◀le▶ coup ; et de plus, elle ◀l’▶a gagnée, avec une arme qu’elle se trouve seule à posséder pour ◀le▶ moment.
Voilà bien des raisons ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ soi en tant que nation, avec tout ce que cela comporte ◀d’▶orgueil et ◀de▶ volonté ◀de▶ régenter ◀le▶ monde, puisqu’on est au surplus victorieux et tout-puissants du premier coup. Imaginez qu’un grand pays européen ait remporté des triomphes ◀de▶ cet ordre. ◀La▶ terre entière aurait ◀de▶ quoi trembler.
Mais il ne s’agit pas ◀d’▶une nation comme ◀les▶ autres.
Je voudrais, pour ◀le▶ faire mieux sentir, prendre un exemple au langage quotidien ◀de▶ ◀l’▶Amérique. Lorsqu’un citoyen des États-Unis désapprouve une certaine action, une certaine conduite, une certaine opinion, il a coutume ◀de▶ dire, depuis quelques années, pour marquer sa réprobation aussi fortement que possible : It’s unamerican, ce n’est pas américain.
Nationalisme, direz-vous. Oui, mais non pas à ◀la▶ manière européenne.
Car ◀la▶ phrase « ce n’est pas américain » ne veut pas dire : c’est contraire à ◀l’▶honneur en soi, à ◀la▶ morale traditionnelle, aux préjugés ◀de▶ notre bourgeoisie, au règlement ◀d’▶une caste militaire ou aristocratique, aux intérêts ◀de▶ notre État, etc., comme lorsqu’on dit dans notre Europe : ce n’est pas français, ce n’est pas allemand, ce n’est pas anglais.
◀La▶ phrase veut dire : cette opinion ou cette action ne va pas dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶idéal commun vers quoi tendent ◀les▶ Américains, et qui ◀les▶ fait devenir vraiment Américains, quelles que soient par ailleurs leurs origines. On ne se réfère pas au passé, mais à ◀l’▶avenir. On n’invoque pas ◀la▶ tradition, mais ◀l’▶utopie. On pense moins aux ancêtres qu’aux descendants, considérés d’ailleurs comme nécessairement ascendants vers une vie meilleure. Et il ne s’agit pas ◀d’▶une déclaration ◀d’▶anti-quelque chose, mais au contraire ◀d’▶une exhortation et ◀d’▶un rappel qu’on adresse à soi-même autant qu’aux autres, afin que chacun devienne plus digne ◀de▶ ce que tous attendent ◀de▶ ce pays, plus digne du mythe, du rêve américain.
Voici donc un nationalisme « ouvert » et pour qui ◀la▶ nation est en avant, dans un élan, un rêve, une liberté future. Non pas comme chez Maurras, dans ◀le▶ passé, comme chez Barrès dans ◀la▶ terre et ◀les▶ morts, ou comme chez Rosenberg dans ◀le▶ sang et ◀le▶ sol.
Ce qu’il y a ◀de▶ répugnant dans ◀le▶ nationalisme européen, c’est que ◀l’▶on y sent une volonté ◀de▶ resserrement, une soif ◀d’▶imposer au voisin ses propres limitations traditionnelles, et ◀de▶ lui faire subir ◀la▶ loi ◀d’▶un village qui n’est pas le sien. Au contraire, ce qu’il y a ◀de▶ rassurant dans ◀le▶ nationalisme américain, c’est qu’on y sent une volonté ◀d’▶élargissement, une soif ◀de▶ proposer au voisin ◀les▶ moyens ◀de▶ libération qu’on vient de découvrir pour son compte, et qui seront bien plus efficaces, appliqués à ◀l’▶échelle mondiale. Ici ◀l’▶impérialisme américain vient se confondre, pratiquement, avec ◀le▶ rêve ◀d’▶une communion planétaire dans ◀la▶ même liberté.
Ils ont envie ◀d’▶ouvrir ◀le▶ monde à leur jeunesse, non pas ◀de▶ refermer sur lui leurs serres. Ils ont envie ◀de▶ nous faire bénéficier ◀de▶ leur style ◀de▶ vie, ◀de▶ leur way of life, parce qu’ainsi, croient-ils, tout le monde (et eux compris bien entendu), se sentira plus en sécurité et plus à ◀l’▶aise.
Je pense aux Russes. Je vous laisse comparer. Chacun ses goûts. Je me borne à marquer une différence capitale : ◀l’▶Américain n’insiste pas, quand on ne ◀l’▶aime pas — comme en Europe — ou simplement quand on peut faire sans lui, comme on vient de ◀le▶ voir aux Philippines.
Quels sont donc pour ◀l’▶Europe ◀les▶ dangers ◀de▶ cet impérialisme américain ?
J’entends d’ici nos méfiants à moustaches et à cols durs : ◀le▶ commerce américain va nous submerger et détruire nos coutumes ◀d’▶économie paysanne ; on achètera nos âmes avec des frigidaires ; ◀la▶ sottise humanitaire enlisera nos élans spirituels ; nous serons noyés par une civilisation qui ne respecte que ◀la▶ quantité ; ◀le▶ dollar sera roi, etc.
Toutes ces méfiances sont sans fondements, toutes ces accusations injustes, à mon avis. Si nous vendons nos âmes contre des frigidaires, ce sera notre faute et non pas celle ◀de▶ ◀l’▶industrie américaine, qui aura mis dans un coin ◀de▶ nos cuisines ces appareils où tout respire ◀l’▶innocence et ronronne ◀l’▶hygiène. Ceux qui voient dans ◀le▶ frigidaire une menace pour leur civilisation semblent avouer par là que cette dernière n’est plus très saine, qu’elle « sent » déjà. Il est grand temps qu’on ◀la▶ mette dans ◀la▶ glace. De même, ◀le▶ commerce américain ne peut nous submerger qu’au moyen de produits que nous aurons bien voulu acheter ; et si son rythme plus rapide met en péril certaines coutumes avares, ce sera tant mieux. De même encore, ◀la▶ « sottise humanitaire » des États-Unis nous a fait moins ◀de▶ mal, semble-t-il, que « ◀l’▶intelligence » inhumaine ◀de▶ certains chefs européens qui professaient ◀le▶ machiavélisme. De même enfin, si nous sommes un jour noyés par ◀la▶ quantité, ce ne sera pas ◀la▶ faute de ◀la▶ quantité, mais bien ◀de▶ ◀l’▶abaissement ◀de▶ notre qualité. En résumé, ce que ◀l’▶on nomme en Europe « ◀l’▶américanisme » n’est pas un danger américain, mais européen. Je veux dire par là que si un homme devient ◀l’▶esclave ◀de▶ son automobile, ◀le▶ blâme en retombe sur ◀l’▶homme, et non sur ◀la▶ machine. Car primo, on ne ◀l’▶a pas forcé ◀de▶ ◀l’▶acheter, et secundo, une fois ◀l’▶automobile achetée, il ne dépendait que ◀de▶ lui ◀d’▶aller à pied quand cela lui chantait.
Mais je m’avise ici ◀d’▶une contradiction étrange. Il semble bien que ce sont ◀les▶ mêmes personnes qui vitupèrent ◀l’▶impérialisme commercial ◀de▶ ◀l’▶Amérique, d’une part, et qui se plaignent ◀de▶ ce que ◀l’▶Amérique ne leur vende pas assez ◀de▶ blé, d’autre part. Quand ◀l’▶Amérique envoie, on parle ◀d’▶impérialisme ; quand elle n’envoie pas, on parle ◀d’▶égoïsme et ◀d’▶hypocrisie puritaine. Et il arrive même, trop souvent, que ◀l’▶on parle des deux à la fois. Je voudrais insister sur ce point.
Ceux qui se méfient ◀de▶ ◀l’▶Amérique, en Europe, ◀l’▶accusent à la fois ◀d’▶être là et ◀de▶ n’être pas là. Quand elle fait une crise ◀d’▶isolationnisme, on ◀l’▶accuse ◀de▶ myopie, ◀d’▶inertie, ◀d’▶incompréhension ◀de▶ ◀la▶ situation mondiale, et ◀d’▶orgueil inqualifiable. Mais quand elle fait une crise ◀d’▶idéalisme et qu’elle intervient dans ◀les▶ affaires ◀d’▶Europe, comme en 1917 et en 1943, on ◀l’▶accuse ◀de▶ se mêler ◀de▶ ce qu’elle ne peut comprendre.
Ce qu’on voudrait en somme, c’est que ◀les▶ Américains interviennent quand ◀les▶ choses vont très mal — par notre faute — et qu’ils vident ◀les▶ lieux en vitesse, comme des intrus, et sans remerciements, dès qu’ils nous ont tirés ◀d’▶affaire. Eh quoi ! Deux ans pour débarquer ! (C’est-à-dire pour créer ◀de▶ toutes pièces une armée ◀de▶ 10 millions ◀d’▶hommes.) Eh quoi ! Trois mois déjà que nous sommes libérés, et ils infestent encore nos bars !… C’est là ce que j’appellerai ◀l’▶hypocrisie latine. (Un thème qui me paraît moins rebattu que ◀la▶ fameuse hypocrisie anglo-saxonne.)
Autre exemple ◀de▶ cette même contradiction dans ◀les▶ jugements européens sur ◀l’▶Amérique. On n’a pas épargné ◀les▶ critiques à ◀la▶ politique ◀d’▶occupation américaine en Allemagne : ils sont trop doux, ils sont naïfs, ils ne comprennent rien aux problèmes intérieurs ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ quoi se mêlent-ils ? Intimidés, conscients ◀d’▶avoir fait quelques gaffes à ◀la▶ Patton, ◀les▶ Américains donnent des signes ◀de▶ leur envie ◀de▶ s’en aller. Mais aussitôt : ah ! bien sûr, ils vont nous laisser seuls avec toute ◀la▶ charge ◀de▶ ◀l’▶occupation sur ◀les▶ bras !
Il en va de même pour ◀l’▶occupation du Japon. Si ◀les▶ Américains s’installent solidement : voyez ces impérialistes ! S’ils se montrent au contraire libéraux, et annoncent qu’ils retirent une partie ◀de▶ leurs effectifs : voyez ces idéalistes naïfs, ils font ◀le▶ jeu du fascisme, ils s’isolent de nouveau !
Remarquons que ◀les▶ Russes ne prêtent pas ◀le▶ flanc à des critiques ◀de▶ ce genre parce qu’ils ne publient rien, interdisent ◀les▶ reportages, agissent en conquérants, et claquent ◀les▶ portes dès que se produit ◀la▶ moindre divergence.
À ce propos j’entendais l’autre jour un diplomate américain parler ◀de▶ ◀l’▶attitude hostile des Soviétiques à l’égard de toutes ◀les▶ mesures proposées ou soutenues par son pays. « Ils sont bien maladroits, disait-il en souriant, car à force de nous contrecarrer, ils vont nous obliger à faire enfin ◀de▶ ◀la▶ politique étrangère, dont nous n’avions naguère ni ◀le▶ goût ni ◀le▶ besoin… »
Prise entre ces reproches contradictoires ◀d’▶isolationnisme et ◀d’▶impérialisme, ◀la▶ politique américaine hésite parfois. ◀D’▶autant plus qu’il existe bel et bien aux États-Unis des factions isolationnistes et des factions impérialistes, et que ces minorités d’ailleurs plus bruyantes qu’efficaces, se confondent même dans certains cas, par un paradoxe symétrique ◀de▶ celui que je relevais tout à ◀l’▶heure.
Cette timidité ◀de▶ ◀la▶ politique américaine me paraît beaucoup plus dangereuse, pour ◀l’▶Europe, que cet impérialisme qu’on redoute pour ◀de▶ mauvaises raisons, ou parce qu’on ◀l’▶assimile à des tendances européennes qui n’ont ◀de▶ commun avec lui que ◀le▶ nom.